Une vie de femme

« Il y a des gens qui se laissent imposer une vie dont ils n’ont pas voulu… Comme un vêtement trop petit. Ils voient bien que ça ne leur va pas, mais ils le portent quand même. C’est peut-être votre cas? »

Marie a disparu. Au moment de sa disparition, elle savait que sa vie se trouvait à un tournant, c’est-à-dire à ce moment de l’existence où quelque chose peut encore se jouer. Elle savait qu’il ne fallait pas prendre ses désirs pour la réalité, que la vie ne nous donnait que très rarement ce qu’on attendait d’elle. C’est pour cela que Marie aimait le théâtre. Elle aimait que le théâtre raconte des histoires fausses pour dire des choses vraies. Qu’est-ce qui peut avoir fait disparaître Marie, autrement dit, lui avoir donné le désir de s’évader et de réapparaître?

La réponse se trouve dans une mosaïque de courts tableaux qui explorent la complexité du rapport que nous entretenons avec notre propre vie (famille, amour, rupture, temps, désir, travail, mémoire, argent, rêve, etc.) et avec l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. La pièce prend forme à travers des situations vers lesquelles des femmes bifurquent brusquement – avec ce que cela peut avoir de joyeux et de tragique à la fois. Ces femmes, qui portent toutes le prénom de Marie, sont confrontées à des situations qui paraissent familières, mais qui recèlent des points de bascule : un policier frappe à la porte de Marie avec une femme qui prétend aussi s’appeler Marie et habiter à la même adresse ; lors de la visite d’un appartement, Marie découvre qu’une autre femme habite une des chambres depuis 40 ans et ne veut pas partir ; une femme débarque chez Marie et réclame le droit de reprendre sa vie de couple avec son mari vingt ans après avoir disparu ; etc. Autant de fragments d’existence qui traduisent la difficulté de conjuguer les exigences de la réalité avec nos désirs profonds. UNE VIE DE FEMME est une pièce qui ausculte notre envie perpétuelle de transformation, en convoquant des femmes qui, par désir secret, lassitude, hasard, coup funeste du destin, vont renoncer, fuir ou recommencer.

Avec cette nouvelle création, Marie-Laurence Rancourt nous convie à un théâtre de l’ambiguïté et de l’étrangeté qui n’a rien à envier au conte. Avec beaucoup d’humour et de tendresse, elle place ses personnages dans des situations en apparence absurdes, qui réveillent ce doute sommeillant en chaque cœur, cette conscience vertigineuse que d’autres vies s’offrent à qui veut bien les saisir. Ses Marie ont une envie furieuse d’exister, de changer de vie, de ne plus être invisibles aux autres ou seulement de passage dans leur propre vie.

Au printemps 2023, ESPACE GO accueillait une voix nouvelle au raffinement inédit, celle de Marie-Laurence Rancourt. Avec L’ÉCOUTE D’UNE ÉMOTION, pièce qui interrogeait le désir féminin et les limites du langage à le dire, l’autrice-metteuse-en scène jouait d’audace en faisant débuter son spectacle par un monologue récité dos au public. Un pari remporté haut la main, car le spectacle fut acclamé autant par la critique que par le public. L’équipe d’ESPACE GO se réjouit à l’idée des prochaines retrouvailles, car elle a eu un véritable coup de cœur pour cette nouvelle pièce, qui n’est pas sans rappeler l’univers envoûtant d’un certain Joël Pommerat, parce que nous sommes happé·es dès les premiers mots et tenu·es en haleine.

Diplômée en anthropologie et en sociologie, Marie-Laurence Rancourt cofonde Magnéto en 2016, un organisme de création qui donne vie à des projets artistiques sensibles au langage, à la parole et à l’écoute, sous différentes formes. Plusieurs de ses créations tirent parti de manière audacieuse du médium radiophonique, de son écriture et de ses matériaux — tels que la voix et l’écoute — ainsi que d’une acuité du langage, notre manière de parler révélant notre manière d’exister, notre mode d’être, notre relation aux autres et au monde. Dans chacun de ses projets, Marie-Laurence poursuit sa démarche théâtrale audacieuse, marquée par une recherche de justesse, une mise en scène et un texte qui se déploient simultanément, l’artiste mariant très librement les influences, puisant tantôt dans le documentaire et la fiction, tantôt dans le cinéma, la littérature et la philosophie. Tout en s’inspirant de la vie ordinaire, ses projets n’exaltent pas la vie simple. Au contraire, ils nous font éprouver la complexité qui se cache derrière chaque existence et cherchent à restituer avec justesse, en interpellant l’imaginaire et la fiction, l’expérience vraie, toujours étonnante et singulière, que nous faisons du réel, que ce soit dans les documentaires sonores (L’écorce et le noyau, La punition, La nuit Myra Cree, Les travaux et les jours) ou les pièces de théâtre (AALAAPI, L’ÉCOUTE D’UNE ÉMOTION). Aujourd’hui, l’ambition de Magnéto est de créer son propre répertoire de créations théâtrales.