FEDERICO, STANLEY, DEBORAH, MARIE ET LES AUTRES
Je rentrais chez moi vers dix-huit heures en pensant aux événements en apparence disparates qui avaient composé cette journée. Entre l’homme, terriblement seul, s’entretenant à voix haute avec lui-même croisé sur le chemin du retour; ce couple formé par une femme et son fils croisés dans l’aube, telle une seule ombre émergeant de la nuit s’avançant déterminés et silencieux dans l’hiver, trahis seulement par le tintement dur et froid du métal et du verre dans leurs sacs; et les petits fragments de récits qu’avaient laissé tomber les collègues – tout cela continuait de circuler et de se transformer à mesure que je marchais, et je me retrouvai bientôt lointaine.
C’est pourtant en arrivant chez moi que je me sentis la plus perdue.
À travers les quelques arbres devant ma maison, j’entendis d’abord venir des voix. C’était avant même de voir des bras se balancer dans les airs, des têtes se pencher par-dessus d’autres, et des épaules sautiller lorsqu’enfin le poids du sens se relâche: autrement dit, j’entendis les voix avant même d’apercevoir les silhouettes auxquelles elles appartenaient.
Ma surprise devant ce spectacle venait du fait que je vivais seule.
De l’autre côté de la petite porte qui menait à l’intérieur de ma maison, il y avait pourtant des gens – et, selon mes calculs, ces gens étaient nombreux. L’angoisse ne m’arrêta pas. J’entrai sans frapper (c’était chez moi après tout). Toutes les pièces, à l’exception de celle où se tenaient les intrus·es, étaient plongées dans le noir. Sans même retirer mon manteau, j’allai vers la cuisine, où les individus s’étaient visiblement confortablement rassemblés (j’entendais que l’on cuisinait et l’odeur était celle de pizzas), prête à les surprendre avant d’appeler du renfort. Mais au moment même où j’entrais dans la pièce, je crus reconnaître des voix, et ces voix me firent monter des visages à la tête.
« Salut salut » qu’on me dit, sur un air de comme si de rien était. On me prit mon manteau, on m’amena un verre plein et on m’invita à m’asseoir. J’obéis. Ma seule pensée pour l’instant concernait la musique que je trouvais étrangement de circonstances « You walk into the room with your pencil in your hand/You see somebody naked and you say/Who is that man?/You try so hard but you don’t understand », et c’est à travers elle que je reconnus enfin parmi tous ces gens, pris il y a à peine quelques instants pour des voleur·ses et réunis chez moi en cette soirée d’hiver que je me préparais à affronter seule, quelques très bons ami·es, pour ne pas dire parmi mes plus intimes.
Sans éprouver le besoin de résoudre l’énigme de leur présence, je comptais donc profiter de la soirée (ils étaient sans aucun doute venus chez moi pour me voir). En m’offrant une noix, Federico Fellini en croquait une et ouvrait le repas, pendant qu’à deux pas de lui, Claude Sautet, comme s’il se prenait pour un personnage de son propre film, tranchait violemment d’une fine lame de très épaisses tranches d’agneau, sous l’œil intrigué de Deborah Levy qui répétait les paroles de la chanson d’une voix si belle, si gaie, si vivante qu’on aurait dit une autre chanson You try so hard but you don’t understand. Dehors, une petite cendre blanche se répandait sur la campagne. Magnifique et mystérieux comme on l’avait toujours connu sans vraiment le connaître, Franz Kafka discutait avec Serge, qui était mon cousin et travaillait depuis longtemps dans une usine de bois d’œuvre, et sa sœur, qui tenait de nuit un restaurant dont la vue donnait sur la route, peu importe la fenêtre par où l’on regarda (détail que retenu Kafka). Je remarquais que certain·es disparaissent et que d’autres apparaissaient, que tous·tes se transformaient, et que cela se répétait sans arrêt, et c’était bien. Buñuel apparut donc en même temps que Suzanne (une amie d’enfance que je ne reconnus pas tout de suite), et Stéphane (qui ne portait pas de manteau parce qu’il avait la vie très dure en ce moment, pour ne pas dire invivable) en même temps que Naila qui ne reconnut pas Kafka, mais l’entraîna quand même de force dans un jeu sans but et donc sans fin, avec un homme dont personne ne pouvait voir le visage, qui ne s’était pas présenté et qui, comme nous, avait visiblement oublié qui il était. Plus tard, j’aperçus aussi Jacques Prévert, à qui Deborah Levy présentait deux petits chevaux de bois qui le passionnèrent autant que la liberté. À côté d’eux, une très petite table réunissait Clément Rosset et Stanley Cavell discutant avec joie du caractère impénétrable du réel (tout ici, ce soir, était si proche du réel et en même temps si différent), dont ils guettaient pourtant en ce moment même les apparitions dans les bribes fugitives de langage ordinaire leur parvenant aux oreilles. Chacun·e inventait des histoires qui étaient vraies. Chacun·e savait et ne savait pas ce qu’il faisait là. Chacun·e était un mélange de secrets, de rêves et de trivialités. De forêts, de désirs, de soucis personnels, de conceptions de l’art ou de la vie il était question, en des mots forcément très différents les uns des autres. Les existences entassées dans la petite pièce étaient aussi diversifiées que les physionomies, les gestuelles et les expressions. « On se connaît? » me demanda une femme en tout point différente de moi, l’air de dire, « me revoilà », pendant que je croquais dans une pointe, et dont on me dit plus tard qu’elle s’appelait Marie.
Je pensais : « Encore des éléments disparates dont il me faudrait faire quelque chose puisque j’avais été là. »
Même si j’avais pu y passer la nuit, je travaillais demain et il me fallait donc dormir un peu. Je quittai ce petit théâtre ordinaire et si agréable. En m’endormant, je continuai longtemps d’entendre monter les voix en désordre.
Et c’est sans doute là, dans ce grand brassage de vie vécue et de rencontres, de pensée et d’imaginaire, que je commençai à travailler sur Une vie de femme.
Une vie de femme : mot de l’autrice
Une vie de femme
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