APHORISMES ET AUTRES TRACES DE SENTINELLE : MES PENSÉES EN CHANTIER
TW : Le texte que vous vous apprêtez à lire pourrait contenir des contradictions, des doutes, du plaisir et des bombes, des tergiversations métaphysiques, des erreurs désolées d’avance et même des essais. Je préfère vous en avertir.
CONTEXTE
La journée Sentinelle #1: Pour la transformation fait suite à la dernière vague de dénonciations de violences à caractère sexuel dans le milieu théâtral.
J’ai besoin de courage.
Quelques semaines avant la journée du 3 décembre, j’envoie à Emeline Goutte et Solène Paré une citation d’Audre Lorde. En farfouillant dans les méandres d’Internet, pour une obscure question communicationnelle, une pépite d’or a ressurgi, du genre qu’on relit dix fois et dont on se laisse imprégner pendant des jours ou des années :
« J’écris pour ces femmes qui ne parlent pas,
pour celles qui n’ont pas de voix
parce qu’elles sont terrorisées,
parce qu’on nous a plus appris à respecter
la peur qu’à nous respecter nous-mêmes.
On nous a appris que le silence
pouvait nous sauver, mais c’est faux. »
Cette citation, Alexandra Pierre la lit aussi dans sa prise de parole le 3 décembre.
Le silence.
Le petit criss.
Invisible et partout, comme l’air qu’on respire.
Une voix qui s’élève dans la foule, c’est porteur, mais Alexandra Pierre poursuit sur le coût de la parole.
LE COÛT DU TÉMOIGNAGE
Le coût du témoignage, c’est la fatigue, l’isolement, les attaques, la réduction de son humanité. C’est s’engager pour beaucoup plus que ce pour quoi on a signé.
Tatiana Zinga Botao demande au micro : « Où sont les dénonciatrices aujourd’hui ? » On frémit. Où sont celles aux visages couverts et celles aux visages découverts ? On ne sait pas. Certaines sont là. Et les autres ?
Comme milieu, est-ce qu’on en a pris soin ? Ont-elles besoin d’une couverture chaude, d’un haut-parleur, d’un shot de tequila ? Qu’on les remercie ou qu’on leur crisse patience ?
Pourquoi comme milieu est-ce qu’on a du mal à accepter le dissensus ? Est-ce qu’on est susceptible ?
RÉVOLUTIONS
Des centaines de voix s’élèvent. Des milliers de voix s’élèvent. Les révolutions sont là, aux portes de la maison.
KAMA
Et la main sur la poitrine, tous et toutes assises en cercle dans la grande salle de GO, on remercie notre cœur. On remercie nos poumons avec Kama La Mackerel. Et on réalise qu’on les oublie, nos organes qui nous portent, de jour en jour, les bons et les mauvais. On avait oublié de reconnaître nos corps, encore.
CONTEXTE DE LA VAGUE
Pourquoi la dernière vague de dénonciation s’est-elle passée pendant la pandémie ? Est-ce que les survivantes et les victimes étaient plus en sécurité chez elles, sans risque de croiser physiquement leur agresseur ? C’est une question que posait Anne-Laure Mathieu pendant la construction de la journée.
Chose certaine, la pandémie permet une certaine introspection, un retour vers soi qui n’est pas que néfaste, malgré les difficultés de l’isolement social.
LA JOURNÉE : NOMMER LE PROBLÈME
Dédier une journée à un sujet tabou dans l’espace public, c’est le rendre visible. C’est dire qu’il existe. C’est nommer les choses. Reconnaître, c’est une première étape. On ne peut pas régler un problème qu’on n’ose pas nommer.
LES INTENTIONS DERRIÈRE
C’est aussi une journée qui dépasse les « contrats anti-harcèlement » dont se munissent les institutions – j’en ai bien peur – pour se protéger elles-mêmes avant tout. Une journée pour provoquer des rencontres d’humaines à humaines, pour renforcer nos réseaux, qui dépassent largement les stratégies d’agences communicationnelles payées pour faire jouer un théâtre de la sincérité.
DÉCISION
Quand je rencontre Emeline Goutte au Café Reine Garçon, quelques mois plus tôt, et qu’elle me propose de la rejoindre dans le Cercle (le comité de réflexion réunit une dizaine de femmes de théâtre) et à la coordination de la journée, la première sentinelle n’a pas eu lieu à cause de la pandémie. La question de faire cette journée en décembre ou de la reporter est encore sur la table.
Je lui dis que selon moi, on manque toujours de temps et que c’est urgent de poursuivre le travail entamé. Même si le travail militant est imparfait, ça vaut la peine de se mouiller.
PATIENCE/IMPATIENCE
L’impatience face à la transformation, c’est infiniment nécessaire pour avancer, mais c’est aussi coûteux : ne jamais être satisfaite. Cher Sisyphe, on est fatiguées nous aussi.
Il y a tellement à faire pour atteindre l’équité, alors j’embrasse le processus. C’est un work in progress. On surfe sur les vagues d’impatience et de patience. On est un train qui avance.
MA POSITION
Comme membre du comité de réflexion et du comité d’organisation, j’ai la chance de faire partie des nombreuses réflexions qui nourrissent l’événement.
RÉFLEXIONS PRÉCÉDANT LA SENTINELLE
Dans les réflexions qui précèdent le 3 décembre, on est plusieurs à arriver à la question : une journée humaine pour les humain·es, ça se peut-tu ? Ou l’humain, c’est pas assez innovant ?
CONFRONTATION À LA MULTITUDE DES DÉSIRS
Dans le Cercle, ce qui me marque, c’est le déchirement des désirs et des besoins, leur multiplicité. On veut des prises d’actions, que des personnes de pouvoir du milieu soient présentes à la journée, mais on veut aussi une journée pour se faire du bien, pour développer de nouveaux modèles avec les participant·es, pour prendre un verre avec des personnes qu’on apprécie. Et on s’ennuie de danser. Simplement.
Un déchirement entre actions et expérimentations. Parce que les expérimentations sont nécessaires pour trouver de nouvelles pistes quand les anciennes nous ont déçues.
Mais en même temps, on veut que des personnes de pouvoir viennent et, malheureusement, je doute que de danser avec des féministes leur fasse changer leur programmation ou embaucher une ombudspersonne pour le milieu.
NOUVEAUX SYSTÈMES
La réalité, aussi, c’est qu’on est déjà dans des nouveaux systèmes. Les vagues de dénonciation ont changé et changeront la donne. Les nouveaux systèmes émergent quand on a besoin d’eux, par système D. L’évolution est continue et ponctuée par des moments clefs.
Le train est en marche. Bien que la route soit longue, la route est belle.
Ce que je retiens, c’est qu’une seule journée ne peut pas suffire et qu’il faudra que tout le monde se mobilise. Une journée ne peut pas porter sur son dos tous les désirs d’une révolution en marche. Il faut que les théâtres se mobilisent. Il faut que les compagnies prennent des actions. Il faut écouter aussi.
C’est d’ailleurs ce que les participant·es ont fait dans l’avant-midi : écouter le silence enfermé de Soleil Launière, la communion queer de Kama La Mackerel, la pensée aiguisée d’Alexandra Pierre.
MOTS ARRACHÉS/COLLAGES FÉMINICIDES
Puis, une colleureuse de Collages féminicides Montréal est venue présenter le travail du collectif. Elle a dit que les mots les plus souvent arrachés dans la rue sont viol, trans et avortement.
LE CHOC DE L’INSTITUTIONNALISATION
Une grande question encore, c’est le « choc de l’institutionnalisation ». Moi, j’arrive, je suis de la relève, je viens juste de vivre mon premier véritable rapport au public avec ma pièce de finissante. Avant moi, bien avant moi, et parfois juste derrière moi, des personnes ont travaillé dur pour que ça marche.
Je sens un désir de relève. Il y a de la fatigue. Beaucoup de fatigue. Parce que ça coûte, faire la révolution. Est-ce qu’il y a quelqu’un dans le milieu théâtral qui n’est pas fatigué ? Est-ce que c’est ça, nos métiers de rêve ? Prendre soin de soi, est-ce que ça ne serait pas un geste politique ? Mais qui tient le fort ?
LA PARTICIPATION DES HOMMES
Dans la construction de la journée, la question de la place des hommes, de l’invitation à leur envoyer est fondamentale : ne pas les rebuter ou les choquer, leur faire comprendre qu’ils ont une place. On travaille notre langage pour qu’il ne soit pas « trop » militant, en mettant parfois de côté des citations qui nous inspirent, mais qui emploient un jargon de gauche pour ne pas « perdre le monde ».
La question des cercles d’hommes revient plusieurs fois sur la table, mais les cercles d’hommes étant à notre connaissance absents pour l’instant du milieu théâtral, l’opération aurait pu n’être que cosmétique.
Et malgré toutes ces réflexions, il n’y a qu’une dizaine d’hommes sur une centaine de personnes présentes à la sentinelle. Je comprends qu’on a besoin de la participation de tout le monde et que la responsabilité du changement repose presque toujours sur les épaules des personnes des minorités de genre et des femmes, mais force est d’admettre que les combats féministes intéressent principalement les premières personnes concernées par ces injustices.
C’était le désir du Cercle de penser à l’inclusion des hommes, une tentative qui n’a pas été un succès – leur absence parle – et je me demande si c’est une urgence qui doit s’ajouter dès maintenant à la charge du comité d’organisation ou du cercle. Je remets en question les compromis faits pour plaire à des personnes qui sont en majorité absentes. J’ai l’intuition que ça dilue notre force de portée comme collectivité. Je crois en la force du dissensus. Le temps passé à réfléchir à l’invitation aux hommes suivi de l’absence des hommes est pour moi un renouvellement d’une déception dont je me suis détachée, mais que j’observe continuellement.
Les gens, comme les systèmes, changent parce qu’ils en ont besoin ou parce qu’ils y sont forcés. Moi aussi, j’ai déjà espéré autre chose, mais cette autre chose est illogique. Comme disait Solène : « Moi, je m’organise pour que mon party soit tellement hot que ceux qui y viennent pas le regrettent. » Et je crois que pour avancer, il faut s’armer d’indépendance. J’ai peur qu’on ne puisse pas s’attendre à une solidarité spontanée générale des hommes.
Je crois que tant que l’éducation sexuelle dès l’enfance sera défaillante, on manquera toujours des gens et que le théâtre ne peut pas à lui seul parler à tout le monde à la fois. Nos jauges sont réduites.
ANARCHIE
Je crois en la force de l’anarchie, c’est-à-dire à la richesse de pensées en opposition qui se nourrissent. Je pense qu’aller plus loin dans une voie nous permettrait de faire bouger les choses.
INSTRUMENTALISATION
Parmi les questions soulevées dans la construction de la journée, celle de l’instrumentalisation du travail des militantes a ressurgi. Je me demande si la création de moyens financiers/de relève/de support institutionnel peut se faire sans.
PERSO
Faire plaisir.
Rendre tout le monde heureux. Mission impossible. Acceptée.
Un ami m’a dit que les échecs étaient importants.
Pendant cette journée, je me retrouve dans cette posture étrange : celle de devoir répondre à des désirs multiples, normaux et à la fois infinis.
Une journée sur les violences à caractère sexuel, c’est insuffisant. Tellement insuffisant. Mais Mahé Fall souligne qu’elle est honorée d’être là, parmi ces personnes tellement fortes. Et elle a raison de le voir par cet angle-là. On l’a fait. On est là. Dans une journée sur ce sujet-là. Un sujet qui fait mal. À nommer. Que personne ne nous enlèvera.
Le but de la journée, pour moi, c’est d’entendre des forces d’autres milieux que le milieu théâtral. Parce que ça bouge. Ça bouge vraiment. Dans tous les milieux. Et je crois que de voir le plus grand tableau, de prendre un peu de recul, ça peut aider à comprendre qu’on est des milliers de personnes à marcher dans la même direction, celle de la justice pour toutes et tous. C’est pour ça qu’on se fatigue. Et c’est une belle fatigue. Pas une jolie fatigue. Une belle fatigue.
Alice Tixidre
Montréal, le 22 décembre 2021