Avant chaque nouvelle production, notre directrice artistique se faufile chez les créatrices, au cœur même de leur foyer. Elle s’assoit avec elles un moment, profitant de l’excitation vers la première, mais aussi de sa relation privilégiée avec elles, pour discuter librement et vous offrir ces entretiens intimes – et quelques clichés indiscrets des recoins de leur maison.
ÉDITH
C’est drôle, mon dictaphone sur mon cellulaire décide lui-même d’où je suis! Selon lui, je suis au Théâtre de Quat’Sous!
KRYSTEL
Ah! Pourquoi pas!
ÉDITH
On n’est pas là, mais on n’est pas loin. Pour le contexte, on n’est pas non plus chez toi?
KRYSTEL
Non, je ne suis pas chez moi. Je n’ai plus de chez-moi. Je suis nomade depuis que je suis partie de Toronto. Ça va faire deux ans.
ÉDITH
Tu as habité à Toronto plusieurs années?
KRYSTEL
Ouais, j’ai habité dix ans à Québec, deux ans à Montréal et presque dix ans à Toronto. Après, j’ai eu envie d’aller en campagne – comme tout le monde pendant la pandémie. Je n’étais pas prête à revenir dans une ville. À Toronto, j’avais une vie juste à moi. Tu sais, je suis vraiment sociale, mais en même temps, j’ai un grand besoin d’intimité, de refuge. Je pense aussi que j’avais besoin d’une décennie de solitude pour pouvoir créer le show.
ÉDITH
Houuuu!
KRYSTEL
Mais c’est vrai!
ÉDITH
En fait, j’ai l’impression qu’il y a eu des mouvements de vie pour toi qui ont été très liés à ce qui a finalement donné lieu au show ?
KRYSTEL
Oui.
ÉDITH
Parce que bon, tu parles d’un parcours de dix ans pour arriver au spectacle. Je serais curieuse de savoir de quoi cette décennie-là a été faite. Ce n’étaient pas simplement dix ans pour la création, j’imagine, mais dix ans pour comprendre ce dont tu avais besoin à travers ce projet-là?
KRYSTEL
Pour comprendre qui j’étais. Tu sais, moi je suis partie de Montréal au moment où mon père est disparu pour la dernière fois. Mon état de suffocation était immense.
ÉDITH
État que tu ressentais à Montréal parce qu’il était dans la même ville que toi?
KRYSTEL
Oui et non. Ça m’a pris dix ans de recul pour être capable d’analyser cette période-là. À Montréal, je faisais beaucoup, beaucoup d’angoisse. Mais quand j’allais à Toronto – j’y suis allée deux fois pendant que j’habitais à Montréal – mon corps se mettait à vibrer. J’étais comme high on life.
ÉDITH
Je dois dire que je suis allée te visiter à Toronto une seule fois et que ce sont des journées mémorables.
KRYSTEL
J’adore cette ville-là et j’avais besoin, dans mon parcours, d’aller là. Je voyage beaucoup, j’aime voyager – ou plutôt, j’aimais voyager. C’est drôle, hein, comment en dix ans, tout ça s’est calmé? Pour moi, Toronto répondait à mon désir de pratiquer mon métier ailleurs. Vivre à Toronto m’a aussi permis de changer mon regard par rapport au Québec, d’avoir une perspective plus canadienne, d’être francophone en milieu minoritaire, de voir la solidarité. Le multiculturalisme là-bas est complètement différent. Il y a une beaucoup plus grande ouverture d’esprit. Bref, c’est un dix ans que je ne regretterai jamais. Tout ça pour dire que je m’étais dit, en arrivant : je passe un an à Toronto, et je vais voir. Finalement, je me suis trouvé un agent vraiment facilement et j’ai décroché plein de magnifiques contrats. Soudainement, j’étais vue. Et j’étais loin. Personne ne me connaissait, personne ne connaissait mon histoire.
ÉDITH
Ça peut être vraiment apaisant, à certains moments clés de nos vies, de côtoyer des personnes qui n’ont pas tout un historique par rapport à nous. C’est libérateur.
KRYSTEL
Oui et j’en avais besoin, je pense, pour trouver mon identité profonde, pour être capable de plonger dans la non-relation avec mon père et voir comment ça m’affectait et où ça m’affectait. Parce que j’étais dysfonctionnelle. Bon, c’est un gros mot. Disons que dans mes relations amoureuses et ma confiance en moi, ça ne fonctionnait pas. Notre rapport avec nos parents, quel qu’il soit, a un lien direct avec notre identité. Quand ce lien-là n’est pas positif, s’en départir et se reconstruire, ça ne se fait pas comme ça.
ÉDITH
C’est intéressant parce qu’on pourrait croire, comme le show émerge de cette non-relation-là avec ton père, qu’il a une fonction thérapeutique. Mais mon sentiment a toujours été qu’au moment où tu as fini ta propre traversée de guérison tu as pu mettre tous les morceaux ensemble, poursuivre ta recherche et créer l’objet théâtral dans un esprit de partage. Je le ressens beaucoup comme une offrande.
KRYSTEL
Pour moi, c’est plus une naissance.
ÉDITH
À quel moment les choses se sont attachées pour toi par rapport au projet? Le projet prend sa source dans ton récit personnel, mais il s’ouvre vraiment plus largement, à travers des sujets connexes qui ont piqué ta curiosité. À quel moment tu t’es dit : ah ben! Tout ça, c’est lié!
KRYSTEL
C’est une bonne question. Parfois, j’ai de la misère à mettre le doigt sur le moment précis. Il y a eu plusieurs moments charnières. En fait, je pense qu’il faut d’abord que j’explique que, plus je guérissais la blessure de mon père, moins j’avais envie d’être comédienne.
ÉDITH
Oh !
KRYSTEL
Parce que je m’étais rendu compte que j’avais voulu être comédienne pour que mon père me voie dans sa télé. Et à partir du moment où tout ça a été réglé pour moi, le métier, avec ses hauts et ses bas, comment il se transforme, tout ça n’avait plus de sens pour moi. Et quand ton métier perd son sens, tu vas voir ta thérapeute et tu lui en parles! C’est elle qui m’a dit : il me semble que tu ferais une bonne thanadoula.
ÉDITH
Est-ce que tu savais déjà ce que c’était?
KRYSTEL
Non. J’étais comme : thana? Thana quoi ? Et elle m’explique que ce sont des sages-femmes, mais de la mort, que ce sont des accompagnantes en fin de vie. Je ne sais pas pourquoi elle m’a dit ça. C’est rare, les thérapeutes qui se prononcent comme ça.
ÉDITH
Elle avait de l’instinct.
KRYSTEL
Elle était au poste, cette femme-là! Ça a fait : « ting! ». Et après, tout s’est orchestré. J’ai commencé mes recherches. Et puis, j’ai croisé par hasard un ami d’un ami. Sa mère était en fin de vie. Je lui ai dit que je venais d’entendre parler de ce métier-là, et il m’a répondu : ah c’est drôle, on a un rendez-vous aujourd’hui avec une thanadoula. Après, il m’a mis en contact avec elle et j’ai pu la rencontrer, aller faire des entrevues grâce à elle. Et tout de suite m’est apparu un projet très clair de documentaire, une structure très précise. Et j’ai réalisé que, dans le fond, j’avais toujours aimé les histoires vraies, les documentaires. Je me suis dit, pourquoi je n’essaie pas de faire ça, un documentaire? Sauf que, bon, je ne savais pas manier la caméra. J’ai un œil esthétique, tout ça, mais, le documentaire, c’est tout un monde.
ÉDITH
Un monde technique, ouais.
KRYSTEL
Je me suis dit que j’allais commencer par me former, par devenir bénévole en soins palliatifs. J’ai pris un cours pour être thanadoula. Juste pour comprendre, pour voir. Je suis donc entrée dans deux ans de différentes formations. Entretemps, la vie m’a aussi amenée à travailler sur d’autres projets documentaires. Et puis, j’ai vu apparaître avec l’ATFC, qui est l’association des théâtres francophones, que le théâtre Porte Parole faisait, avec Alex Ivanovici, un trois semaines à Banff sur le théâtre documentaire. Je me suis dit, moi je veux plus vraiment faire de théâtre. Mais je pense que leur technique pourrait m’aider. J’ai été choisie. Mais moi, je ne voulais pas me mettre de l’avant. Alex, lui, me disait : « Ben non, pour qu’on s’attache au récit, il faut qu’on comprenne ça vient d’où. » Et j’ai raconté cette fameuse journée au restaurant – qui est la première scène du spectacle – où ma mère, de nulle part, me dit : « Je veux te poser une question, mais je n’veux pas qu’on en parle. Veux -tu savoir quand ton père va mourir ? » Et là, tous les fils se sont connectés. C’est comme si j’avais réalisé : ostie, je suis en train de faire tout ça! Mon désir de comprendre la mort, de l’apprivoiser : c’est parce que je me prépare inconsciemment à sa mort à lui, et je n’sais pas comment faire ça. J’ai écrit une première mouture du spectacle en version très, très, théâtre documentaire classique. De là, j’ai commencé à faire des demandes de subventions, et ensuite j’ai changé l’angle.
ÉDITH
Oui, la forme a évolué. Tu dis du projet que c’est de l’autofiction documentée. Je trouve ça plus juste que théâtre documentaire, parce qu’il y a une forme, des ruptures, des permissions. Le récit culmine vers une fin qui est, sans tout dévoiler, plus performative. C’est une chose qui m’a beaucoup attirée. Tu te permets cette expérimentation-là sur la forme. Pour moi, ça rend le projet encore plus dense.
KRYSTEL
Je repense à une autre trame. Tu sais, moi je suis l’enfant unique d’une mère monoparentale. Je le voyais bien que c’était moi qui allais accompagner tout le monde dans ma famille, à la fin de leur vie. Je n’ai pas de frères ni de sœurs, je n’ai pas de père. Je vais vivre ça toute seule. Il faut que j’aie des outils, il faut que j’aie des connaissances. Et ce qui est beau, c’est que, déjà, ces connaissances-là m’ont aidé à soutenir ma grand-mère quand elle a traversé sa fin de vie. Des amis aussi. Ça revient à l’essence du spectacle : j’ai envie de transmettre, d’ouvrir des brèches, d’inviter les gens à commencer à faire entrer dans leur vie ces conversations-là, ces préparations-là. Parce que ça va arriver, tu sais.
ÉDITH
C’est quand même ça qui est étonnant dans ton parcours. Ce n’est pas comme si tu avais 75 ans et que tu te disais : ah merde, bientôt ça va être mon tour et je ne suis pas prête, je n’y ai pas pensé. C’est beau que ça te soit arrivé tôt, puis que tu puisses construire sur cette conscience-là.
KRYSTEL
Quand on a fait la sortie de résidence au Bic, une des choses qui ressortait était que c’était intéressant et percutant que ce soit porté par quelqu’un qui est jeune et en santé.
ÉDITH
Peut-être qu’il y a une identification qui est plus grande. On ne peut plus se dire qu’on y pensera plus tard.
KRYSTEL
Ce n’est pas parce que je suis un peu mieux préparée que ça ne va pas m’affecter, ou que je n’ai pas cette peur-là en moi. Je l’ai. Je l’ai peut-être plus que la moyenne. C’est peut-être pour ça que je m’investis autant.
ÉDITH
Peut-être.
KRYSTEL
Ce n’est pas encore clair pour moi. Mais ce qui me sécurise, c’est que je suis en train de me créer un espace pour en parler. En tant que société, notre rapport change par rapport à la mort. On est en train de mettre en lumière des besoins.
ÉDITH
Maintenant que tu as traversé le processus de répétition, est-ce que tu as l’impression que tu continues d’apprendre des choses par rapport au spectacle? Tu y travailles depuis tellement d’années! Entendre les mots dans d’autres bouches, les confier à une metteuse en scène…
KRYSTEL
C’est très émouvant. Ça m’apprend à faire confiance, à m’ouvrir. Ça m’apprend à être vue aussi.
ÉDITH
Déjà, de te lancer comme autrice, c’était tout un défi.
KRYSTEL
C’est nouveau pour moi. Quoi que, je vais le dire ici : Édith et moi, on a déjà écrit une pièce ensemble!
ÉDITH
C’est vrai ! Quand on était de jeunes créatrices, au début de notre vingtaine. Ça s’appelait Les arbres. Haha, un succès!
KRYSTEL
Mais c’est un bon texte!
ÉDITH
Je ris, mais je suis encore fière de cet objet-là.
KRYSTEL
Il y a beaucoup de thématiques qui se ressemblent, c’est capoté !
ÉDITH
C’est drôle, j’avais pas pensé à ça.
KRYSTEL
La terre, les arbres, l’abandon, le deuil de quelqu’un qui est encore vivant.
ÉDITH
Voyons donc, j’avais pas réalisé!
KRYSTEL
C’est capoté. C’était comme une prémisse.
ÉDITH
J’avais pas fait ces grands liens-là! Ça me permet de parler de ton rôle de comédienne dans le projet. À quel moment tu as réalisé qu’il fallait que tu joues dedans ? Que finalement, la comédienne en toi n’était pas à la retraite?
KRYSTEL
Elle n’est plus ce qu’elle était non plus. Dans le sens où je ne suis plus la même personne, je ne cherche plus la même chose. Tous mes repères de comédienne reviennent. Mais pour moi, c’est très intime. Ce sont des choses que j’ai gardées toute ma vie. C’est comme si je me reformate un peu.
ÉDITH
C’est du dénuement ! Est-ce que ça t’inquiète, parfois, par rapport à tes proches ?
KRYSTEL
Ce sont toutes des choses qui sont arrivées, hein, tout est vrai. Ça m’inquiète un peu. Parce qu’on ne contrôle pas comment les gens vont recevoir les choses, tu sais ?
ÉDITH
Est-ce que tu te dis que ça se peut que ton père vienne voir la pièce ? Est-ce que tu y penses parfois ?
KRYSTEL
J’y ai pensé. En toute honnêteté, j’aimerais ça que non, qu’il ne vienne pas. Je ne pense pas qu’il aurait le courage de venir. Mais s’il vient, je nous souhaite juste que ce soit salvateur. Je ne fais pas ça pour qu’il reprenne contact avec moi.
ÉDITH
Tu n’es plus là-dedans.
KRYSTEL
Ben non, moi je trouve ça vraiment tripant de voir les scènes, de regarder les comédiens. Ils sont impressionnants. Parfois, je pogne des affaires, je me dis : oh j’ai vécu ça! Parfois ça m’affecte, mais pas négativement. C’est comme des cordes. Mes cordes de violon. Mais c’est beau de les voir en histoire et en chair.
ÉDITH
Et puis, du fait que c’est incarné par d’autres que les personnes réelles, ça devient une forme de fiction. Et aussi, de ce que je comprends, il y a beaucoup d’amour à l’intérieur de l’équipe de création.
KRYSTEL
Oui, vraiment! C’est ce qui est beau. Tu sais, il y a toujours un spectacle qui te marque quand tu veux être comédienne, où tu te dis : ah, c’est ça que je vais faire! Pour moi, c’était Le rire de la mère.
ÉDITH
Ah oui, c’est vrai !? Isabelle était là-dedans, non ?
KRYSTEL
Oui. Et Pierre aussi. En plus, c’est une pièce sur le deuil et le cancer, bizarrement. Là, qu’Isabelle joue le rôle de ma mère, je trouve ça tellement beau, tellement juste.
ÉDITH
Est-ce que, justement, plus ça avance, plus tu as hâte de rencontrer les spectateurs, de voir leurs réactions?
KRYSTEL
C’est sûr que j’ai hâte. Mais je sais qu’il y a des gens qui ne vont pas aimer ça.
ÉDITH
Il y a toujours des gens qui n’aiment pas, c’est inévitable.
KRYSTEL
C’est au-delà de ça. Je me souviens d’un prof, pendant mes études de documentaire, qui avait détruit mon projet devant tout le monde. Mais tous les gens de la classe avaient pris ma défense. C’était vraiment troublant. Il est devenu tellement agressif. Je pense que c’était trop confrontant pour lui. Ça le challengeait trop cette notion de fin de vie, il en a perdu ses repères. Il y a des gens qui vont être confrontés.
ÉDITH
Même s’il n’y a rien de violent dans le show, de provocateur. On est dans la douceur.
KRYSTEL
On est dans la douceur, mais dans la vérité. On ne fait pas semblant, on n’est pas des licornes.
ÉDITH
C’est aussi pour ça que le show a lieu. Si c’était une zone confortable pour tout le monde, on ne serait pas en train d’en parler sur une scène. L’objectif, c’est justement de regarder cette réalité ensemble. J’ai quand même envie de te demander… Parce que la production, c’est comme la culmination d’une grande étape. Imagines-tu des formes pour la suite, pour toi, pour l’après-show?
KRYSTEL
Oui et non. On a commencé la conversation en parlant de lieu, puis de nomadisme. J’enseigne aussi à l’université d’Ottawa. Après le spectacle, je pars quatre mois enseigner – chose que j’aime faire, qui est arrivée dans ma vie aussi sans que je m’y attende. Il y a ça. Il y a aussi potentiellement un projet de livre, à voir. Mais j’ai encore plus envie, quand je regarde tout ce qui se passe dans les journaux présentement, de continuer à faire des recherches, à m’instruire, à voir comment je pourrais œuvrer dans ce métier-là. Je ne sais pas où je vais habiter, mais j’ai hâte de me poser pour pouvoir justement retourner dans un centre de soins palliatifs, aider, écouter. J’ai plein d’idées. De projets de documentaires. Mais sur le deuil, à tous les niveaux. Parfois, je me dis, je pourrais avoir une chaîne télé juste sur la mort et le deuil!
ÉDITH
Tu aurais de la matière.
KRYSTEL
Je trouve que c’est riche, je suis en amour avec ces moments-là de la vie, la fin de vie. J’aurais envie de travailler sur d’autres projets où on met en lumière ça. Est-ce que c’est nécessairement artistique ou est-ce que ça va juste être moi qui vais accompagner ? On dirait que je ne le sais pas.
ÉDITH
Mais tu vois venir que toute la notion d’accompagnement en fin de vie, ça va faire partie de ta vie, d’une façon ou d’une autre, absolument. Merci pour tout ça, chère amie.