
Avant chaque nouvelle production, notre directrice artistique se faufile chez les créatrices, au cœur même de leur foyer. Elle s’assoit avec elles un moment, profitant de l’excitation vers la première, mais aussi de sa relation privilégiée avec elles, pour discuter librement et vous offrir ces entretiens intimes – et quelques clichés indiscrets des recoins de leur maison.
ÉDITH
Alors, chère Anne-Marie, normalement je m’infiltre chez les gens, mais là, comme tu habites en Outaouais, ça n’a pas été possible. On jase donc au théâtre, mais je me disais qu’on pourrait demander à ta grande fille, qui est dans le projet, de prendre des photos chez vous, dans la maison. Des petites choses, des détails qui vous ressemblent. Et ça permettrait d’entrer un peu dans la vision d’une des jeunes du projet – l’aspect intergénérationnel y est tellement central.
ANNE-MARIE
Mais oui. Et j’aime qu’il y ait une trace du fait qu’on n’est pas une compagnie de Montréal – dans notre maison, ça paraît.
ÉDITH
La compagnie s’est souvent déplacée à Montréal cette année. Comment ça se vit ce mouvement-là ? D’autant plus qu’il se passe cette fois-ci avec toute la famille.
ANNE-MARIE
C’est vraiment de la logistique de haute voltige. Surtout à cause de l’école, parce que sinon on traînerait les enfants partout. Tu vois, hier, j’étais à RIDEAU. Thomas était ici, au théâtre. Il devait y avoir une gardienne chez nous. Elle mettait les enfants dans notre auto, les amenait à une amie à nous, qui les amenait ici, à Montréal. Mais là, la veille de mon départ pour RIDEAU, la gardienne est tombée malade.
ÉDITH
Ah non !
ANNE-MARIE
Finalement, j’ai amené Inès avec moi à RIDEAU et Jeanne est allée dormir chez Camille, qui est aussi dans le show.
ÉDITH
Inès, c’est la petite ?
ANNE-MARIE
Oui. Ça veut dire qu’Inès est avec moi ici aujourd’hui. Là, elle est allée faire la sieste avec la directrice de production. Ça prend ça. Il faut que tout le monde soit maternel dans l’équipe. Ce soir, on répète de 16 h à 20 h, parce que les ados ont de l’école, mais d’habitude, Inès est couchée à 19 h 30. Il faut qu’elle « pogne le beat » d’être réveillée le soir. On réintègre la sieste, alors qu’elle n’en faisait plus depuis des années.
ÉDITH
Est-ce qu’elle est excitée à la perspective de jouer ?
ANNE-MARIE
Elle est super excitée. Après, qu’est-ce qu’elle réalise ? C’est drôle, elle nous demande : est-ce qu’on l’a déjà fait, Créatures ? Parce qu’on a commencé à travailler là-dessus il y a deux ans.
ÉDITH
Ben oui, j’avais vu le premier labo à Ottawa. Elle était dedans.
ANNE-MARIE
Elle ne s’en souvient pas trop. Mais elle commence à comprendre. Elle dit que, quand les spectateurs vont être là, elle va faire toutes ses actions, tout ce qui est prévu. Mais en répétition, parfois, ça ne lui tente pas.
ÉDITH (rire)
Ça fait partie du jeu.
ANNE-MARIE
Elle vient s’asseoir avec moi et les comédiennes jouent avec son absence. Il faut qu’on soit prêtes à ça aussi dans le show, si elle ne se sent pas bien un soir.
ÉDITH
C’est la première fois que tu travailles avec Inès, mais ce n’est pas la première fois que tu travailles avec Jeanne ?
ANNE-MARIE
En fait, on a fait une petite performance avec Inès quand elle était bébé et elle va aussi être de notre prochain projet. Mais Jeanne, oui, elle était dans White Out, dans La chambre des enfants –
ÉDITH
Elle fait tout.
ANNE-MARIE
Oui, elle fait tout, jusqu’à maintenant.
ÉDITH
Cette intégration des enfants dans vos projets artistiques, est-ce que ça a toujours été quelque chose que vous saviez que vous vouliez faire où ça vient de leur désir à elles de s’impliquer ?
ANNE-MARIE
Je pense que c’est moi, pas qui impose, mais qui impulse ça dans la famille. Tu sais, le fantasme du Théâtre du Soleil, où on habite ensemble, où on est toujours en train de travailler d’une certaine façon ? Je suis un peu intense. Même quand on répète à Ottawa, souvent, les gens habitent chez nous, je leur fais des lunchs –
ÉDITH
Ah oui ?
ANNE-MARIE
Oui. Parfois, c’est eux qui me disent : bon, je vais aller à l’hôtel. Ils ont besoin d’espace, je le comprends.
ÉDITH (rit)
Mais toi, tu aimes ça ?
ANNE-MARIE
J’adore ça. Et avec mon chum, ça se passe super bien. Il aime ça aussi. Dans l’auto, on parle de travail, on parle toujours des shows en fait. Ça a du sens d’intégrer les filles là-dedans. Et puis, le désir de travailler avec des enfants, avec une présence plus brute, c’est venu avant d’avoir des enfants.
ÉDITH
Donc, ce sentiment de communauté, pour toi, il est hyper important. As-tu envie que la compagnie évolue vers une certaine forme ? Tu parles du Théâtre du Soleil… Est-ce qu’il y a un rêve de quelque chose comme une troupe ?
ANNE-MARIE
La troupe, je la sens déjà, parce qu’on travaille toujours avec la même équipe. Au niveau des performeuses, ça change un peu, ça évolue. Mais ce dont je rêve, c’est d’une maison de travail. Pendant la pandémie, comme plusieurs, on a acheté une très grande terre avec des ami·es. On a le rêve de construire un atelier. Pas un lieu de diffusion, mais un lieu de travail en forêt avec – tu sais, là, on rêve ! – mais des yourtes autour pour accueillir du monde. On se retrouverait dans notre atelier pour faire des patentes ensemble, et le soir au bord du feu ; mais quand quelqu’un est fatigué, il s’en va tout seul dans sa yourte. Est-ce que ça va arriver ?
ÉDITH
Les gens ne voient pas mon expression, mais mon visage dit : oh my god, le rêve ! C’est comme le paradis. On travaille dans des structures, elles sont là pour soutenir la création et on est chanceuses de les avoir, mais quand même, elles comportent une certaine rigidité. Être capable de rêver d’un espace qui est entièrement libre…
ANNE-MARIE
Et il faut que tu marches dans le bois dix minutes entre ta yourte et l’atelier. C’est dans les moments de transition que les meilleures idées viennent. Ou c’est à table, après, quand on ne travaille plus que les idées apparaissent. Ça, dans la culture nord-américaine, on le sous-estime. Tu sais, en Europe, les artistes mangent ensemble. Quand on est accueilli·es dans un lieu, ils fournissent la bouffe et donc il y a ce temps où on s’assoit ensemble. Alors que nous, on va tous acheter nos sandwichs et on mange vite.
ÉDITH
On regarde nos cellulaires et on répond à deux-trois courriels à toute vitesse.
ANNE-MARIE
Est-ce que c’est un rêve qu’on va réaliser, je ne le sais pas, mais ça fait du bien d’y penser.
ÉDITH
Peut-être que ce n’est pas si grave qu’on le réalise ou non. J’ai toujours impression que, quand le rêve a une forme, on le créé sous certains aspects dans le processus. Donc, en sachant que ce qu’est le rêve, il y probablement déjà dans ta pratique quelque chose qui en existe déjà. Par exemple, on vient de passer en loge et les énergies des femmes qui sont autour de toi ressemblent tellement à la tienne. Il y a quelque chose de chaleureux, d’ouvert, de joyeux. J’imagine que tu vas vers des personnes qui ont ces dispositions-là à l’esprit de troupe ?
ANNE-MARIE
Oui. Pour les conceptrices, c’est le fait qu’on soit dans des processus de recherche qui les fait revenir. Elles adorent ça, ce sont des chercheuses. Elles se plaisent moins dans des formats de création plus courts. Et le fait de travailler avec des non-acteurs, ou surtout des non-vedettes, c’est peut-être moins pratique pour vendre des billets, mais personne n’est dans quatre tournages en même temps. Ce rapport-là à la productivité, je le trouve violent. En même temps, je comprends, il faut gagner sa vie, pas le choix. Mais moi, quand je fais un projet, j’y pense tout le temps. C’est obsessif. Et donc, quand quelqu’un vient « puncher », ça me fait mal au cœur.
ÉDITH
Tu choisis tes gens avec ça en tête ?
ANNE-MARIE
Le plus possible. Je peux me tromper, mais pas pour Créatures.
ÉDITH
C’est le bon monde, tu es contente ?
ANNE-MARIE
Ah, c’est fou. Dès le jour un, on l’a su.
ÉDITH
Comment tu travailles avec toutes ces personnes-là, qui ont un rapport à la scène différent ? Certaines sont non-actrices, d’autres comédiennes, danseuses ou performeuses ?
ANNE-MARIE
Toutes les adultes font de la scène, d’une façon ou d’une autre.
ÉDITH
Est-ce que ça te facilite la vie ou, au contraire, il faut que tu mettes tout le monde au même diapason dans une forme de performance qui n’est pas tout à fait leur pratique habituelle ?
ANNE-MARIE
J’essaie de m’adapter à chacune d’entre elles. En plus, comme c’est de l’écriture de plateau, je n’arrête pas de changer l’ordre, d’enlever des choses, d’en remettre. Certaines sont plus déstabilisées par ça, donc j’essaie de limiter les changements pour elles. Pour d’autres, plus elles improvisent, meilleures elles sont. La question est surtout : comment on fait pour conserver cette sensation d’improvisation, d’invention, dans un cadre plus construit ? C’est un show qui parie vraiment sur elles, alors je veux vraiment toutes les mettre en puissance.
ÉDITH
J’imagine que pour toucher cette vraie force-là, il faut que ça soit celle de l’individu ?
ANNE-MARIE
Oui, mais en accord avec le groupe, tu vois ? Il y a encore des petites énigmes à résoudre pour que chacune soit au bon endroit.
ÉDITH
Trouver cet équilibre-là, est-ce que c’est un défi qui revient à chaque création ? Parce que dans Créatures j’ai l’impression – et c’est positif – qu’il y a une multiplication toute particulière des possibilités. Dans La chambre des enfants, par exemple, il y avait plusieurs jeux, mais l’univers les faisait à demi disparaître, il y avait comme un filtre à cause de la fumée.
ANNE-MARIE
Oui, c’était beaucoup plus épuré. On avait peu ou pas d’objet. Mais je me rends compte que le seul projet auquel ressemble Créatures, c’est tout de même La chambre des enfants, parce que dans les deux cas, ce à quoi on assiste, c’est à la vie d’une communauté marginale.
ÉDITH
C’est presque l’incarnation du rêve de la troupe, non ?
ANNE-MARIE
Oui !
ÉDITH
C’est ce qui m’avait aussi frappé aussi à votre premier laboratoire : oui, on parle de sororité, mais ce n’est pas du tout éthéré. Au contraire, il a une friction avec des zones inquiétantes. Ce n’est pas de la sororité mielleuse. Parfois, j’ai l’impression que le monde ne saisit pas que la sororité, ce n’est pas –
ANNE-MARIE
Que ce n’est pas soit on se joue dans les cheveux, soit on se tire les cheveux !
ÉDITH
Exactement. Au contraire, tes interprètes sont entières. On a accès à des relations bien plus profondes et complexes.
ANNE-MARIE
Le projet est justement né de mon observation de ces relations-là. Je voulais surtout continuer à travailler avec les 3-4 ados qui étaient de White out et de La chambre des enfants. Je les voyais grandir, prendre possession de cet espace que je leur offrais, l’amener plus loin. J’ai eu envie d’un show de filles en les voyant niaiser ensemble. C’est parti d’elles.
ÉDITH
Et comment l’eau est arrivée dans le projet ? Vous avez beaucoup exploré l’élément atmosphérique de la fumée, mais cette fois-ci, votre recherche conceptuelle vous amène ailleurs. Qu’est-ce qui vous attire vers l’exploration des éléments ?
ANNE-MARIE
On aime travailler avec une matière première – parce que l’eau et la fumée, c’est le même élément, mais dans deux états, liquide et gazeux – et voir où ça nous mène. Les deux ont une grande agentivité. Qu’est-ce qu’on peut faire avec l’eau ? Comment on peut faire bouger l’eau avec les sons ? Comment l’eau peut refléter la lumière ? Il y a une friction, une difficulté, qui nous fait travailler. Et je trouve, en ce moment, que c’est aussi une belle métaphore : le théâtre prend l’eau. Il va falloir qu’on écope tout le monde ensemble.
ÉDITH
On est définitivement plongé·es dans un contexte inédit. Et dis-moi, à deux semaines du show, quel défi reste devant vous ?
ANNE-MARIE
C’est le niveau de jeu. Quand une scène est improvisée une première fois, ça va. Maintenant, comme on arrive à un stade plus travaillé, comment on fait pour garder une certaine spontanéité ? C’est toujours ça le défi. C’est vraiment mon dada. Comment faire pour que les spectateurs se demandent toujours si elles improvisent ? C’est ce qui m’intéresse, ce jeu-là. Dès le début du travail, je lançais les performeuses sur des explorations, et avec Émilie Martz-Kuhn, la dramaturge, on les regardait et on riait. Elles divaguaient du jeu. Ce n’étaient plus les règles qu’on avait établies. Elle avait l’air de se comprendre. Parfois, il y a trois niveaux différents de jeu. Moi, j’adore ça.
ÉDITH
C’est fascinant, il y a tellement de choses à regarder sur scène. Elles sont onze à vivre.
ANNE-MARIE
Ça, c’est un autre défi. Que le regard se promène, mais que, tout d’un coup, ça s’organise en une image. Le rapport entre construit et déconstruit, c’est un équilibre.
ÉDITH
C’est presque de l’ordre de l’intuition ? C’est ce qui est beau du projet aussi, de trouver le fil entre la raison et l’intuition, entre ce que je sais et ce que je sens. Il y a une vraie zone de recherche. Conceptuellement aussi. On parle toujours de recherche, mais on ne sait presque plus ce que ça veut dire. J’ai l’impression que pour vous, c’est très clair.
ANNE-MARIE
En tout cas, c’est concret. Le décor, par exemple, on l’a monté peut-être quatre ou cinq fois. On essaie, on bouge, on essaie autre chose.
ÉDITH
Vous pouvez avancer et reculer, ce qui est une chose qu’on peut difficilement faire en théâtre.
ANNE-MARIE
C’est possible parce qu’on a accès à des salles, parce que Nancy, à l’éclairage, et moi, on est profs. C’est vraiment un privilège que je nomme haut et fort.
ÉDITH
C’est exceptionnel, d’abord d’avoir accès à des studios de création grâce au fait que vous travaillez à l’Université d’Ottawa, mais aussi que vous vous soyez trouvé·es. C’est formidable d’avoir un lieu, mais encore faut-il rencontrer les bonnes complices de création. Qu’est-ce qui est venu avant quoi ?
ANNE-MARIE
Thomas et moi, on est amoureux. Il est musicien et on a décidé de faire des patentes ensemble. Nancy, je l’ai rencontrée à l’université, on a été jumelée sur mon projet de maîtrise. Et Karine, la scénographe, travaillait déjà avec Nancy. On est devenues artistes en travaillant ensemble, ce n’est pas quelque chose qu’on a eu à apprendre.
ÉDITH
C’est magique, trouver les bons complices.
ANNE-MARIE
C’est une grande richesse.
ÉDITH
Est-ce que les idées de départ des shows viennent toujours de toi ?
ANNE-MARIE
Ça vient souvent de deux ou trois personnes.
ÉDITH
En conversation ?
ANNE-MARIE
Ça prend un minimum de deux idées qui connectent. Et après, on va voir la troisième personne et on se demande comment ça résonne. Mais ça vient de moi que le projet démarre.
ÉDITH
C’est toi le moteur ?
ANNE-MARIE
Il faut aller chercher des sous, trouver des partenaires, se faire des réunions. C’est moi la tannante.
ÉDITH
Ça en prend une pour que quelque chose se passe ! Les aimes-tu aussi, ces choses concrètes-là ?
ANNE-MARIE
Il n’y a pas d’aspect de mon travail comme directrice artistique de L’eau du bain que je n’aime pas. Même faire des budgets, des demandes de subvention, acheter des billets de train. Comme tout est lié au fait que la création existe. Laver des costumes, ça, j’aime vraiment ça. Après une série de représentations, étendre les costumes et les regarder… Je ne sais pas, il y a quelque chose de manuel, de tout simple.
ÉDITH
Ça appartient à l’entièreté du processus. D’ailleurs, je vais te laisser retourner à la création parce que je suis sûre que toute ta tête est prête à aller jouer dans l’espace.
ANNE-MARIE
Oui, on a juste envie d’être là !
ÉDITH
Surtout qu’il y a déjà toute une atmosphère dans la salle qui est installée. J’ai très hâte. Un grand merci pour ce temps volé.