Auteur : François Audet
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François Audet (2022) La localisation de l’aide humanitaire : un chantier de recherche en pleine émergence*, Canadian Journal of Development Studies / Revue canadienne d’études du développement, 43:4, 459-467, DOI: 10.1080/02255189.2022.2140128
La localisation de l’aide humanitaire : un chantier de recherche en pleine émergence
Face aux menaces existentielles qui frappent l’humanité, l’action humanitaire est devenue l’un des principaux mécanismes des politiques publiques pour anticiper et protéger les populations. En effet, le vaste écosystème de la communauté de pratique des humanitaires et d’organisations non gouvernementales et internationales tentent, avec plus ou moins de succès, à anticiper les crises, et à fournir des services de protection aux populations. Mais l’humanitaire ne peut rester anachronique des débats qui transforment les sociétés. En effet, l’humanitaire évolue au rythme des débats et a été déstabilisé suite au phénomène #MeToo en 2018 (Riley 2021) ainsi qu’au mouvement Black Lives Matter au courant de l’été 2020 (Paige 2021). Ces débats auront confronté les travailleurs humanitaires au fait que les structures de pouvoir de l’aide sont fondamentalement asymétriques et coloniales, une dimension qui a été peu débattue auparavant (Paige 2021). Parallèlement, l’humanitaire a été aussi mise à rude épreuve ces dernières années avec les effets des changements climatiques (Tozier de la Poterie et al. 2022) qui frappent les régions pauvres comme riches, mettant sous tension un équilibre planétaire fragile, et forçant simultanément des opérations domestiques et internationales.
C’est dans ce contexte que la pandémie de COVID-19 est survenue. Évidemment, les conséquences réelles de la pandémie dans le monde ne sont pas encore bien comprises et des années de recherche multidisciplinaire seront nécessaires pour en saisir les impacts, notamment sur les régions vulnérables en ce qui a trait à l’accès aux soins de santé et plus généralement dans l’exacerbation des écarts de richesse. Néanmoins, on sait déjà que la pandémie de COVID-19 aura largement augmenté le nombre de crises humanitaires et de personnes touchées. En effet, la pandémie a aggravé les crises existantes, mais a aussi été un vecteur significatif de besoins humanitaires dans plusieurs autres pays. Avec la fermeture soudaine des frontières, l’accès humanitaire a été paralysé, et les populations en déplacement se sont souvent heurtées à des barrières et ne pouvaient quitter des régions où elles sont menacées. Les données recueillies dans le plus récent rapport du Global Humanitarian Assistance Report 2021 démontrent que plus de 243 millions de personnes vivant dans 75 pays ont des besoins humanitaires urgents, en comparaison avec 225 millions dans 65 pays en 2019. Une augmentation significative est survenue durant la période « aigue » de confinement de la pandémie. Par ailleurs, on constate qu’une part importante de cette population est restée concentrée dans un petit nombre de pays : plus de la moitié des personnes dans le besoin en 2021 vivaient dans seulement neuf1 pays (Development Initiatives 2022). La pandémie aura ainsi augmenté significativement les besoins humanitaires de la planète, tout en exacerbant davantage les vulnérabilités des régions les plus pauvres.
Inévitablement, le régime de l’aide humanitaire s’est adapté pour répondre à ces contextes et afin de maintenir les opérations internationales malgré les contraintes de la pandémie. Alors que plusieurs avaient prévu une « rupture » en ce qui a trait aux financements et aux chaînes d’approvisionnement, l’organisation de l’aide humanitaire s’est somme toute largement maintenue. On estime néanmoins que les changements qui ont été forcés à travers cette rupture dans les chaînes d’approvisionnement ont établi de nouvelles normes opérationnelles (Kovács et Falagara Sigala 2021). Cela a été par exemple le cas après la fermeture des frontières, alors que les organisations ont dû rapatrier un nombre important de leur personnel expatrié, incitant ainsi le maintien des opérations via des organisations locales.
Parallèlement, la recherche sur l’humanitaire évolue tout aussi rapidement pour mieux comprendre son écosystème, évaluer sa performance et aussi déconstruire les modèles dominants. La recherche sur l’humanitaire s’ancre sur plusieurs champs disciplinaires (Eberwein 2009). En effet, sans être exhaustif, les recherches qui s’intéressent à l’humanitaire portent à la fois aux enjeux de chaînes d’approvisionnement et de performance (Anjomshoae et al. 2022), aux dimensions sécuritaires (Wise et al. 2021), politiques (Hilhorst 2018) et juridiques (Fleck 2021), mais également aux rapports de force et de structures de pouvoir qui ont été particulièrement mis en lumière par les mouvements #MeToo et Black Lives Matter (Aloudat et Khan 2022). Dans tous les cas, malgré un intérêt plus marqué à la suite de la pandémie, l’humanitaire comme champ de recherche demeure en émergence. Déjà dans cette revue en 2016, nous avions rappelé que si l’humanitaire comme pratique fait l’objet d’un grand intérêt politique, médiatique, voire financier, il demeurait un champ de recherche encore peu développé (Audet 2016). Certes les recherches sur l’humanitaire ont largement évolué au cours de la dernière décennie, mais, malgré l’importance centrale de l’humanitaire comme mécanisme politique, les sciences sociales en général et les études sur le développement en particulier, tardent à s’y investir.
C’est à ce besoin que cette section spéciale veut contribuer, soit à construire le savoir dans les différentes sphères disciplinaires qui s’intéressent à la recherche sur l’humanitaire, et de l’impact de la pandémie sur cet écosystème complexe, dans cette ère de transformation. La publication de ces recherches est d’autant plus pertinente car elle alimente la littérature francophone sur l’humanitaire. Les recherches publiées dans cette édition spéciale proviennent du colloque « La COVID-19 et le secteur humanitaire, quels impacts et quelles pistes de solutions? » organisé par l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) lors du congrès de l’ACFAS de mai 2021.2 Des acteurs des milieux académiques, de la communauté de pratique et du politique ont contribué aux débats de ce colloque et une série d’articles ont également été préparés. Les contributions reçues et publiées se sont intéressées à l’impact de la pandémie sur l’aide humanitaire, sa communauté de pratique et particulièrement à l’agenda de localisation.
En s’intéressant au contexte canadien, Stéphanie Maltais (2022) amorce la réflexion sur l’impact de la pandémie sur la résilience organisationnelle des organisations humanitaires. Si certains défis des conséquences du confinement et de la fermeture des frontières ont déréglé les opérations routinières des organisations, cela aura effectivement accru le processus de la localisation de l’aide déjà trop lentement entamé suite au Grand Bargain du Sommet mondial sur l’action humanitaire, tenu à Istanbul de 2016. Quoiqu’il n’y ait pas consensus sur une définition de la localisation, on s’entend généralement sur le fait qu’il s’agit d’un processus collectif de l’écosystème humanitaire visant à ce que les acteurs locaux soient au centre des processus décisionnels au niveau local. Ce processus a été exacerbé par les conséquences de la pandémie. En effet, les contraintes du confinement auront forcé les organisations à compter davantage sur les organisations et instances locales afin de maintenir l’approvisionnement des services et la mise en œuvre des projets. Se fondant sur le concept de résilience et une série d’entrevues, les recherches exposées dans cet article révèlent comment l’agilité organisationnelle a permis aux ONG canadiennes de s’adapter aux conditions du confinement. L’étude démontre notamment que l’agilité des organisations humanitaires aura contribué au maintien de leurs opérations. Cependant, cette localisation forcée sera-t-elle permanente? Le temps nous le dira et d’autres recherches longitudinales permettront d’évaluer la durabilité de ce nouveau mode opérationnel.
Le programme de la localisation a pris une place importante dans les débats du colloque et s’inscrit plus largement dans la foulée de la décolonisation des structures de pouvoir qui en découle. C’est à cette dimension de la localisation que Diane Alalouf-Hall s’est intéressée. Dans son article, Alalouf-Hall (2022) interroge la pertinence du standard SPHÈRE, mais aussi aux résistances à son utilisation par les différentes parties prenantes. Ses recherches mettent en évidence les tensions exercées par des outils normatifs comme le standard SPHÈRE, à l’ère du débat sur la décolonisation de l’aide. Dans cette recherche, SPHÈRE devient ici un prétexte pour étudier la résistance de l’adhésion aux normes et standards managériaux qui sont imposés par les structures de financements et l’architecture de pouvoir Nord-Sud. Elle conclut en identifiant certains niveaux de percolation et de résistance. Les normes et standards devront effectivement évoluer pour permettre à la localisation d’intégrer les savoirs locaux, un enjeu qui devra être mieux compris par d’autres recherches.
Toujours dans la foulée du débat sur la localisation, Rosier et Savard (2022) se sont intéressées au cas du Vanuatu. Situé dans le Pacifique Sud, le Vanuatu est l’un des premiers pays à avoir été frappé par une catastrophe naturelle d’envergure à la suite de la fermeture quasi totale de ses frontières et de déclaration d’un état d’urgence à la suite de la pandémie. En effet, 11 jours après la fermeture des frontières, le cyclone Harold de catégorie 5 a touché l’archipel alors que tout le personnel expatrié des ONG internationales venait d’être rapatrié. Rosier et Savard vont dans le même sens que Maltais : la pandémie de la COVID-19 a constitué une opportunité idéale pour la mise en œuvre de la localisation. Elles apportent néanmoins une nuance importante sur le fait qu’une compréhension réductrice et superficielle du contexte par les acteurs internationaux peut contribuer à entretenir un agenda de localisation « imposée ». Elles expliquent qu’une compréhension différente de la localisation et des capacités étatiques limitées nuisent aux objectifs de localisation en ignorant les enjeux de pouvoir préexistants. Cela amène notamment la marginalisation des acteurs locaux et nationaux, et à un ralentissement de la réponse humanitaire. La démonstration de leurs travaux expose également que la localisation a certes été encouragée par les conséquences de la pandémie, mais aussi étant donné la mobilisation du gouvernement et de la société civile du Vanuatu. En somme, pour ces chercheuses, l’expérience du Vanuatu met en lumière les limites d’une localisation conçue et imposée par des acteurs du Nord. Elles terminent en insistant sur le fait qu’une éventuelle redistribution du pouvoir ne doit pas se faire dans un esprit d’opposition, mais s’ancrer dans les principes de solidarité.
Enfin, Beaulieu et al. (2022) se sont intéressées aux processus de localisation dans une perspective féministe. Leur démarche originale utilise un cadre théorique féministe intersectionnel afin d’identifier les rapports sociaux et les catégories de pouvoir qui constituent des modes d’oppression, comme le racisme, le colonialisme, ou le sexisme. Pour Beaulieu et al., ces facteurs ne sont pas statiques, mais plutôt constamment en mouvance et peuvent s’exacerber les uns et les autres, d’où l’importance d’une analyse intersectorielle pour repérer ces vecteurs d’inégalité dans le processus de localisation. Leur article révèle le manque d’intégration des rapports de pouvoir dans la littérature étudiée. Elles concluent que si la pandémie a effectivement encouragé la localisation, les processus doivent mieux intégrer les rapports de pouvoirs et contribuer à rendre la localisation plus inclusive. En d’autres termes, elles expliquent que localiser les pratiques humanitaires implique certes de réorienter les ressources financières, mais également le pouvoir et l’agentivité vers les organisations du Sud. Elles recommandent en conclusion la création de partenariats équitables et bidirectionnels pour favoriser une localisation inclusive et sensible au genre.
Il ne fait pas de doute que cette édition spéciale de la Revue canadienne d’études du développement contribue à mieux comprendre les transformations profondes observées dans l’humanitaire découlant du programme de localisation. Quoique l’appel à contribution ne le spécifiait pas, le fait que tous les articles reçus s’intéressaient aux processus de localisation démontre certainement la centralité de ce phénomène. Malgré l’utilisation de différentes approches théoriques et méthodologies, toutes les auteures admettent que la pandémie a contribué à ce programme dont les mutations visent une certaine forme de décentralisation.
Néanmoins, leurs analyses mettent en évidence des limites et plusieurs pièges liés qu’une démarche superficielle pourrait générer. En somme, on constate que les transformations engendrées depuis le Sommet mondial sur l’action humanitaire sont accompagnées d’une méconnaissance des processus de décentralisation. La localisation et le processus de décolonisation de l’aide humanitaire qui en émerge doivent donc être mieux compris pour éviter de passer à côté de cette opportunité unique et historique de transfert de pouvoir envers les acteurs locaux. Il faut plaider pour un investissement accru dans la recherche pour mieux repérer ces pièges, puis éclairer les politiques et les normes humanitaires qui en découlent. Si les acteurs de l’humanitaire sont sincères dans la finalité d’un processus équitable de partage du pouvoir, mieux comprendre la localisation devrait être au cœur de leurs priorités.
Notice biographique
François Audet est Professeur titulaire à l’École des Sciences de la Gestion (ESG) de l’Université du Québec à Montréal, Directeur général et fondateur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire (OCCAH), et membre de la Chaire de gestion de projet de l’ESG-UQAM. Il est titulaire d’un doctorat de l’École d’administration publique (ENAP) qui porte sur les processus décisionnels des organisations humanitaires internationales par rapport au renforcement des capacités locales. François Audet a cumulé plus de 15 années d’expérience dans le domaine de l’aide humanitaire. Il a notamment été Chef de la délégation régionale de l’Afrique de l’Est et de l’Océan Indien pour la Croix Rouge canadienne et Directeur des programmes pour CARE Canada. Il a travaillé plusieurs années en Amérique latine et en Asie du Sud-Est pour le Centre canadien d’étude et de coopération internationale, à titre de chef des projets d’aide humanitaire. Il a participé à plus d’une centaine de missions humanitaires et d’appui technique dont en Haïti, en Colombie, dans la Corne de l’Afrique, et dans la région du Sahel.
Notes
1. Six pays ont plus de 10 millions de personnes vivant avec des besoins humanitaires soit le Yémen (24,2 millions), la RDC (23,4 millions), le Venezuela (14,3 millions), l’Afghanistan (14 millions), la Syrie (11,7 millions) et la Corée du Nord (10,9 millions). Les trois autres pays sont le Nigéria (9,4 millions), le Soudan (9,3 millions) et la Colombie (8,9 millions).
2. Voir les détails du colloque en ligne : https://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/88/400/466/c
Références
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