Billetterie

19 h 50

Les carnets de L'ÉCOUTE D'UNE ÉMOTION

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Une table en mélamine. Par la fenêtre, le ciel bleu, d’un bleu très sombre et très abstrait, celui de juste avant la noirceur. À peine ce qu’il faut de lumière pour faire apparaître le filigrane des choses. Une chaise à roulettes arrêtée de tourner. L’air d’un conduit qui siffle depuis toujours, d’où ça vient, impossible à dire. Sur la table, un casque, des feuilles, trois micros qui pendouillent. Dans un coin, une plante sèche qui s’entête. Soir après soir, ce même décor qu’on dirait là depuis toujours, et soir après soir, l’étonnement de reconnaître chaque chose. L’imprévu, aussi, qui forcément s’invite.

 

 

Dans ce studio, une femme s’immerge. Ici, c’est sa chambre, ou tout comme. Dix minutes avant l’émission, elle fait son entrée, trop de bouquins sous les bras, elle n’aura pas besoin de tout ça, à peine le temps de déposer ses affaires, de s’enfiler une gorgée d’eau, de constater que tout est en place (en désordre, mais le sien). Tous ces livres pour se rapprocher du monde. Elle travaille fort à ça, la tête enfoncée dans les bouquins et les films, elle travaille fort à comprendre ce que ça peut bien vouloir dire vivre, pas mal de temps aussi à fuir ce qui ne ressemble pas à de la vie – le tiède, l’ennui, le trop banal. Comment vivre pendant que l’on cherche à croire à ce qui nous fait vivre, que quelque chose nous fait vivre, comment pendant ce temps ne rien rater de l’intensité de la vie? Elle n’a pas la réponse, ne croit ni aux causes ni aux explications (ceci expliquant cela). Elle cherche, c’est tout.

 

 

Elle bondit dans ce studio avec cette impulsion qui lui vient de la vie. Et cette vie dans son corps lui donne plein de raisons de penser. Qu’elle le veuille ou non, c’est toujours par lui que surgit la pensée.

 

 

En gros pixels rouge, impossible à manquer, l’heure qu’il est et la durée restante qui décline. Cette femme, c’est son métier, s’accroche au sablier : maintenant, elle attend vingt heures.

 

 

Elle met de la musique, We’re on a road to nowhere/Come on inside, jubilation sous son casque, toujours ce même désir de monde, Takin’ that ride to nowhere/We’ll take that ride, si la musique existe, il est donc vrai que le monde existe, il est donc vrai que le réel est un mystère, grande joie en provenance de ces pensées (même les plus tragiques) qui traversent tout le corps de cette femme, qui remonte ses jambes, son dos, sa nuque jusqu’à sa tête, elle le sent. La musique s’arrête, mais la mélodie lui colle à la peau.

 

 

Elle regarde ce studio qu’elle connaît par cœur – les objets, les bouquins sur la table – et tout l’étonne d’être là. Sur un micro son regard se pose. Ce sera, encore ce soir, un joyeux face-à-face entre elle et ce point orangé. Au micro, elle a toujours une question dans la voix. Elle aime ce qui touche à la question et ce micro fait partie de ces choses. Elle aime ce qui disparaît en voyant le jour, et la radio en fait partie. Les mots qui sortent de la bouche, courent au bord du précipice, se jettent dans le vide, elle aime beaucoup. N’empêche, parfois, elle a peur de tomber avec eux, et puis elle se dit tant pis. Tant pis ne sonne pas comme une résignation, mais comme un air en faveur du risque et de l’aventure.

 

 

Elle a cette façon bien à elle de se pencher sur le micro, comme une génération se penche sur la suivante. Dans ce studio, elle se sent libre et seule. Elle devient ce qu’elle est, affirme ce qu’elle devient, agit comme elle existe et marche dans ses propres pas[1], des pas que laisse derrière elle sa voix. Ses fesses sont radicalement posées sur le bout de sa chaise, et cette pose, c’est celle du mouvant. Ça n’a rien de gauche, quoiqu’on en pense. Ce qu’elle préfère, c’est comment le micro, le studio transforme les mots, les idées en images, comment, à chaque instant, tout bouge et se transforme.

 

 

Elle regarde par la fenêtre, ne voit pas clair, la nuit a tout recouvert. De l’extérieur, on voit peut-être sa silhouette, une silhouette parmi d’autres, voilà, rien de plus, rien de moins. Ses doigts se nouent comme des idées entre elles. À cette heure, l’ombre est partie vagabonder ailleurs. Son désir lui – de travailler, de penser, d’aimer – ne la quitte jamais.

 

 

Elle jette un regard riant et silencieux, au technicien derrière la vitre. La déformation de son visage dans la vitre, c’est encore elle?

 

 

Se tenant là, elle ne trouve pas comment dire autrement que : tout est si réel. Même si on lui répète que la radio interpelle l’imaginaire, franchement, elle ne voit pas la différence entre les deux. Elle prend une autre gorgée.

 

 

Généralement, elle improvise. Sauf les premiers mots, ceux-là, impossible, elle doit les organiser.

 

 

Dans quelques minutes, la pièce va commencer.

 

 

 

[1] L’endroit du décor, Raphaël Enthoven.

 

 

 

 

Texte rédigé par Marie-Laurence Rancourt, autrice et metteuse en scène de la pièce

 

 

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