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La matière du monde

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La vie peut-elle devenir une phrase, et l’inverse, une phrase peut-elle prendre vie ?

 

 

Ce serait bien. Une phrase infinie, une phrase éternelle pour restituer la matière du monde. Un mélange de vies vécues, de livres lus, de chansons qui ressuscitent les morts, paysages imprimés sur la rétine, images révélées, montées, oubliées, puis ranimées.

 

 

Entre la chair et son nom, que s’est-il passé? Que s’est-il produit ? C’est pour moi la seule question que pose l’écriture. La vie matérielle et la vie littéraire, comment les faire parler ensemble? Est-il possible de les faire coïncider ? L’écriture doit penser la pensée : comment penser le froid, la soif, le vertige, l’étouffement, la crispation, la langueur ?

 

 

Je travaille à une posture intérieure difficile à tenir : faire de ma langue d’écriture, qui est aussi ma langue maternelle, une langue étrangère à mes sens. L’envisager pour son bruit, sa respiration, les muscles qu’elle sollicite quand je l’articule, les parois contre lesquelles elle cogne, les cordes qu’elle fait vibrer, les espaces qu’elle ouvre dans le corps, ce qu’elle déplace, ce qu’elle convoque, ce qu’elle bouge : les dents, la langue, la mâchoire, la gorge, le crâne… Je cherche, avant d’explorer le caractère utile et persuasif de la langue, à m’engager physiquement auprès d’elle.

 

 

La vibration de la voix, sa « musique », m’intéresse encore plus que ce qu’elle trouve à dire. Peut-être parce que, contrairement à la littérature et à l’image, la musique est sa propre chose, son propre contenu. Son corps est son idéal, elle est sa propre incarnation, sa propre vie. La musique n’est conforme qu’à elle-même puisqu’elle ne restitue rien ; elle ne cherche pas à se substituer au réel, elle est réelle. Or, je ne suis pas musicienne, et la matière du monde ne sécrète pas sa propre expression. Seul le théâtre peut me venir en aide. Le théâtre peut, comme la musique, toucher à son « corps idéal » quand il ne fait pas de littérature, quand il ne « fait » pas image, quand il est cette potentialité incarnée, quand la parole vibre en doutant d’elle-même et en se demandant « qui parle ? », « qui veut, ici ? », « qui veut parler quand je parle ? ». À quel besoin répond notre acharnement à dire le monde ? À en faire des phrases ? Si le langage échoue à transcrire le réel, a-t-il en revanche le pouvoir de le remodeler, de le recréer, de le refaire ? Écrire, c’est plonger à même l’impossibilité de vraiment restituer une expérience par son récit. Le récit appelle un ordre et un équilibre, quand le vécu est par essence discontinu et vacillant. Quelle grammaire pour faire sentir le chaos en soi et autour de soi  ? Écrire, c’est user d’un langage qui ne fait pas confiance au langage et, comme l’avance Olivier Py dans Hamlet à l’impératif (Actes Sud-Papiers, 2021), « le théâtre s’affirme alors comme doute sur le doute du langage ».

 

 

La publication de textes théâtraux est la passerelle qui permet au théâtre et à la littérature de se rencontrer. J’ai l’impression de vivre sur cette passerelle, d’y errer et d’y trembler, d’habiter un espace qui sert essentiellement à être traversé. Un espace qui dérange l’ordre du temps, puisqu’il est autant rétrospectif que prospectif. Un seuil intempestif entre la scène et la page. Une pièce de théâtre qui devient livre, c’est souvent l’écho et la mémoire d’un spectacle qui a eu lieu, mais c’est aussi l’invitation à rêver mille autres spectacles possibles. Je tiens donc à remercier tous ceux et toutes celles qui publient ou lisent des pièces de théâtre, parce que, grâce à vous, il existe des livres où se rencontrent le re-senti et le pré-senti.

 

 

Publier et lire des pièces de théâtre, c’est à mes yeux célébrer ce mouvement anarchique du temps, c’est célébrer la perpétuelle migration qui nous fait traverser les frontières, c’est capturer le mouvement vital qui anime toute matière, toute pensée, la faisant passer d’une forme à l’autre, d’une chair à l’autre, d’un monde à l’autre, à la fois transformée et intacte, éternellement embryonnaire, donc dans une contingence infinie.

 

 

Si je conçois mon écriture comme une matière à théâtre, je crois que c’est précisément pour que les mots redeviennent la matière-chose-chair d’où ils proviennent. Pour que les mots, impulsés par notre besoin d’attester le réel, fassent le chemin inverse en retournant au feu qui les anime; qu’ils quittent le monde idéal pour revenir au monde sensible; qu’ils deviennent créateurs d’espace et de temps.

 

 

Le texte théâtral, dans son existence livresque, contient déjà cette portée vibratoire. Le livre promet que, une fois proférés, les mots cesseront aussitôt d’être des signes, des encryptages de la vie. Par le souffle et le corps des acteurs, s’ils ne deviennent pas forcément ce qu’ils désignent, assurément ils prendront vie.

 

 

Entre le sens et la vie, je choisirai toujours la vie.

 

 

Evelyne de la Chenelière

 

 

 

 

Préface tirée du livre de la pièce Le Traitement de la nuit paru aux éditions Théâtrales.

 

 

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