Billetterie

Entrevue avec Liliane Gougeon Moisan et Solène Paré

Liliane, quelle est la genèse de L’ART DE VIVRE et quelles thématiques voulais-tu y aborder?

 

 

 

Liliane Gougeon Moisan : L’ART DE VIVRE s’intéresse à la mise en scène de soi, au vivre-ensemble, à la remise en question du système tel qu’on le connaît. Sur un plan plus intime, la pièce parle de solitude, du besoin – et de la difficulté – d’appartenir à une collectivité et de s’y sentir utile et, plus largement, de ce qui donne un sens à nos existences. Le tout avec beaucoup d’humour, car je crois profondément en son pouvoir ; le rire nous fait baisser la garde, suscite notre autodérision et nous amène à réfléchir à nos paradoxes et nos failles.

 

Le titre en lui-même a été un déclencheur important ; expression galvaudée, l’« art de vivre » devient tantôt une rubrique de magazine dit « féminin » ou l’appellation de certaines publications léchées sur Instagram. L’art de vivre se serait-il vidé de son sens? Serait-il devenu une façon de se mettre en image plutôt qu’une façon d’être au monde?

 

Au moment de commencer à réfléchir à ce texte, en 2017, je venais de découvrir l’existence des youtubeur·se·s qui, à la manière de documentaristes du banal, tournent des vidéos de leur quotidien et les publient en ligne. On les voit déballer leur épicerie, faire le ménage de leur salle de bain, travailler, se préparer un café. Profondément intriguée par le phénomène, je me suis demandé si ces jeunes adultes avaient besoin de sentir l’œil de la caméra posé sur eux pour trouver la motivation d’agir. Sans témoin, la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Bien que June, Bianca et Ingrid ne soient pas des influenceuses à proprement parler, le monde des réseaux sociaux façonne leur représentation d’elles-mêmes.

 

 

 

Solène, qu’est-ce qui t’a particulièrement interpellée dans cette pièce de Liliane?

 

 

 

Solène Paré : Je suis fascinée par le besoin de contrôle des personnages, un besoin quasi identitaire. Quand devenir un modèle d’humanité est plus valorisé que d’être traversé par la vie, vivre devient synonyme de représentation. Dans la première partie, les personnages nous présentent la vie comme un art devant être suivi à la lettre, une performance dépendant d’un public (même imaginaire). Bien que ces « jeunes professionnel·les » excellent dans ce manège d’existence dans leur environnement respectif, il/elles semblent totalement inadapté·es lorsque les paramètres changent. Il/elles n’ont pas les outils nécessaires quand vient le temps de proposer de nouvelles alternatives au système qui les aliène. Cette pièce expose les blessures du capitalisme sur nos corps, nos cerveaux, notre capacité à imaginer.

 

 

 

Justement Liliane, d’où te vient l’idée de traiter d’une communauté alternative utopique et de son échec?

 

 

 

L.G.M. : Je me suis perdue dans les dédales du web, j’ai lu des articles, regardé des reportages, sincèrement fascinée par toutes sortes de groupes de personnes qui, à travers le monde, ont choisi de s’établir en petites communautés et de vivre de façon plus ou moins autonome et isolée. Je me suis demandé si c’était la solution à la crise climatique, séduite par la souveraineté et l’audace de ces gens-là. Mais est-il véritablement possible d’ainsi s’extraire de la société? Est-ce là un geste inclusif ou, au contraire, une attitude égocentrique révélant un certain privilège? Si je crois fermement à la nécessité d’effectuer des changements radicaux, je me questionne sur certaines initiatives qui laissent en plan – peut-être malgré elles – la majorité de la population.

 

 

 

Quelle est l’influence de l’architecture et du design moderne, des catalogues IKEA et autres facilitateurs décoratifs, dans L’ART DE VIVRE?

 

 

 

S.P. : Liliane ouvre son texte avec cette citation tirée du catalogue IKEA 2019 :

 

« Un peu essoufflante, la vie. Alors on se replie derrière les murs de sa maison pour créer un espace qui s’accorde un peu plus avec la nature, un lieu à même de ramener la paix de l’esprit, du corps et même de la planète entière.»

 

Les meubles modulables à bas prix, l’impression de facilité qui séduit l’œil et les environnements juste assez aseptisés que la compagnie met de l’avant dans son catalogue semblent nous dire que la liberté s’achète, que l’égalité des chances n’est qu’à un clic et que le vivre-ensemble commence avec le bon divan. C’est dans cet esprit qu’évoluent les personnages de la pièce dans la première partie : ils ont tout fait pour acheter la paix de leur âme dans leurs 4 et demie, et pourtant, quelque chose résiste au fond d’eux, une chose incontrôlable, débordante, insatisfaite, chaotique : comme une forme de vie.

 

 

 

L.G.M. : Le catalogue IKEA est pour moi l’incarnation même de la vie préformatée. Il ne s’agit pas seulement de nous vendre des meubles de qualité discutable, mais de nous vendre un mode de vie. Véritables mises en scène, ces images deviennent une fenêtre sur l’intimité fantasmée de figures auxquelles on peut s’identifier ; le jeune étudiant qui habite un espace restreint, la famille de classe moyenne avec deux ados, le couple mature féru de voyages. IKEA nous fait cette promesse : il permettra à chacun d’entre nous d’être au plus près de lui-même afin que cette identité puisse s’exprimer dans un décor.

 

J’ai eu une révélation lorsque j’ai appris que les pièces présentées dans le catalogue IKEA n’existaient pas vraiment ; qu’elles étaient créées virtuellement et que les personnages y étaient ajoutés par la suite, comme parachutés dans un monde fictif. La luminosité douce et chaude, le savant mélange d’ordre et de vie qui habite les pièces, le choix précis des objets, tout cela n’était donc qu’un mirage! Cette tension entre idéal et réalité est au cœur de la pièce et, plus largement, de mon écriture.

 

 

 

Quelles ont été tes inspirations, Solène, pour dépeindre les différents univers et stades de voisinages de cette construction dramaturgique en triptyque?

 

 

S.P. : Dans la pièce, on passe de monologues (1ère partie), à des scènes à deux (2e partie) en finissant avec des scènes de groupe (3e partie). À la mise en scène, j’ai imaginé un lent passage du 2D au 3D. Au rythme de la démolition du condo, on passe de scènes filmées – où les personnages se trouvent dans leurs condos chics respectifs – à des scènes en chair et en os, où ils peinent d’avantage à contrôler leur image et où ils doivent composer avec le froid et la faim.

 

Pour la première partie, je me suis inspirée du court-métrage de 1971 Det perfekte menneske (The perfect human) du réalisateur suédois Jørgen Leth. Un film d’une dizaine de minutes présentant un homme et une femme soi-disant « parfaits » avec un ton factuel comme dans un documentaire animalier. On les voit se brosser les dents, se nourrir, dormir, le tout sur un fond blanc infini. Je garde de ce film cette vastitude blanche dans laquelle les personnages évoluent, symbole de pureté et de perfection, faisant ressortir les protagonistes de façon clinique tout en assurant une certaine théâtralité. Le visionnage de nombreuses vidéos d’influenceuses en tout genre (réno, cuisine, cardio) a également nourri la mise en scène du début de la pièce, autant pour les types d’adresses au public que pour les prises de vue.

 

Pour « l’effondrement » du bloc, le concept du trou noir a été notre principale source d’inspiration : une masse qui parvient à une telle densité qu’elle aspire tout sur son passage. Comme si la Terre avait atteint sa limite et se vengeait sur le bloc-appartements de nos protagonistes, ce dernier étant d’ailleurs déjà affaibli par leurs démolitions diverses. Je souhaitais donner à voir un changement inattendu, un événement qui dépasse largement le pouvoir d’action des personnages : une catastrophe naturelle. Soutenue par une ambiguïté scénographique, la dernière partie se déroule à la fois dans les ruines d’une copropriété et dans un théâtre à l’abandon. Les personnages se retrouvent ensemble dans ce même espace, vulnérables, vivants. Ils expérimentent pour la première fois le « vivre-ensemble ».

 

 

 

 

 

BIOGRAPHIE DE LILIANE GOUGEON MOISAN, AUTRICE

 

Liliane Gougeon Moisan est née et a grandi à Montréal. Elle obtient un baccalauréat ès Arts de l’UQÀM à la suite de ses études en création littéraire et en linguistique, puis est diplômée du programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada. Durant son parcours scolaire, ses pièces sont mises en scène par Jocelyn Pelletier, Véronique Côté et Michel-Maxime Legault. Sa pièce L’ART DE VIVRE lui vaut le Prix Gratien-Gélinas 2019. Sa plus récente pièce, Et plus je suis inadéquate et plus je suis inadéquate, a été mise en lecture dans le cadre du Festival du Jamais Lu 2022. Liliane fait également de la traduction et offre de l’accompagnement dramaturgique.

 

 

 

BIOGRAPHIE DE SOLÈNE PARÉ, METTEUSE EN SCÈNE

 

Dès sa sortie de l’École nationale de théâtre du Canada, Solène Paré démontre un intérêt marqué pour les arts visuels, les études de genre et pour les textes mettant en relief les systèmes d’oppression et leur action sur les corps. En tant qu’artiste en résidence au Théâtre ESPACE GO elle revisite la pièce Quartett de Heiner Müller (2019), et propose par la suite un cycle américain de deux pièces traduites par Fanny Britt : LES LOUVES de Sarah DeLappe (2019), finaliste au prix de la mise en scène par l’Association québécoise des critiques de théâtre) et LA BRÈCHE (2021) de Naomi Wallace.

 

 

 

Recherche et rédaction : Sophie Gemme
Coordination : Valérie Hénault
Une création du Théâtre PÀP

 

 

 

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