HISTOIRE DE MARGUERITE : LIGNE DU TEMPS (TENTATIVE)
Version de Marguerite : Marguerite est née de M. Duplessis et d’une femme libre. Elle a été élevée chez M. Radisson jusqu’à la mort de ce dernier. Ensuite, le frère de son défunt père l’a vendue au prêtre Fornel en tant qu’esclave, alors qu’elle était pourtant née libre et avait toujours vécu libre.
Version de Sieur Dormicourt : Lorsque Duplessis meurt au Pays des Illinois, Marguerite est âgée de deux ou trois ans. Elle est envoyée au frère du défunt, à Montréal, avec un garçon, tous deux en tant qu’esclaves. Celui-ci meurt à Montréal, alors que Marguerite est élevée à la résidence de M. Radisson. Elle a toujours porté le nom de Marguerite Radisson, puisque M. Radisson l’a fait ratifier. Après la mort de M. Radisson, Duplessis frère vend Marguerite au prêtre Fornel.
Version de René Bourassa et Nicolas Sarrazin : En 1726, Bourassa possède une entreprise avec Sarrazin et Duplessis, ses associés. Un jour, alors que Bourassa se trouve en territoire hoocąk, au poste de traite de la baie de Green Bay (alors nommée « baie des Puants »), un Hoocąk nommé Wenigueri lui offre en cadeau une fillette âgée de dix ou onze ans. Wenigueri affirme l’avoir ramenée des Ioway, qui l’auraient eux-mêmes capturée des Pawnee dans le cadre d’une guerre entre leurs deux nations. Wenigueri ne désire pas garder la fillette, car elle n’a qu’un œil. Bourassa accepte de recevoir la fillette en qualité d’esclave. En échange, il offre à Wenigueri quelques marchandises de son entreprise. Plus tard la même année, lorsque Bourassa rejoint son associé Sarrazin à Michilimakinac, ils décident d’offrir l’enfant en cadeau à l’épouse de Duplessis, leur autre associé. L’enfant est donc envoyée à Montréal, à la résidence de M. Radisson où loge Mme Duplessis. Bourassa et Sarrazin affirment avoir toujours vu cette l’enfant à cette résidence par la suite, puisqu’elle y a été élevée.
Avant septembre 1740 : Le prêtre Fornel vend Marguerite à Marc-Antoine Huart de Dormicourt, un résident de Québec. Elle y est envoyée.
1740 : Début septembre, Marguerite tente de convaincre Fornel de la « racheter », c’est-à-dire de produire un acte de vente stipulant l’avoir vendue à un certain M. Bailly de Montréal. On peut alors présumer que Marguerite sait que Dormicourt a comme projet de la vendre en Martinique, que Bailly est potentiellement un allié de Marguerite, qu’elle croit pouvoir fuir l’esclavage ainsi, et que Fornel refuse la proposition de Marguerite et la dénonce à Dormicourt. Dormicourt fait emprisonner Marguerite à Québec en attendant qu’un bateau soit prêt à l’embarquer, puisqu’il planifie la vendre en Martinique.
11 septembre 1740 : Par acte notarié, Marguerite accorde à Jacques Nouette de la Poufellerie le pouvoir de la représenter en justice.
30 septembre 1740 : Marguerite fait parvenir au tribunal une demande d’autorisation à soumettre une requête à l’intendant. Elle est acceptée, ce qui est alors du jamais vu pour en Nouvelle-France pour une Panis.
1er octobre 1740 : Jacques Nouette de la Poufellerie présente pour Maguerite une requête officielle à l’intendant de la Nouvelle-France : Marguerite affirme être détenue illégalement par Dormicourt en tant qu’esclave, puisqu’elle serait libre. Elle demande au tribunal d’entendre sa cause, afin que son statut de femme libre soit reconnu et qu’elle soit libérée de prison. En réponse à cette requête, une audience est prévue le 4 octobre. Dormicourt est sommé à comparaître à cette audience pour répondre à la requête de Marguerite.
4 octobre 1740 : Audience au tribunal de Québec, au terme de laquelle on accorde quinze jours à Marguerite pour fournir un acte de baptême qui prouverait son statut, sans quoi on donnera raison à son opposant Dormicourt. Marguerite doit demeurer en prison entre-temps.
6 octobre 1740 : Nouette demande au tribunal l’autorisation de déposer une demande d’appel. Une audience est prévue le lendemain au Conseil supérieur de Québec, le plus haut tribunal de Nouvelle-France.
7 octobre 1740 : Audience au Conseil supérieur de Québec. Marguerite demande au Conseil de rejeter immédiatement toute l’affaire en la déclarant libre, ou alors de la libérer provisoirement jusqu’à ce qu’une enquête permette de déterminer son statut. Pour sa part, Dormicourt demande au Conseil de rejeter la demande d’appel de Marguerite, ou alors de lui permettre de faire entendre des témoins en sa faveur.
13 octobre 1740 : Marguerite, toujours emprisonnée, considère l’être illégalement. Elle demande à Dormicourt de la faire inscrire au registre officiel d’écrou : légalement, aucune personne ne peut être emprisonnée plus de 24 heures sans écrou, incluant celles qui ont le statut d’esclave. Dormicourt ne le fait pas.
15 octobre 1740 : Marguerite somme à nouveau Dormicourt de l’inscrire au registre d’écrou. Il ne le fait toujours pas. Marguerite demeure emprisonnée.
16 octobre 1740 : Dormicourt écrit directement à l’intendant de Nouvelle-France, qui préside le Conseil supérieur du Québec. Dormicourt « supplie » l’intendant d’intervenir dans l’affaire en sommant Nouette à comparaître dès demain. Selon Dormicourt, le délai de 15 jours accordé par le tribunal le 4 octobre pour fournir l’extrait baptistaire de Marguerite est beaucoup trop long. L’intendant Hocquart lui répond aussitôt qu’une audience extraordinaire aura lieu le lendemain matin. Les deux parties sont sommées à y comparaître.
17 octobre 1740 : En matinée, audience extraordinaire du Conseil supérieur. Elle est présidée par Sieur Estèbe, un subdélégué de l’intendant, qui indique au registre qu’il s’agit d’une « enquête sommaire faite […] à la requête » de Dormicourt, « en exécution de l’ordonnance contradictoirement rendue entre les parties » par l’intendant, la veille. L’inscription du subdélégué révèle un étonnement sans doute général, puisque c’est la première fois qu’une esclave est entendue en tant que partie civile par le plus haut tribunal en Nouvelle-France. Dormicourt fait entendre deux témoins, René Bourassa et Nicolas Sarrazin. Personne n’est présent pour témoigner en faveur de Marguerite, puisqu’aucun témoin n’a été sommé à le faire. Nouette demande au tribunal de sommer formellement les témoins de Marguerite à comparaître… et de leur accorder un délai raisonnable pour ce faire. Il demande aussi que Dormicourt soit sommé de fournir l’acte de vente de Marguerite qu’il prétend posséder. Nouette ajoute qu’il est prêt à défrayer d’avance les frais de subsistance de Marguerite si elle doit être maintenue en prison, afin de permettre à Duplessis frère de revenir de voyage et d’être lui aussi sommé à comparaître comme témoin important. Au terme de l’audience, le subdélégué Estèbe accorde les délais demandés par Nouette et renvoie la suite de l’affaire à l’intendant.
18 octobre, 14 h : Un huissier somme les témoins de Marguerite à comparaître, en parlant soit à leurs servantes ou à leurs portiers et en leur laissant des copies de la sommation. Ces témoins sont le Révérend Père Saint-Pé, Damoiselle Louise De Ramesay, ainsi que Joseph Denis Escuyer, Sieur de la Ronde et capitaine du détachement de la marine.
19 octobre 1740 : Dormicourt réécrit à l’intendant pour le supplier à nouveau d’intervenir : la demande de sursis pour faire entendre Duplessis serait un « faux-fuyant frivole » ne servant qu’à prolonger davantage la durée du procès au bénéfice de la partie adverse. Selon Dormicourt, Duplessis frère ne témoignerait jamais contre lui, et les autres témoins que Marguerite prétend avoir ne se présenteront sans doute jamais. Encore une fois, l’intendant répond à Dormicourt le jour même et convoque les parties à une audience qui aura lieu le lendemain matin.
20 octobre 1740 : Nouvelle audience au Conseil supérieur. Marguerite est présente. Toujours pas de témoins de son côté. Ceux de Dormicourt se présentent à nouveau et réitèrent leur témoignage. On leur désigne Marguerite et on leur demande s’il s’agit de la même personne décrite dans leur précédente déposition. Les deux hommes confirment l’identité de Marguerite. Nouette demande un délai de réplique de 24 heures. L’intendant décide plutôt de rendre immédiatement son jugement : il détermine que Marguerite est l’esclave de Dormicourt. Ce dernier peut donc la faire embarquer sur-le-champ pour la Martinique.
(Plus de trace de Marguerite)
1743 : Dans une lettre envoyée au ministre de la Marine à Versailles, l’intendant Hocquart affirme que Nouette a quitté la colonie de Québec : « Le nommé Nouette dit la Poufellerie, de la conduite duquel M. L’Evesque vous a rendu compte, est un mauvais sujet qui m’a donné plus d’une fois occasion de le corriger sévèrement ; après plusieurs avertissements inutiles, j’ai été obligé, à mon retour de Montréal, de le tenir à Québec près de deux mois en prison ; il n’y a point de chicane dont il ne soit capable dans l’exercice de sa profession de praticien, infidèle dans les dépôts, solliciteur de mauvais procès, indiscret dans ses discours et ses écrits, de mauvaises mœurs, avec de l’Esprit, voilà le précis de son caractère ; je lui ai fait dire qu’il eût à s’en retourner en France, où que je l’y servis passer d’autorité. À Québec, le 3 novembre 1743, il s’est embarqué sur le navire Le Mars destiné pour La Rochelle. »
RÉSUMÉ DES ARGUMENTS DES PARTIES
MARGUERITE
Elle est la fille de M. Duplessis et d’une femme libre. Elle est donc née libre et c’est libre qu’elle a été élevée en la maison de M. Radisson. Le père de Saint-Pé a eu connaissance de sa naissance et de son enfance, et pourrait donc en témoigner devant le tribunal.
Le droit en Nouvelle-France stipule que les personnes qui y ont été baptisées sont automatiquement reconnues comme sujettes du Roi. Puisqu’elle a été baptisée en Nouvelle-France, Marguerite devrait donc elle aussi être considérée comme sujette du Roi.
Dormicourt n’aurait fourni aucune preuve de son esclavage parce il n’en existerait aucune. Si aucun acte de vente n’a été présenté comme preuve, sur quoi se base-t-on pour la traiter comme une esclave ? En tant que sujette du Roi, Marguerite devrait jouir des mêmes droits et libertés que toute autre personne dont l’esclavage n’a pas été prouvé. C’est donc de plein droit qu’elle présente sa requête en justice. Il serait injuste qu’un tribunal refuse d’entendre un sujet du Roi.
Non seulement Dormicourt n’a pas droit de la faire emprisonner puisqu’elle est libre, mais selon la loi, aucune personne ne peut être emprisonnée plus de 24 heures aux prisons de la ville sans être inscrite au registre d’écrou, même les personnes au statut d’esclave. Puisque Dormicourt refuse de l’écrouer et qu’elle est emprisonnée depuis bien plus de 24 heures, elle devrait être libérée immédiatement.
DORMICOURT
Puisque Marguerite est esclave, elle ne peut être sujet de droit, intenter un recours et être représentée par un procureur. La requête de Marguerite est donc frivole et doit être entièrement rejetée.
Marguerite est son esclave et c’est sans preuve du contraire qu’on l’empêche d’en disposer à sa guise, ce qui brime ses droits de propriétaire. Si le procès s’étire au point de repousser son départ jusqu’au printemps, les frais de justice encourus, ainsi que la pension supplémentaire déboursée pour maintenir Marguerite en prison, devraient lui être remboursés.
Marguerite a commis des vols domestiques, du libertinage et de l’ivrognerie, et serait considérée comme une criminelle même si elle n’était pas esclave. L’envoyer en Martinique permettrait d’épargner les coûts de la livrer à la justice. Cela aurait aussi le bénéfice de l’empêcher de pervertir la communauté, ce qu’elle a déjà commencé à faire puisqu’elle trouve du soutien parmi des gens d’église. De plus, reconnaître une Autochtone criminelle comme sujette du Roi causerait un scandale en Nouvelle-France et créerait un dangereux précédent.
Marguerite n’est pas la fille de Duplessis, puisqu’il n’existe aucune preuve en ce sens. Elle est même connue sous le nom de Radisson plutôt que de Duplessis. Il existerait des documents prouvant qu’elle a été vendue plusieurs fois comme esclave.
Même si Marguerite avait vraiment porté le nom de Duplessis, cela ne prouverait pas qu’elle est la fille de M. Duplessis, puisqu’il est pratique courante que les esclaves portent le nom de leur maître.
Même si toute la communauté témoignait qu’elle est la fille de Duplessis, cela ne prouverait rien : pour qu’une filiation soit officiellement reconnue en droit français, il faut que le père lui-même reconnaisse la filiation, sinon l’enfant est reconnue comme née d’un père inconnu. Ce n’est pas le cas de Marguerite, puisque Duplessis est mort et personne n’a été témoin de la conception de Marguerite. Même si Duplessis s’était lui-même déclaré père de Marguerite, cela ne changerait rien à son statut d’esclave, puisque selon le « Code noir », le statut d’esclave se transmet par la mère. Seul le Roi a le pouvoir de changer cette loi et les autorités de Nouvelle-France devraient s’en inspirer dans l’administration de la colonie.
La seule véritable façon de prouver une filiation entre Marguerite et Duplessis serait un extrait baptistaire le prouvant. Or, celui de Marguerite ne ferait mention ni de père ni de mère : il y serait simplement inscrit qu’elle est Panis. Puisque les Panis sont reconnus comme esclaves en Nouvelle-France (dont par plusieurs membres du tribunal qui en possèdent eux-mêmes), Marguerite, en tant que Panis, doit nécessairement être reconnue comme esclave en Nouvelle-France.
Marguerite elle-même a reconnu son statut d’esclave, puisqu’elle a tenté de se vendre en tant qu’esclave.
Dossier dramaturgique réalisé par Marilou Craft
Artiste, autrice, traductrice, éditrice et conseillère dramaturgique