Billetterie

Une écriture du trouble

« … de quel pays suis-je? Est-ce que tout pays n’est pas pour moi un pays étranger? Ces interrogations … suscitées par des particularités de ma biographie… ont provoqué dès mon enfance un état de malaise constant, ou plutôt une perpétuelle sensation de déplacement, telle qu’il me semblait que je ne me sentirais jamais nulle part chez moi et que nulle part non plus on ne me considérerait comme une compatriote. »
 
– Marie NDiaye

 
 
La littérature de Marie Ndiaye porte l’empreinte de sa double appartenance identitaire et de ses nombreux exils volontaires. En effet, depuis ses tout débuts comme romancière, NDiaye déploie un univers marqué par des récits de filiation, d’origine et de migration. Les personnages de ses pièces partagent presque tous systématiquement un désaccord avec le lieu d’où ils sont issus. Débutent alors de nombreuses quêtes identitaires portées par des souffles tempétueux et un rythme très près du stream of consciousness. Ce mouvement de l’écriture relève de cette « perpétuelle sensation de déplacement » dont nous parle l’autrice dans la citation en exergue. Marcher aux côtés de Marie Ndiaye, c’est regarder le monde dans toute sa beauté cruelle. Un théâtre fait de faux-semblants et traversé par des états d’incertitudes.
 
 
 

LES SERPENTS (2004)

 
Dans la maison, nul ne songe à contredire le fils devenu père.
Dehors, au pied de la porte, trois femmes : la mère (Mme Diss), l’ex-femme (France) et l’actuelle maîtresse de la maisonnée (Nancy) négocient sous le soleil ardent d’un champ de maïs. À l’intérieur, le fils-ogre qu’on dirait tout droit sorti d’un conte de fées, fait siéger un climat de terreur. Qui réussira à entrer à l’intérieur?
 
La pièce Les serpents saisie d’abord par le flot du verbe, comme arraché au sens commun. Les échanges sont francs, directs et incisifs. Des frissons suivent les arguments. En ce jour de célébration du 14 juillet, alors que les feux d’artifice s’apprêtent à exploser dans le ciel et que les corps sont assoiffés et brûlants, cette réunion familiale s’annonce des plus funestes.
 
 
  

En famille

 
Bien que les récits familiaux ou identitaires forment la chair de l’œuvre de Marie NDiaye, il est peu question de solidarité. Les espaces de réconciliations recherchés par les personnages adviennent rarement et portent souvent la marque de situations inquiétantes et énigmatiques. Par exemple, dans LES SERPENTS, l’action se déroule un 14 juillet, jour de fête nationale, mais la journée n’annonce rien d’une célébration ou d’une commémoration. La pièce s’ouvre plutôt sur un champ de bataille : « [o]n ne revient jamais, quand on vient de gagner, sur le lieu où s’est livré la bataille, car sait-on ce qui nous attend, tapi dans l’ombre. », dit France. Les feux d’artifice qui sont sur le point d’exploser dans le ciel nous rappellent que nous célébrerons plus tard la victoire de l’un ou l’une sur l’autre…
 
Chez NDiaye, la famille est un champ gravitationnel aliénant et cruel : toujours il nous repousse, mais sans cesse on y revient. Cette attraction, Mme Diss, France et Nancy l’éprouvent très clairement dans la pièce. Elles sont toutes trois captives au seuil de la maisonnée, car à l’intérieur l’ogre est prêt à tout dévorer sur son passage. Elles peuvent donc difficilement échapper à cet espace-entre où la menace est toujours présente.
 
D’ailleurs, c’est à cet endroit que le fantastique de NDiaye prend forme. Entre réel et imaginaire, des espaces de cruauté, très symboliques, surgissent à des moments où les personnages semblent s’approcher d’une vérité ou encore, de quelque chose qui leur serait impossible à voir (ou qu’ils ne veulent tout simplement pas voir…). En effet, le passage du familier à l’étrange se réalise alors qu’il y a un refoulement du familier. Comme une peinture qu’on regarderait de trop près, à un certain moment, l’image n’est plus reconnaissable : c’est le trouble, le flou. Sans aucun doute, Marie NDiaye cherche à provoquer cet état de perplexité : « […] ce vague dans lequel baigne maintenant beaucoup de ce que j’ai écrit. ».
 
Dans LES SERPENTS, le trouble et l’oubli mettent en tension le lieu de reconnaissance qu’est censé représenter la famille. Il est vrai, personne ne semble se reconnaître. Mme Diss ne se rappelle plus du visage de son fils et les parents de France croient qu’elle est une « étrangère menaçante ». Affaiblis, les liens filiaux deviennent capitalisables. Mme Diss n’a pas fait tout ce chemin pour venir voir son fils, mais bien pour lui emprunter de l’argent. Nancy, qui a abandonné sa famille, achète les souvenirs de sa belle-mère pour connaître le sort de son fils, le petit Jacky, donné aux serpents. La famille devient le lieu d’affaire et d’échange, de dette, de négociation et de sacrifice. Est-ce la seule langue qu’ils leur restent ?
 
 
  

Devenir-serpent

 
Comme dans bien des pièces du répertoire contemporain, le titre pose une énigme ou une clé de lecture. Peut-être défriche-t-il ici la première part d’un territoire féminin? Chose certaine, les métaphores corporelles et animales sont légion chez Marie NDiaye. Elles traduisent la nature profonde des êtres à un moment où leur humanité est questionnée ou mise en doute.
 
Symbole ultime de la transformation et des cycles de la vie, le serpent est une figure complexe. Dans la genèse, il est l’avatar du diable, celui qui incite Ève à croquer la pomme et à désobéir au commandement de Dieu. Jaillissant des rochers ou de sous un tapis de feuilles, il incarne aussi la menace qui guette le marcheur. Reposant de tout son corps au sol, il est sensible aux ondes et aux vibrations qui proviennent des mondes souterrains ; demeure des connaissances ancestrales.
 
Lorsque le serpent se retire pour muer, signe de renaissance et d’immortalité, il s’isole en se repliant sur lui-même et son écaille devient laiteuse. À ce moment, on dirait qu’il entre en méditation, voire en introspection. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle il incarne l’énergie vitale et cosmique féminine (Kundalini) au sein des traditions tantriques de l’Inde. Étonnamment, on remarque dans la pièce de NDiaye que l’énergie vitale des personnages est plutôt soumise à un véritable phénomène de vampirisation. Tout est mis en place pour absorber la substance vitale de l’autre et la dominer psychologiquement en lui retirant progressivement toute forme de volonté. De plus, le personnage de Mme Diss, dans sa façon de médire les autres de façon sournoise, embrasse littéralement l’expression « avoir une langue de vipère ».
 
Autre réflexion, le cuir de serpent est une matière rare, signe d’exotisme, de richesse, de séduction et donc d’un souci de l’apparence pour celui ou celle qui le revêtit. La parade et la joute verbale auxquelles s’adonnent les trois femmes dans la pièce évoquent quelque chose de ce jeu des apparences et de la construction de soi. Quelle peau revêtir aujourd’hui? Quelle image construire? L’argent décide souvent de ce qui est visible et de ce qui ne l’est pas.
 
La figure du serpent participe aussi au dessin d’une zone d’indiscernabilité ou de trouble dans la pièce. Elle apparaît parfois de manière concrète (la cage aux serpents du petit Jacky), mais sa signification est multiple et propre à l’interprétation. Elle semble surtout injecter des affects particuliers aux personnages qui adoptent des états de corps porteurs de pulsions, de comportements ou d’attitudes propres à un devenir-serpent : un espace de subjectivation pas tout à fait animal, ni tout à fait humain, mais profondément vivant.