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Marie-Claire Blais, écrivaine phare

 
L’image première, quand on la croise, est à la fois celle d’une femme humble et discrète, comme celle d’une enfant éternellement espiègle. Regard perçant, généreuse, sans prétention aucune et nullement atteinte par les mondanités, Marie-Claire Blais semble n’avoir ni âge ni étiquette pour la décrire, à l’instar de son œuvre. Elle habite la littérature tout en restant connectée au réel. Ses livres forment un ensemble cohérent, bien qu’uniques, chacun à leur manière, réitérant chaque fois l’engagement total et sans concessions de l’écrivaine dans l’écriture. À la fois politiquement engagée et complètement dégagée des dictats de l’industrie culturelle et des modes, Marie-Claire Blais est d’une classe à part, celle des esprits libres et visionnaires, celle des génies, oserait-on dire, qui saisissent le pouls de leur temps sans en être prisonniers.
 
Précoce et remarquée dès ses débuts, alors qu’elle publie son premier roman, La Belle bête (1959), à l’âge de vingt ans, Marie-Claire Blais est désormais aussi remarquable par la pérennité de son prolifique parcours. Née à Québec en 1939, désormais installée à Key West aux États-Unis, poète, auteure dramatique et romancière, elle a publié une soixantaine de titres et n’a de cesse d’interroger son époque depuis soixante ans, construisant une œuvre ambitieuse et exceptionnelle à bien des égards.
 
Blais se démarque dans l’histoire de la littérature québécoise par l’originalité de son écriture et son indépendance notoire depuis son premier roman. La Belle bête détonne dans le paysage littéraire plutôt conservateur de l’époque, abordant l’inceste dans un langage cru. Les relations tordues entre une jeune femme laide et son jeune frère idiot, mais aussi très beau sont décrites avec une sauvagerie gothique étonnante pour une écrivaine si jeune. Déjà, les libertés qu’elle prend avec la langue annoncent son rejet des codes et de l’orthodoxie.
 
Suivra une très abondante production durant la décennie des années 1960. On connaît surtout Blais pour Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965), qui lui a valu le prestigieux Prix Médicis à l’âge de 26 ans. Le roman, fort remarqué dans le contexte d’effervescence culturelle de la Révolution tranquille, propose une parodie du roman de la terre où la bestialité triviale du Québec des années 1950 est dépeinte dans toute son horreur. La grand-mère Antoinette dégoûtée par ses nouveau-nés et la quinzaine d’enfants élevés comme du bétail est loin de l’image d’une vie paysanne idyllique défendue dans le roman du terroir traditionnel québécois. Jugé noir et pessimiste à sa parution, le roman sera toutefois remarqué et admiré par de nombreux lecteurs et critiques. Il faut dire que le traitement grotesque du portrait lucide et dur de la Grande Noirceur que nous offre Blais se démarque des œuvres réalistes de son temps et affiche une subversion exceptionnelle pour l’époque.
 
Ce roman ouvre à la jeune écrivaine les portes d’une reconnaissance internationale et marque le début d’une période très féconde : elle publie durant la seconde moitié du XXe siècle plus de quarante œuvres : romans, pièces de théâtre et recueils de poésie. Elle séjourne en France, puis revient au Québec à la moitié des années 1970 pour s’installer finalement à la fin des années 1980 à Key West, en Floride, où elle vit encore.
 
Elle obtient un premier Prix littéraire du Gouverneur général en 1968 avec Manuscrits de Pauline Archange, un roman sur la cruauté envers les enfants où sont brouillés les rôles de victimes et bourreaux. En 1973, elle fait paraître un étonnant roman, Un Joualonais sa Joulaonie, en réaction à la mode de l’époque du roman québécois écrit en joual. Blais joue avec la langue populaire introduite par Michel Tremblay avec LES BELLES-SOEURS (1968), s’inscrivant dans le débat politique de son temps, mais le prenant sous un angle inusité, percevant les limites d’un jargon régional érigé en loi. Bien qu’elle vive désormais aux États-Unis, Marie-Claire Blais s’est toujours affirmée comme Québécoise et militante pour la francophonie. D’une certaine façon, elle a pris une distance géographique avec le Québec comme pour mieux le voir, le percer, demeurant toutefois pleinement habitée par ses origines québécoises.
 
Peu connue du côté des États-Unis où elle vit néanmoins depuis des décennies, Blais est souvent considérée comme une écrivaine exigeante, pas forcément facile d’accès, notamment en ce qui concerne son dernier projet romanesque d’envergure, le cycle Soifs. Entrepris en 1995, ce projet ambitieux deviendra un monument incomparable et inégalé, une fresque de dix romans qui culmine en 2018 avec Une réunion près de la mer, lauréat du Grand Prix du livre de Montréal. Dans ce labyrinthe narratif aux multiples ramifications, Blais fait un portrait de l’Amérique, mais aussi de l’époque en général, de ses enfants mal aimés, de ses marginaux, de leurs déchirements et de leur résilience. À l’âge de 80 ans, Blais clôt ainsi une fresque monumentale qui confirme que soixante ans plus tard, elle n’a rien perdu de sa pertinence.
 
Ce qui distingue notamment Marie-Claire Blais dans le paysage littéraire québécois réside dans sa constance et son engagement total dans l’écriture : elle traverse toutes les époques, de la Révolution tranquille jusqu’au passage au XIXe siècle, avec une imperturbabilité exemplaire. Qu’elle traite d’enfances malmenées durant la Grande Noirceur, de sidatiques à la fin du XXe siècle, d’attentats terroristes, d’artistes incompris ou de déportés migratoires, une constante, toujours, demeure chez elle : l’attention portée à la violence et à la haine des exclus, des marginaux, des minorités et des parias. À l’écoute des humains fragilisés par leur condition, des victimes de persécution (femmes, Noirs, homosexuels, transgenres, itinérants, enfants des rues, réfugiés), Blais s’intéresse aux plus démunis comme aux oppresseurs, sensible à l’humanité quelle qu’elle soit. Chez Blais, chaque vie compte et le plus monstrueux des personnages mérite aussi une place dans son œuvre, exempte de toute morale. Chacun partage une condition commune qu’on appelle la condition humaine, pour laquelle Blais exprime une empathie inébranlable.
 
Autre fait notable, Marie-Claire Blais fait partie des rares écrivains québécois à être si proches de la culture américaine. En 1993, elle publie Parcours d’un écrivain : notes américaines (VLB), où elle raconte ses premières expériences aux États-Unis. Alors que toute jeune encore, lauréate d’une bourse lui permettant de passer un an à Cambridge, elle est témoin de soulèvements des Noirs et fréquente parallèlement des cercles d’artistes et d’écrivains qui la marqueront. Déjà, en filigrane, se trouvent dans cet essai les racines de l’univers contrasté qui sera celui de Soifs. Puis en 2012, elle fait paraître Passages américains, un essai où elle exprime son admiration pour les militants de la défense des droits civiques américains (droits des Noirs, des femmes, des homosexuels), ainsi que pour la résistance politique et l’action collective. Construit autour de trois événements — l’assassinat de Robert Kennedy en 1968, la Marche de la paix du Canada à Guantanamo entreprise à Québec le 26 mai 1963 et la mort sous les balles de la Garde nationale de quatre étudiants sur le campus de l’université Kent en Ohio le 4 mai 1970 —, ce texte confirme les affinités de l’écrivaine pour la révolte, mais aussi l’influence de la culture américaine dans le développement de sa pensée. Pourtant, aucune idéologie n’est défendue dans ses romans, tissés plutôt des luttes, des paradoxes et des tensions entre les différentes forces en jeu dans notre monde. L’Amérique est là, à travers l’accélération des vies, la peur et l’inquiétude d’une fin du monde, la conscience du lourd fardeau à porter, hérité des violences du siècle dernier, mais l’univers de Blais est d’abord et avant tout un monde imaginaire qui réfracte notre actualité. Nos catastrophes réelles et nos histoires sont transcendées par son regard et le traitement qu’elle en fait pour semer espoir et beauté, notamment à travers l’art, érigé comme une arme contre la défaite et une passerelle en réponse au rejet, un moyen d’entretenir le lien quand tout autour se dissout.
 
Humaniste engagée pour la résistance des exclus et combattant l’oppression sous toutes ses formes, Blais n’appartient à aucune clique, aucune école, aucun mouvement. Elle consacre sa vie à l’écriture depuis plus de soixante ans et échafaude une œuvre multiple, d’une impressionnante cohérence. Refusant toute concession, Blais agit tel un phare qui repère les zones dangereuses de l’humanité et tente d’y injecter un peu de beauté.
 
 
 

Soifs : Un jardin ouvert

 
Elle aurait pu titrer ce gigantesque projet par une image catastrophique, un mot grave en écho aux mille violences dont il est question. Or, ce sont plutôt les multiples soifs de ses personnages qu’elle a choisi de mettre en tête du projet. La soif qui renvoie au désir et à l’espoir de ceux qui continuent à chercher du sens et de la lumière dans le chaos et la noirceur. Cette soif sied bien aux êtres du cycle romanesque de Soifs, des êtres qui persistent à croire en un idéal malgré les malheurs, les épreuves, les violences, mais elle sied également à leur génitrice, elle-même porteuse d’un insatiable désir de solidarité et de résistance, d’une foi profonde en l’humanité et en l’art, capable d’enchanter les zones les plus sombres de la société.
 
Marie-Claire Blais entame cet imposant cycle romanesque en 1995, pour aboutir à une épopée de près de 3000 pages divisée en dix romans et bouclée en 2018. Dans cette œuvre exigeante et tentaculaire, l’écrivaine poursuit son entreprise littéraire orientée vers les misères humaines, mais s’attarde cette fois à mesurer comment l’horreur et la violence du monde actuel agissent sur la conscience humaine. Y sont notamment abordés la dépendance, l’abus sexuel, le terrorisme, la peine de mort, la menace d’une destruction nucléaire, le sida, mais aussi l’amitié, l’amour, le pouvoir de l’art et l’importance de la communauté. Si Blais offre un regard lucide et clairvoyant sur la société et ses violences, elle invite aussi à résister et à ne pas perdre espoir.

Le premier titre, Soifs (1995, Prix du Gouverneur général), qui donne son nom au cycle, se passe principalement sur une île du golfe du Mexique décrite comme un lieu idéal qui ressemble fortement à Key West et s’avère un véritable microcosme américain du monde contemporain. Ce roman se concentre sur la figure de Daniel, écrivain et alter ego de Blais qu’on suivra pendant tout le cycle. Daniel travaille pendant des décennies à un projet fou et immense intitulé Les étranges années qui relate ses années de dépendance à la cocaïne à New York. L’œuvre de Daniel devient une sorte de mise en abîme du cycle romanesque de Blais, foisonnant de réflexions sur l’écriture, la place de l’écrivain dans la société et son rôle pour décrire les horreurs de notre temps. Conscience inquiète, lucide et tourmentée, Daniel nous fait voir le monde par ses yeux de la même manière que Blais nous offre un miroir du nôtre1. « Daniel se disait qu’il n’y avait de paradis pour l’homme que dans le silence et la lâcheté », peut-on lire. Exit le bonheur de surface chez Blais. La vérité se trouve plutôt dans la clairvoyance face aux horreurs, aux misères et à la tragédie quotidienne de l’humanité à laquelle elle nous convie, sans jamais sombrer dans le cynisme.
 
Le premier tome met également en scène Renata, juriste venue se reposer sur l’île suite à une opération, obsédée par l’exécution, dans une prison du Texas, d’un Noir qu’elle croit innocent. L’image du condamné dans sa cellule l’obsède et avive sa révolte contre la peine de mort qui sévit dans son pays. S’y retrouve aussi sa nièce Mélanie, femme engagée au brillant parcours, mère de trois enfants, dont le petit Vincent, et épouse de Daniel. Autour de Daniel et Renata gravitent les vies de plusieurs autres personnages : artistes, musiciens, écrivains engagés, activistes et marginaux, tous réunis dans une fête destinée à célébrer les dix jours du petit Vincent, atteint d’un souffle au cœur. Cette fête coïncide aussi avec la mort de Jacques, un ami de Daniel spécialiste de Kafka.
 
Les mêmes personnages se retrouvent dans le second tome, Dans la foudre et la lumière (2001), alors que Daniel a publié son roman, mal reçu par la critique. Le troisième tome, Augustino et le chœur de la destruction (2005), se déroule autour de l’anniversaire de Mère, fêtant ses quatre-vingts ans, qui fait le bilan de sa vie et s’interroge sur la manière dont elle souhaite quitter ce monde. En plus des artistes réunis à cette fête apparaît le personnage d’Augustino, adolescent de seize ans, fils de Daniel et Mélanie, apprenti écrivain qui incarne la conscience anxieuse d’une jeunesse désemparée face à la destruction annoncée de la planète.
 
D’autres personnages s’ajoutent à la fresque, dont l’enfant Angel, un enfant atteint du sida, et le médecin qui le soigne, Dr Dieudonné. Un groupe de drag queens apparaît dans le cinquième tome, Mai au bal des prédateurs (2010), puis revient dans le huitième tome, Le Festin au crépuscule (2015), en plus de plusieurs autres, une centaine, au total, qu’il serait impossible de tous énumérer ici.
 
Le Festin au crépuscule est le tome le plus directement orienté vers la violence et les menaces de fins du monde de tout le cycle. Daniel assiste, lors d’un festival littéraire international organisé en Écosse, à l’assaut de jeunes terroristes masqués et armés. Si l’attaque tragique laisse planer sur ce livre une atmosphère sombre et prémonitoire, le dénouement offre de l’espoir. Blais termine le roman sur une image de communion humaine entre l’enfant Angel et son ami Kitty. À ce portrait très actuel des atrocités et dérives violentes de notre époque, Blais insuffle une touche de lumière, refusant de clore le tableau sur l’apitoiement ou le désespoir, lui préférant une ouverture vers la compassion.
 
La poétique de Soifs se construit autour de cette idée d’ouverture. Aux exclusions, rejets et cloisonnements, elle oppose une écriture et un imaginaire sans frontière où les individus circulent et se relaient la parole sans fin, sans distinction et sans hiérarchie. Des chants pour Angel (2017) incarne bien cet accueil démocratique des êtres les plus mauvais comme les plus purs. Le roman met en opposition l’enfant sidatique dont on organise les funérailles et un jeune homme suprématiste blanc qui attaque une église noire et médite en prison un Manifeste de la haine. La figure de l’innocence, la victime muette, affronte celle de la haine, le coupable qui glorifie son crime, mais chacun d’eux mérite la même attention pour l’écrivaine. Blais plonge dans la conscience de ses personnages avec l’égale conviction que de tout être peut jaillir la lumière. Elle accompagne chaque personnage avec une fidèle confiance, âme bienveillante recevant les confidences de l’humanité sans discrimination, se faisant leur dépositaire, leur gardienne. Elle développe une proximité avec ses personnages, quel que soit leur statut, car pour elle, chaque vie mérite d’être racontée. Morts et vivants côtoient ainsi animaux et humains en tous genres. « Ne sommes-nous pas tous les enfants d’un hasard incohérent », pense Daniel, relevant cette idée que nous sommes tous égaux devant la vie.
 
Les principaux personnages du cycle se retrouvent dans le dernier roman de la série, Une réunion près de la mer (2018), qui a pour cadre une grande fête organisée par Daniel pour les dix-huit ans de Mai. Daniel se trouve ici investi par un devoir de mémoire, convoquant des événements et figures de l’histoire, comme celle du docteur Mangele qui exerça dans le camp de Birkenau, ainsi que celle d’Herta Oberhauser, seule femme médecin des camps nazis. Passé et présent se trouvent liés par la conscience du personnage, de la même manière que tout circule dans Soifs, abolissant toutes les cloisons temporelles, spatiales et mentales. Même la fin du cycle n’en est pas pour autant un achèvement, comme l’a si bien démontré Kevin Lambert : « Les frontières, les limites, les fins dès qu’elles apparaissent, sont aussitôt déjouées : on nous rappelle leur incertitude, leur perméabilité, et le mouvement de l’écriture tend vers leur au-delà »2. En effet, le cycle de Soifs invite à entrer dans un espace hors de la temporalité habituelle, un lieu où passé, présent, futur surviennent simultanément dans la conscience des personnages. De nombreuses scènes du cycle sont d’ailleurs construites autour de leurs rêves ou de leurs visions, mêlant songe et réalité pour mieux ouvrir et dépasser le cadre du réel et faire de ce long récit déployé sur dix tomes un chant sans début ni fin. L’absence de clôture se révèle jusque dans sa conclusion, elle-même ouverte vers la continuité. Il n’y a pas de fin à Soifs, parce qu’il n’y a pas de fin à l’humanité et le refus de finitude ouvre une porte sur l’avenir.
 
Truffé de références aux États-Unis et à des bouleversements réels, le cycle ne fait jamais de référence directe à des événements. Microcosme de l’humanité et des tares universelles, il dépasse son époque, appartient à un temps et un espace presque mythologiques. L’île est « à la fois notre monde et nous-mêmes, dans notre intériorité »3, explique Blais. S’il évoque des événements tels que l’ouragan Katrina (désigné comme la « Grande Dévastation ») et traite de problèmes liés à notre époque, Soifs dépasse la chronique sociale de son temps. Les histoires et les êtres racontés nous ressemblent, ont tous un peu de nous, mais appartiennent aussi à une histoire universelle. Blais y dresse un portrait lucide de notre rapport à l’actualité, dont les images bombardent nos écrans, et de la destruction omniprésente, portait de « ces temps de guerres spontanées et d’exodes écologiques », pour reprendre les mots du personnage de Mélanie. Les horreurs se perpétuent et se relayent, d’époque en époque, de lieu en lieu, pour finir par ne former qu’une seule et même histoire qui se répète inlassablement.
 
Si ce constat peut paraître dur, Blais ne se laisse jamais emporter par le désespoir. Au contraire, de Soifs émane une tragique beauté. Quelque chose comme un espoir d’harmonie entre cette communauté humaine issue de toutes les classes sociales, de toutes les origines, de tous les milieux. Homosexuels, travestis, Noirs, clandestins, exclus, marginaux, riches, artistes, mais aussi parias, pédophiles et meurtriers se partagent la narration et deviennent solidaires, égaux, soudés par une commune destinée. Blais crée un lieu ouvert où chacun est accueilli. Un espace démocratique, neutre et bienveillant où, comme chez Rabelais ou d’autres écrivains associés au carnavalesque, le haut et le bas communiquent dans une circularité continuelle, une absence totale de hiérarchie.
 
L’écriture circulaire, obsédante et labyrinthique de Soifs rappelle aussi La Divine Comédie de Dante, d’ailleurs citée dans le texte. Daniel a des visions des cercles de l’enfer du grand poète italien, cercles des damnés, des maudits, auxquelles se mêlent les âmes innocentes. Soifs convoque effectivement tous les damnés de la terre, les innocents comme les bourreaux, sans discrimination. Mais Dante est aussi le sujet d’Adrien qui en est le spécialiste et ne cesse de rappeler à l’esprit de Daniel cette référence à laquelle il devrait se rapporter plutôt que d’intégrer des faits divers dans son roman. Soifs est la preuve que La Divine Comédie peut très bien cohabiter avec les tragédies du présent et du commun des mortels.
 
 
 

Le flux de la conscience

 
À l’image d’un monde qui va vite, Soifs est un récit impressionniste où les voix s’expriment et se bousculent avec spontanéité, persistance, jaillissant en désordre, rejoignant le flux de la pensée, le fameux stream of consciousness cher à Joyce dans Ulysse et à Virginia Woolf. Ce procédé d’écriture consiste à reproduire le mouvement de la pensée du personnage, son monologue intérieur tel qu’il survient, souvent de façon désordonnée comme l’est la pensée. Blais se réfère d’ailleurs, en exergue à Soifs, aux Vagues de Woolf, auquel la narration du cycle est souvent comparée. Si le traitement de la phrase dans Soifs peut effectivement faire penser à celui des Vagues, la taille monumentale du cycle (2928 pages, très exactement), forme un projet à part, sans équivalent.
 
Soifs est une symphonie humaine, une « plongée en apnée, où il faudrait se raccrocher au seul souffle de l’auteure pour tenir le coup »4. En effet, le lecteur doit d’abord s’habituer à la construction particulière de cette narration polyphonique que se relaie chaque personnage sans rupture. Une narration sans chapitres, sans paragraphes et presque sans ponctuation. L’entrelacement de centaines de voix livrées dans la proximité de leur conscience intime crée un véritable tourbillon, une sorte de tempête humaine où luit, au milieu du chaos, la lumière de celle qui orchestre le tout.
 
La longue phrase de Soifs, livrée d’un seul souffle, où se croisent et se tissent plusieurs trames narratives et temporelles, délaisse le point de vue omniscient au profit d’une instance narrative qui se fond à l’intimité des personnages, tout en créant une certaine posture d’ensemble distanciée. En effet, par la simultanéité de tous les récits racontés, simultanéité de tous les lieux et tous les temps, Blais plonge le lecteur dans une sorte d’éternel présent qu’elle seule organise. On y retrouve l’influence de Proust, notamment, qui a pratiqué ce traitement particulier du temps, mais aussi de Faulkner.
 
Plusieurs lecteurs et critiques font un lien entre la forme ouverte et la multiplicité des voix qui se croisent dans l’œuvre et l’ordre de la mondialisation. Or, si Soifs peut être lu comme une épopée d’envergure sur notre époque, un chant choral reproduisant le rythme fou de notre monde ultra-connecté et ultra-médiatisé, le cycle dépasse cette comparaison. Au contraire, on peut lire Soifs comme un acte de résistance à notre engourdissement devant la violence, à notre mondialisation qui délie les liens humains à mesure qu’elle les multiplie. Blais invite avec Soifs à renouer avec la compassion en devenant la confidente, dirait-on, de chaque être humain, dans un lieu étroitement lié au réel, mais qui le dépasse. Un jardin vivant où se cultivent l’amitié et les rapprochements, où chacun partage la même terre éprouvée, bousculée, mutilée. Un espace inventé par Blais pour dire l’importance de chaque vie, qui fait aussi penser au Jardin des Délices de Jérôme Bosch, auquel le roman de Daniel est comparé. Ce tableau monumental qui dépeint la folie des hommes dans leur multitude sous forme de grouillement théâtral aux infinis détails rappelle en effet la fresque de Soifs. Le paradis, la vie avant le déluge et l’enfer y sont représentés de la même manière que Blais raconte les folies destructrices comme les joies de vivre dans son cycle, n’épargnant aucun détail et plaçant chaque vie sur le même plan, en face des tentations diaboliques, des flammes de l’enfer, et de ce jardin fragile qu’on partage tous.
 
Si Blais parle d’un monde qui manque de justice, d’empathie ou de communion, elle y répond par son œuvre, ouvrant un espace décloisonné où le meurtrier partage la phrase d’une victime, le Noir celle d’un Blanc suprématiste, un être effrayé par la mort, avec un autre qui la provoque. Rassemblée ainsi, en dehors de toute hiérarchie, l’humanité communie pour ne former qu’une seule et même voix. Blais invente un espace infiniment ouvert où chacun est invité. Et Dieu sait si notre époque férue de frontières identitaires et de murs en a besoin.
 
 
 

SOIFS MATÉRIEUX – Le chant de la conscience

 
De prime abord, la longue phrase presque sans ponctuation ni paragraphes où se mêlent et s’entrecroisent divers narrateurs peut paraître difficilement traduisible au théâtre. La force littéraire de Soifs tient à cette prodigieuse prouesse de Marie-Claire Blais qui consiste à réunir plusieurs consciences humaines dans un même souffle ininterrompu. Comment adapter cette phrase en continuum au théâtre sans perdre le fil de la narration? Comment rendre compte de la merveilleuse musique des voix qui s’épousent comme une seule et grande communauté affective sans égarer le spectateur?
 
Stéphanie Jasmin et Denis Marleau ont relevé le défi en refusant toute concession, fidèles à l’esprit de la créatrice de l’œuvre, choisissant ne pas modifier la phrase de Blais, mais plutôt de la laisser entendre presque telle quelle sur scène. Signant l’adaptation théâtrale, Marleau a effectivement composé le texte de Soifs Matériaux à partir d’extraits tirés majoritairement de Soifs (1995), mais aussi de Naissance de Rebecca à l’ère des tourments (2008), Mai au bal des prédateurs (2010), Des chants pour Angel (2017) et d’Une réunion près de la mer (2018), extraits livrés presque sans modifications, si ce n’est du découpage nécessaire au montage du texte. Les interprètes se partagent la narration, parlant d’eux au « il », narrant leurs propres actions, respectant la forme inventée par Blais qui unit les voix individuelles et leurs variations en une voix d’ensemble, non pas celle d’un narrateur omniscient qui interprète, mais celle d’une conscience qui écoute, accueille et traduit la pluralité des voix dans sa soif de vivre.
 
Le résultat est convaincant : les voix individuelles entrelacées dans la phrase unique de Blais se trouvent facilement différenciées par leur distribution entre les interprètes. Ce qui semblait être un texte presque intraduisible sur scène gagne en force : à la musique de la langue blaisienne s’ajoute la physicalité du corps des acteurs et actrices, celle des modulations et du grain des voix humaines qui se l’approprient. On découvre à quel point chaque personnage possède sa propre mélodie, sa propre musique, ses propres modalités. Le chef-d’œuvre de Marie-Claire Blais s’incarne donc de manière viscérale et devient une vraie « composition de chair et de sang », pour reprendre l’expression utilisée par le personnage de Daniel dans Soifs.
 
Sur scène, le spectateur accède à la multitude chorale livrée par les interprètes, mais aussi à cette voix universelle surplombant l’histoire : la voix forte, bienveillante et inaltérable de Blais derrière, qui chante et berce cette communauté de personnages. À cette voix dominante s’allie sur scène celle de la musique, jouée en direct par le quatuor à cordes Bozzini sous la direction de Philippe Brault (contrebasse) et la présence de Jérôme Minière à la guitare. La jeune fille et la mort de Schubert et le Requiem de Mozart, cités dans les romans, deviennent, interprétés sur scène, des complices, dirait-on, de la voix de l’écrivaine, de ce souffle inaltérable, sorte d’harmonie qui n’exclut pas le chaos de la pluralité des voix, mais l’accueille plutôt avec empathie. Le texte et la musique forment une symphonie organique entre deux chants liés, parfois miroir, parfois contrepoint, dans ce jeu d’entrelacs qui caractérise Soifs.
 
Pour l’adaptation théâtrale, Jasmin et Marleau ont choisi de concentrer l’action sur le premier roman de la série, lors de cette fête donnée en l’honneur de la naissance du petit Vincent, troisième enfant de Mélanie et Daniel. S’y retrouvent des amis écrivains, la tante Renata, la mère de Mélanie et plusieurs autres. Durant cette célébration baignée d’une atmosphère de fin du monde, la vingtaine de personnages retenus parmi la centaine, issus de milieux sociaux et de pays divers et de tous âges, incarnent chacun à leur façon une réalité, un désir ou une soif : soif de justice pour Renata, la juriste tourmentée par un condamné à mort probablement innocent; soif de reconnaissance et de sens pour Daniel, l’écrivain qui ne trouve pas d’éditeur; et ainsi de suite. On y aborde les tensions raciales, la violence faite aux femmes et la menace terroriste à travers cette communauté humaine qui révèle ses angoisses, ses inquiétudes et joint ses questionnements intimes aux enjeux collectifs de notre temps.
 
Le sens et l’originalité émergent de ce va-et-vient entre la conscience individuelle et la conscience commune, cette danse fine et complexe que la mise en scène de Marleau et Jasmin saisit et honore, notamment par des projections en gros plan du personnage de Daniel. En montrant le visage de l’écrivain, double de Blais, sur grand écran, les metteurs en scène placent au centre de l’univers la conscience de l’écrivain, indiquant que l’histoire racontée est aussi celle que narre Blais elle-même, celle par qui tous ces gens, nés de son imaginaire, existent. La simultanéité des récits qu’on retrouve dans la narration romanesque est recréée par la présence constante des acteurs et actrices sur scène, alors que leurs scènes sont éclairées tour à tour, mais qu’ils continuent à vivre lorsque le projecteur se pointe sur un autre.
 
Les projections vidéo de Stéphanie Jasmin, de lents plans séquence du Sud où l’on sent la moiteur des tropiques et le vent du bord de mer, renvoient sans être identifiables vraiment à l’île du roman, un lieu proche du Key West où vit Marie-Claire Blais mais qui reste innommé. Le flottement hypnotique qui se dégage de ces images évoque l’espace d’abord mental raconté dans Soifs, ce lieu unique qu’a inventé Blais pour parler de notre humanité à travers les différentes consciences de ses personnages. Un espace imaginaire organisé non pas selon un récit linéaire ou une hiérarchie habituelle des idées, mais plutôt par évocations, associations, courts-circuits, ressassements et répétitions, un ordre rappelant celui de la pensée que la direction artistique de SOIFS MATÉRIAUX recrée avec soin. L’atmosphère onirique de la pièce rejoint l’univers des romans, à la lisière du réel et du rêve, un monde qui parle de nous, nos peurs, nos violences, nos confinements, nos pulsions dangereuses, mais s’en détache aussi, évitant toute référence directe à l’actualité, lui préférant un traitement intime, intérieur.
 
Réputé pour ses adaptations d’œuvres littéraires inédites et exigeantes, UBU semblait tout désigné pour transposer ce monument littéraire à la scène. Habitué de fréquenter des textes avant-gardistes tels que Jarry, Beckett, Queneau, Koltès, la compagnie semble avoir des affinités naturelles avec l’univers romanesque de Blais. L’écrivaine affiche effectivement une parenté avec ces auteurs qui ont choisi de passer par une réinvention de la langue et de la forme pour dire les bouleversements de leurs temps. Blais rejoint aussi UBU à un autre égard. Soifs foisonne de références artistiques, littéraires et picturales, et donne la parole à nombre d’artistes, écrivains, peintres, musiciens, danseurs, photographes. Blais crée à l’intérieur même de son œuvre un dialogue entre les disciplines artistiques. L’échange entre différentes formes d’art et de paroles, l’intégration de langages tels que la poésie, la musique, l’art visuel, le masque et la vidéo dans le théâtre d’UBU semble correspondre à la vision artistique de Blais marquée par l’abolition des frontières entre les différentes formes d’art, les différents langages. Dans la transposition théâtrale de Soifs, le dialogue entre le roman et le théâtre s’avère fécond, presque viscéral. Le tissu romanesque de Soifs, si riche et novateur, trouve un écho dans la théâtralité imaginée par UBU où les frontières s’estompent entre la vie réelle et la vie intérieure. Le décor en paliers, les images projetées et la musique cohabitent avec le jeu des acteurs de manière à recréer l’atmosphère de perméabilité des romans.
 
Blais a inventé une forme nouvelle pour dire le monde d’aujourd’hui, une forme ancrée dans des réalités tangibles, réelles, actuelles, mais qui les dépasse aussi. Qu’il soit question de la « condition féminine sans cesse violentée », de « trente-quatre Panthères noires tuées dans les rues de New York », d’un « instinct sexuel qui fonctionne comme une machine » ou de cet enfant qui, à quatre ans, « lui avait demandé si c’était aujourd’hui qu’ils allaient tous mourir », chaque fois, on se retrouve en face d’un miroir de notre monde, mais chaque fois aussi, on accède à l’incarnation individuelle de ces bouleversements, à sa déclinaison intime, personnelle, unique. Chaque personnage reflète une variation de l’expérience universelle et participe à ce grand chœur commun.
 
Le théâtre, par nature lieu de la présence et de la communion, devient ici un espace ouvert où s’entrelacent les histoires de tous ces êtres pour lesquels on devient lentement compatissants, s’y retrouvant un peu, parce qu’ils racontent des réalités universelles, hors du temps, mais aussi parce que leurs peurs et leurs élans nous sont intimement familiers.
 
 
Dossier dramaturgique réalisé par Elsa Pépin
Auteure, recherchiste, critique et animatrice d’émissions littéraires
 
 

 
1. Voir à ce sujet l’excellent chapitre consacré à Marie-Claire Blais dans : Lise Gauvin, « Marie-Claire Blais, L’observatrice militante », dans Le roman comme atelier, la scène de l’écriture dans les romans francophones contemporains, Karthala, 2019.
2. Kevin Lambert, « Une réunion par le livre. Le multiple et l’écriture dans le cycle Soifs de Marie-Claire Blais », in Nouveaux cahiers de recherche, CRILCQ, p. 116.
3. Marie-Claire Blais, dans l’entrevue donnée à la revue Liberté, no 312, été 2016.
4. Laurence Côté-Fournier, « Le monde derrière le rideau », dans Liberté, no 312, étant 2016, p. 44.