Au printemps 2017, je marche dans les rues de New York — pèlerinage ensoleillé dans les pas de Patti Smith, autour des lieux qu’elle a fréquentés — de Greenwich Village au St. Mark’s Church, du Chelsea Hotel au loft de Mapplethorpe, des studios d’enregistrement aux logis improbables, du fameux restaurant Max’s aux étroites rues de Soho. J’emporte avec moi le plan de la ville constellé de petites pastilles jaunes et rouges qu’Andréane Roy a méticuleusement collées au-dessus du nom des rues. Les lieux ont parfois disparu : le CBGB, salle de spectacle de l’underground musical, est à présent une boutique de vêtements chic pour hommes, le mythique Chelsea Hotel est en rénovation, et de toute façon cela fait longtemps qu’on ne peut plus y louer une chambre en échange d’une peinture. Et il n’y a plus de vrais lofts de peintres à Soho, seulement des boutiques de luxe.
Cette déambulation enfiévrée par le soleil ardent qui réchauffe NY — ville toujours terriblement mouvante, vivante et grouillante — évoque mon premier contact avec la grosse pomme, en septembre 1977, quand les couteaux sortaient sur les quais du métro, quand Times Square demeurait un carrefour mal famé, quand la Petite Italie était encore un quartier italien et qu’il ne faisait pas bon s’éloigner à l’est de la 5e Avenue.
À mes yeux, Patti Smith est liée à ce territoire de la jeunesse, la mienne, faite d’utopies, d’optimisme, de mouvements collectifs, de protestations et de manifestations et où le sentiment d’appartenir à une communauté et le sentiment de fraternité étaient ardents. L’époque a changé, c’est le moins que l’on puisse dire, et l’esprit des années 60, 70 a disparu, emporté aux vents mauvais qui annonçaient déjà l’ère Trump, en compagnie de tous ces corps tombés aux barricades des révoltes étudiantes, à la guerre du Vietnam ou sous l’effet des drogues et du sida. Mais Patti est toujours là, active, écrivant des livres, faisant des spectacles et c’est un peu intimidant de la savoir si vivante juste à côté de nous.
J’ai entendu parler de Patti Smith pour la première fois en montant TRUE WEST de Sam Shepard, en 1996. Les lectures autour de la pièce ont fait surgir cette silhouette maigre et longue, à la coupe de cheveux Keith Richards, qu’on décrivait comme « la prêtresse du punk ». On évoquait la passion brève et brûlante qui la liait à Shepard en 1971. Une image floue qui s’est précisée au fur et à mesure des années et que le livre Just Kids a cristallisée.
Tout chez Patti Smith est à la fois paradoxal et cohérent. Elle s’intéresse aux vêtements, aux looks, collectionne les Vogue, mais s’habille de façon androgyne à une époque où ce n’est pas du tout la mode, du moins chez les femmes. Elle est une des premières figures féminines du rock et du punk, mais rêve de devenir la muse d’un grand poète, d’un artiste à la manière de Frida Kahlo pour Diego Rivera. Elle se donne entièrement aux hommes de sa vie jusqu’à y sacrifier son œuvre, jusqu’à disparaître, mais s’affirme comme « chef » d’un groupe rock’n’roll. Elle est one of the boys, mais se comporte comme une groupie avec les musiciens qu’elle a toujours vénérés et qu’elle séduit tout autant. Elle si fervente de poésie et de littérature (l’ombre de Rimbaud irrigue tous ses poèmes), brûle les planches et fait des concerts devant des foules de plus en plus nombreuses. Après la chute à Tampa où elle se casse le cou, elle disparaît plus de dix ans du paysage pour vivre à Détroit une vie familiale et conjugale assez semblable à celle qu’elle avait rejetée dans sa jeunesse, quand elle avait quitté le New Jersey pour NY et la vie de bohème.
Just Kids, magnifique livre publié il y a quelques années a servi de point de départ à notre recherche. Toutes les fois où je me suis intéressée à une écrivaine pour bâtir un spectacle, nous puisions dans l’œuvre seule. Mais pour Patti Smith, l’iconographie est abondante de même que les entrevues, les spectacles, les clips et les chansons accessibles sur YouTube. La fouille, passionnante, donne le tournis. À un moment donné, je me suis plongée dans un livre incroyable (Please Kill me) qui, au moyen d’entrevues, fait revivre toute cette scène new-yorkaise sillonnant des beats aux punks. Témoignages croisés et contradictoires, galerie de personnages très colorés, tous plus fous les uns que les autres, la drogue, le sexe, le rock’n’roll et la mort qui rôde. Les filles faisaient le tapin pour donner à manger à leurs amoureux musiciens, les hommes se prostituaient pour les mêmes raisons ou pour obtenir de la drogue. Tout le monde vivait plus ou moins les uns sur les autres, squattant en équipe des lofts sans toilette ni douche. Les Ramones, les New York Dolls, Andy Warhol, Lou Reed et le Velvet, Iggy Pop, le punk new-yorkais avait une couleur bien à lui qui n’était pas celle des Britanniques. Je me suis perdue dans ce livre, dans la richesse et la profusion de son contenu. À un moment donné, j’ai même perdu le cap, je ne savais plus ce dont je voulais parler. Il m’a fallu faire marche arrière, revenir à la source.
On considère que Patti Smith fut un des précurseurs du mouvement punk. Elle puise plutôt ses racines artistiques chez les beatniks — Kerouac, Corso, Ginsberg, etc. —. Elle se situe dans la foulée de ces poètes et performeurs, elle qui écrivait de la poésie en doutant de ses capacités d’écrivaine. Elle a introduit la guitare électrique dans les soirées de poésie, et c’est un autre fil qui me relie à elle, puisque j’ai découvert les performances poétiques en Ontario français, où les poèmes de Patrice Desbiens, Robert Dickson, Jean Marc Dalpé et autres se scandaient aux sons stridents du rock de garage.
Patti Smith parle peu de ses douleurs. Certes elle évoque souvent les morts. Tant de proches ont disparu, son mari, son frère, tous ceux qu’elle côtoyait de Jim Carroll à Janis Joplin, ses amis, ses idoles, Sam Shepard et Robert Mapplethorpe. Mais elle ne dit mot de la vie quotidienne avec son dernier compagnon rongé par l’alcool ni de sa peine à abandonner son premier bébé, pensant – sans doute à juste titre — qu’un enfant à 20 ans nuirait à son épanouissement artistique. Patti a toujours construit son image, bien avant que ce soit la mode et elle continue de le faire. C’est sans doute en partie pourquoi elle est devenue une icône, un personnage incontournable de la scène littéraire et musicale. Avec les années, sa voix, son chant se sont approfondis et la maturité lui a donné une force sidérante. Elle est une référence, une batailleuse et une survivante.
Nous ne voulons pas tant représenter Patti qu’y plonger, que s’y dissoudre. Au théâtre, nous n’avons pas tellement le choix, difficile de tricher. Il nous faut éviter le piège de l’imitation, du pastiche. Certes, un fil rouge biographique nous sert de guide, à travers les grandes rencontres humaines et artistiques qui ont marqué le parcours de Patti Smith. Ce qui nous importe par-dessus tout ce n’est pas tant de restituer une époque qu’un esprit de création, dans sa complexité, sa multiplicité, ses hasards. La diversité des matériaux dont nous nous servons et la scène dénudée exigent beaucoup de créativité. La salle de répétition est en ébullition. C’est ce plaisir et cette quête d’absolu que nous espérons transmettre et qui nous semblent refléter un peu de cette inventivité et de cette liberté qui prévalaient quand Patti Smith a laissé son talent la guider.
– Brigitte Haentjens
Metteure en scène
Mot de Brigitte Haentjens
Parce que la nuit
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