Au départ s’est imposée une figure artistique féminine prolifique, Patti Smith, mais la forme qu’allait prendre le texte dramatique n’était pas encore fixée.
Inspirée par le témoignage délicat et émouvant de Patti Smith dans Just Kids (2010), Brigitte Haentjens a eu envie de convier sa complice de création de longue date, Céline Bonnier, à explorer avec elle l’univers artistique et intime de l’artiste, dans la veine d’autres projets analogues autour de figures féminines telles que Virginia Woolf (VIVRE, 2007) ou Sylvia Plath (LA CLOCHE DE VERRE, 2004/2006).
Lire Just Kids, c’était aussi l’occasion pour la metteure en scène de redécouvrir le microcosme culturel de la ville de New York à une époque fascinante sur les plans culturel et politique (de la fin des années 1960 à la fin des années 1970). C’est d’ailleurs aussi à cette même époque que Brigitte Haentjens est arrivée en Amérique, à New York, précisément.
Au début du chantier dramaturgique au printemps 2016, en compagnie de Brigitte Haentjens, de Céline Bonnier et de Dany Boudreault, nous avons donc entrepris de vastes recherches sur le contexte socioculturel et politique des États-Unis entre 1950 et 1980, sur la scène artistique underground de New York ainsi que sur l’ensemble de l’œuvre et de la biographie de Patti Smith. Ces recherches se sont consolidées sous la forme d’une vaste « bible Patti Smith », remplie de photos, d’extraits de biographies, d’essais et de poèmes, de liens vers des films, des entretiens et de la musique. Avec Brigitte Haentjens, Céline Bonnier et Dany Boudreault, nous avons tout lu, regardé et écouté, puis nous avons discuté et rêvé autour de ces ressources pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, lors des laboratoires de l’hiver 2017 et de l’hiver 2018.
En cours de création, Brigitte Haentjens travaille ainsi, dans la durée et la convivialité, question de laisser les images, les mots et les visions se décanter, s’imposer d’eux-mêmes. Cette manière d’aborder la création, soit de réserver une longue période de recherche, d’errance et de réflexion en amont des phases de conception et de production, est très précieuse. Ce faisant, le chemin devient aussi passionnant et important que la destination. Comme le répète souvent Brigitte en cours de processus : « Si je sais exactement ce que je vais faire et comment je vais le faire au moment de commencer un projet, ça ne m’intéresse pas. »
Ainsi, le temps accordé à ces recherches, questionnements, échanges et zones de partage en petite communauté s’est révélé essentiel à la création du spectacle. Pendant le processus, il s’est constitué un réseau de références et d’associations ainsi qu’un alphabet communs, autour desquels se sont articulées les écritures scénique et textuelle par la suite. Au terme de ces deux laboratoires, nous partagions sensiblement les mêmes questions et les mêmes désirs : nous parlions le même langage.
Il y avait notamment ces désirs communs de témoigner de la manière dont l’art et la vie s’enchevêtrent dans l’œuvre de Patti Smith et de retracer le chemin vers l’art et vers l’écriture de cette femme persévérante et inspirée.
« I contain multitudes. » (Je contiens les multitudes)
– Walt Whitman
Nous pressentions aussi qu’il nous fallait ménager des espaces pour d’autres voix que celle de Patti, d’une part parce qu’elle a énormément écrit sur sa vie et son œuvre, et que nous trouvions intéressant de convoquer d’autres perspectives, question de rompre avec une légère tendance à l’automythification et de complexifier le portrait de cette artiste. D’autre part, la notion d’une écriture chorale s’est aussi imposée parce que les voix des poètes et des artistes qui inspirent Patti occupent une place prépondérante au sein de son œuvre. Quand elle crée, elle semble presque toujours le faire en étroit dialogue avec sa famille élective : les Rimbaud, Genet, Mapplethorpe, Shepard, Burroughs, Jeanne d’Arc et autres héros de son panthéon personnel.
Enfin, il nous paraissait également important de suggérer « le grondement sourd de la multitude » : d’évoquer le fourmillement du microcosme artistique new-yorkais, l’effervescence politique et culturelle des années 1960 et 1970, et finalement, de rendre sensible l’impact de certaines rencontres et de certaines influences sur la trajectoire personnelle et artistique de Patti Smith. Ces idées de multitude et de choralité sont d’ailleurs très en phase avec un vers que Patti Smith cite souvent au moment de se présenter en entrevue : « I contain multitudes » (Walt Whitman, Song of Myself, 1892). « Je contiens les multitudes ».
Brigitte Haentjens envisageait donc à ce point du processus que le spectacle ne serait pas un solo, qu’il y aurait une dimension chorale et que l’écriture du spectacle reposerait à la fois sur un fil narratif biographique tenu par Céline Bonnier, mais aussi sur une diffraction des corps et des voix, selon la logique fragmentaire de la mémoire et des circonvolutions de l’activité créatrice. À ce stade, se sont joints au processus de précieux nouveaux collaborateurs : les acteurs Alex Bergeron, Martin Dubreuil et Leni Parker.
C’est avec toutes ces ressources, ces préoccupations et ces désirs en tête qu’au printemps 2018, Brigitte Haentjens et Dany Boudreault, accompagnés de Céline Bonnier, ont entrepris l’écriture de Parce que la nuit. Le texte s’est écrit en quelques mois, dans une atmosphère de félicité et de complicité féconde.
Voici une liste non exhaustive des différentes ressources convoquées, réécrites, citées et transformées par les auteur·es lors de l’écriture de la partition textuelle du spectacle :
Patti Smith:
Extraits des livres Just Kids (2010) et M Train (2015); Poèmes Fire of Unknown Origin, Work Song, Au lecteur, Oath, Carnet, Équilibre, Piss Factory, Jeanne d’Arc, Ballad of a Bad Boy, Une prière de plus (poèmes tirés des recueils Early Work 1970-1979 et Corps de plane);
Extraits de verbatim d’entretiens (Stockholm, octobre 1976; USTV « Midnight Special », 1978; NSVT/NRK Skavlan, 2017);
Setlist de la première lecture au St-Mark’s Poetry Project (Patti Smith, Complete Works, 1975-2006);
Les chansons Privilege (Set me free), Land, Because the Night, Hey Joe, Gloria, Farewell Reel, Dancing Barefoot, People Have the Power;
Extraits d’articles et d’entretiens parus dans diverses revues : Spin, les Inrocks, Le Monde, le New York Times;
Extrait de la pièce de théâtre Cowboy Mouth, co-écrite avec Sam Shepard en 1971;
Extraits du documentaire Patti Smith : Under Review (2007).
Jean Genet:
Extraits de Le miracle de la rose (1946) et du poème Sur ton cou (Le condamné à mort, 1942)
Arthur Rimbaud:
Extraits des Lettres du voyant (à Paul Demeny, mai 1871)
Jack Kerouac:
Extraits de La vie est d’hommage (2016)
Legs McNeil et Gillian McCain.
Extraits du livre Please Kill me, l’histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs (2006)
Victor Bockris
Extraits de la biographie Patti Smith : An Unauthorized Biograhy (1998)
Jennifer Lesieur
Extraits de la biographie Patti Smith (2009)
Fenton Bailey et Randy Barbato
Extrait du documentaire sur Robert Mapplethorpe Look at the Pictures (2016)
Dossier réalisé par Andréane Roy
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Andréane Roy est une jeune dramaturge, chercheuse et musicienne. Après une formation en chant, elle obtient un baccalauréat en études théâtrales et en littérature comparée de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM et de l’Université de Montréal.