Billetterie

Là, dans cette zone indéfinie

Treize fragments sur LA VIE UTILE

 

« où pourrai-je me blottir?
je ne vois que murs
et que moi
et j’ai peur »
 
– Marcelle Roy, Traces
 
 

1. Déjà, en commençant

 
Evelyne de la Chenelière : « C’est ignoble cette idée de vie utile qui met au même niveau utilitaire et instrumentalisé les autoroutes, les ponts, les appareils électroménagers et les êtres humains. »
 
 
 

2. Ce que ce n’est pas. Ce que c’est. (Un peu.)

 
Le théâtre est un art du temps. Il peut l’accélérer et condenser trois années en quatre-vingt-dix minutes. Ou il peut déployer sur ces mêmes quatre-vingt-dix minutes un très court moment; ainsi, les pensées et les souvenirs, qui dans la vie se bousculeraient en une ou deux secondes cruciales, peuvent être entendus, vus et observés. C’est à cette seconde catégorie, celle du temps déployé, qu’appartient LA VIE UTILE.
 
Cette œuvre ne raconte pas une histoire, elle rend accessible ce qui se passe dans la tête d’une femme au cours du bref instant de conscience qui précède une mort brusque et inattendue. L’instant entre le « je vais mourir » et la perte définitive de la conscience. Jeanne fait une chute de cheval. Mortelle. Elle se dédouble : il y a la Jeanne réflexive aux prises avec tous ces propos contradictoires sur l’existence et la mort qu’on lui a inculqués – et qui dialogue avec la Mort en personne qui, bizarrement, parle anglais. Et il y a la Jeanne à l’instant de sa chute de cheval, qui se confond avec Jeanne d’Arc – que le père de Jeanne vénérait tant. Cet instant de la mort de Jeanne est aussi traversé par des souvenirs : ceux de sa mère qui, lorsque Jeanne était enfant, lui apprenait de façon obsessive le nom de chaque chose. Et ceux du père qui, au moment de son agonie, entouré de ses nombreux jeunes amants, se désolait d’être incertain du salut de son âme, lui qui croyait en Dieu. Puis, déferlant régulièrement dans la pièce comme de grandes vagues de réel, à la fois grandioses et dérisoires, il y a ces ahurissantes listes d’éléments épars, glanés à même toutes les dimensions de la vie, ces listes massives et foisonnantes que l’auteure nomme les répertoires de Jeanne.
 
 
 

3. Le mur des origines

 
Evelyne de la Chenelière : « En 2014, Ginette Noiseux m’a invitée à être auteure en résidence pour trois ans à ESPACE GO. Je lui ai alors proposé un projet précis qui se déploierait sur ces trois années. J’avais envie de faire autre chose qu’une prolifération de petites formes, je souhaitais résister à la multiplication d’événements artistiques appelant chaque fois la promotion, la rentabilité, le commentaire, en me concentrant sur une seule démarche évolutive. Le productivisme affecte trop notre vie artistique. Je voulais m’engager dans un souffle long. Alors j’ai demandé un mur, afin de réfléchir sur l’engagement et de découvrir une liberté artistique en déplaçant l’écriture. J’ai proposé simplement ceci : écrire sur un mur pendant trois années. Superposant une nouvelle couche d’écriture chaque année, chaque nouvelle couche à la fois marquant, masquant et enrichissant la couche précédente, créant des situations de lisibilité partielle. Je voulais créer un palimpseste. Écrire sur un mur crée un arrachement aux habitudes liées au geste d’écrire – être assisse devant un clavier, ou un crayon à la main. Changer la posture physique entraîne un changement de posture mentale. Écrire sur un mur debout, accroupie, couchée, sur un escabeau, avoir recours à des pinceaux, à de la matière (tissu, papier, dentelle, colle), tout cela crée aussi un partage du sens qui passe aussi par le volume et la couleur. Je voulais profondément dépayser ma propre écriture, ma propre pratique, interroger ma fabrication de l’art, prolonger les nécessaires périodes de doute, d’incertitude, de recherche, ces périodes où la forme tremble avant de se fixer. Il s’agissait d’investir à fond ce que la société considère comme du temps perdu parce qu’au bout de ce travail, il n’y avait pas un produit, que ce soit un livre, un article ou une pièce de théâtre. LA VIE UTILE est née de mon travail sur le mur, mais mon travail sur le mur n’avait pas comme but d’aboutir à LA VIE UTILE – ni à tout autre dérivé.
 
Je rêvais d’un recommencement, de fonder de nouveau mon imaginaire, de faire table rase de ce qui m’a façonnée comme créatrice, voire comme personne. En même temps, j’étais consciente que tout recommencement est impossible, qu’on ne peut pas tout effacer et repartir à neuf. Mais on peut tendre vers ce but même si on sait que l’on va vers un échec. J’ai vite réalisé que pour recommencer, la pire chose à faire, c’était de faire comme si notre mémoire et nos conditionnements collectifs n’existaient pas. Il me fallait au contraire me plonger dans ce qui figeait mon imaginaire si je voulais m’en défaire. Pour oublier, je devais d’abord me souvenir, d’abord faire un travail de mémoire. Je devais commencer par réactiver, puis réaffirmer notre mémoire collective transmise à travers le temps.
 
J’ai donc choisi de travailler à partir de deux livres fondateurs, qui ont non seulement formé mon imaginaire, mais aussi celui de ma collectivité : la Bible et le Précis de grammaire française. La Bible parce que notre héritage religieux est d’autant plus déterminant que l’on croit – à tort – que nous l’avons liquidé; les idées de Dieu, de vie éternelle, de paradis, d’enfer, de rédemption par la souffrance architecturent encore, inconsciemment, notre imaginaire. Aussi parce que le catholicisme a marqué profondément mon rapport à la sexualité et à la mort. Le Précis de grammaire française parce que chaque langue nous enferme dans une interprétation précise du réel et que je souhaitais entrevoir mon rapport au monde antérieur à la domination de la langue française sur ma perception.
 
Les premiers mots que j’ai inscrits sur le mur ont été : Je recommence. »
 
 
 

4. Une rencontre

 
Le théâtre est essentiellement une rencontre, celle entre les acteurs et les spectateurs. Mais cette rencontre n’est grande que si, en amont, dans le processus de création, il y a eu des rencontres fécondes. À l’origine de LA VIE UTILE, il y a la rencontre entre l’auteure et comédienne Evelyne de la Chenelière et la performeuse, comédienne et metteure en scène Marie Brassard.
 
Evelyne de la Chenelière écrit à partir d’un fort sentiment d’être en rupture avec le monde, et ce, à travers des pièces aussi dissemblables que BASHIR LAZAR, DES FRAISES EN JANVIER, AU BOUT DU FIL, HENRI & MARGAUX ou LES PIEDS DES ANGES, sans oublier ses adaptations comme UNE VIE POUR DEUX (d’après Marie Cardinal) et LUMIÈRES, LUMIÈRES, LUMIÈRES (d’après Virginia Woolf). À son sujet, elle dit : « [La perplexité dans mon écriture] naît d’un sentiment d’être en rupture avec le monde, d’une incapacité à s’y adapter complètement. Ce sentiment est douloureux quand il passe par le doute de ses propres perceptions. Lorsque quelqu’un est convaincu que le monde est une erreur, la douleur est vive, mais elle est compensée par cette certitude. La perplexité repose sur un doute : le problème, est-ce moi ou le monde? Cela correspond à mon regard, du moins c’est le terme le plus proche, parce qu’il tient compte de l’amusement, de l’étonnement, de la tristesse, de tout ce qui réactive perpétuellement le regard pour mener à l’émoi, voire à la sidération. Le monde est une proposition tellement énorme qu’il est difficile d’y répliquer. »
 
De là surgit une écriture sobrement élégante, en perpétuel état de fragilité. Cette écriture signale discrètement cette fragilité, ce qui lui permet de faire une place à de l’ironie douce et à un humour naissant du choc avec ce monde extérieur qui n’est pas comme il devrait être. Peuplé de femmes intelligentes, lucides et plutôt inquiètes, le théâtre d’Evelyne de la Chenelière, dans sa forme même, emploie des stratégies obliques : les enjeux n’y sont jamais abordés de façon frontale, mais à travers une approche retenue, une approche qui permet la fuite, le repli, la mise à distance. C’est dans cet espace où se jouent à la fois l’affirmation et le retrait que se niche le cœur des œuvres d’Evelyne de la Chenelière.
 
Depuis JIMMY CRÉATURE DE RÊVE, il y a déjà presque vingt ans, Marie Brassard, à travers des créations comme LA NOIRCEUR, PEEPSHOW (recréé à ESPACE GO en 2016), L’INVISIBLE, MOI QUI ME PARLE À MOI-MÊME DANS LE FUTUR, TRIESTE ou LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE (d’après Nelly Arcand), crée une œuvre d’une cohérence admirable, hantée et mue par la notion d’incertitude. À l’image de Jimmy qui, venu de nulle part, resurgit dans les rêves de dormeurs divers, ou de la Beautiful enfant de PEEPSHOW, égarée entre ses songes et les hasards qui aiguillonnent ses désirs érotiques, les spectacles de Marie Brassard explorent les zones indéfinies de la vie, là où se rencontrent l’incertitude et la solitude. Elle théâtralise cette zone de la psyché où l’on ne sait rien, mais où, pourtant, l’on sait tout, malgré soi. Là où l’inconscient et le conscient se recoupent, là où la honte d’être soi et the kindness of strangers (comme le disait Tennessee Williams) se trouvent et se retrouvent. Cette zone, elle l’exploite de façon privilégiée par un travail sur la technologie comme outil d’introspection et la scénographie comme lieu de déstabilisation. Elle explore la voix de façon privilégiée : « Avec les outils de la technologie, la voix peut être quelque chose de très intime, qui me permet de rejoindre les gens au cœur de leur propre intimité, parce que je peux chuchoter à leur oreille. Et comme ces outils me permettent en plus de radicalement transformer ma voix de manière réaliste ou très surréelle, ça me permet de créer des êtres dichotomiques, dont la voix ne correspond pas au corps. Il en résulte une sorte de contrepoint. Je vais continuer à explorer cette voie pour révéler les zones cachées d’un personnage, pour créer des entités étranges pour lesquelles on n’a pas de référence dans la réalité, ou encore pour créer des espaces poétiques dans l’esprit d’un personnage et les transmettre au spectateur. »
 
Et voilà que ces deux créatrices, chacune à sa façon arpentant le territoire de l’incertitude, décident de le faire ensemble pour en explorer la plus terrible zone, celle où la vie et la mort cohabitent.
 
 
 

5. Après l’origine, la genèse

 
Marie Brassard : « Tout est parti du chantier d’écriture sur les murs du foyer d’ESPACE GO auquel Evelyne a travaillé pendant trois saisons. Pour clore cette gigantesque démarche, GO m’a invitée à créer un spectacle avec Evelyne à partir de cette prolifération d’écrits et d’images. On a commencé par en faire une transcription, un recueil.
 
L’idée n’était pas de mettre en scène ce texte ou des extraits de ce texte. L’idée était simplement qu’il s’agissait là d’une matière, de matériaux, d’une source.
 
Nous n’avions pas d’idée particulière. Nous n’en voulions pas a priori. Nous nous rencontrions fréquemment, pour discuter, regarder des films, des vidéos, écouter de la musique. Nous parlions souvent de la “vie utile” : la vie utile d’un objet, d’une idée, de ces années de la vie entre les âges de 15 et 65 ans au cours desquelles la société s’attend à ce que l’on contribue à la faire fonctionner. Peu à peu, à partir du matériau initial et de ce qui se déposait de nos rencontres, Evelyne a commencé à écrire des séquences, des segments, des fragments – dont nous discutions. Pas question d’une histoire en continu ni d’intrigue. Peu à peu, nous avons réalisé que notre création était portée par l’idée de dégradation.
 
Fin décembre 2017, elle est arrivée avec une proposition de texte.
 
Il s’agit de servir l’imaginaire d’Evelyne sans l’illustrer. Son texte, traversé d’images poétiques, de lueurs fulgurantes, est à la fois une source et un catalyseur : on n’y trouve pas, par exemple, d’indications scéniques pour la scénographie. Elle a écrit ce qu’elle a désiré écrire.
 
J’aime travailler par transparence : ce qui est apparent ne doit pas masquer ce qui est dessous, ce qui est là au présent ne doit pas effacer ce qui est passé. Ne rien oblitérer dans cette accumulation de mots, d’images, de concepts, de dogmes, de choses plus ou moins tangibles. Tout cela forme un chaos dans l’esprit que nous voulions garder dans l’œuvre. Je ne suis pas intéressée à créer un spectacle parfait, ma démarche est une démarche d’artiste, pas de producteur : je travaille à évoquer la vie et la vie n’est pas parfaite. Au Conservatoire, Marc Doré nous disait : “Il ne faut pas essayer de mettre trop d’ordre dans nos œuvres; as-tu déjà essayé de raconter ta vie?”
 
Il se créait une tension féconde entre le texte d’Evelyne qui tendait vers une cohérence et mon travail qui consistait à la nourrir d’incohérences par des mots, des images, des sons. »
 
 
 

6. Le mur et la pièce, précisions

 
Evelyne de la Chenelière : « LA VIE UTILE n’est pas un montage des écrits du mur. Cela n’aurait pas de sens pour moi. Ce que l’on recevait du mur, ce que l’on ressentait devant lui ne tenait pas qu’aux mots. LA VIE UTILE est une écriture dédiée à la scène pour réponse au mur. Pendant l’élaboration du mur, j’avais invité des artistes à répondre au mur; j’ai fait la même chose qu’eux. J’ai réagi à ce que portait le mur après trois ans de travail. »
 
 
 

7. Le texte et la pièce, précisions

 
Marie Brassard : « Je ne monte jamais un texte en essayant de comprendre ce qu’il veut dire : on ne comprend pas une fleur. »
 
 

8. Les acteurs ont un rôle avant même de jouer leur personnage

 
Marie Brassard : « Dans mes spectacles, les acteurs sont des créateurs, les concepteurs aussi : ils ne sont pas là pour exécuter des décisions préalables de l’auteure ou de la metteure en scène. Ils créent, ils participent à la conception de l’ensemble. Nous ne répétons pas par segment, nous élaborons le tout ensemble dans la durée. LA VIE UTILE n’est pas une œuvre divisée par des coupes franches : ni actes, ni scènes, ni tableaux. Avec les comédiens et les concepteurs, nous élaborons un labyrinthe où l’on glisse, sans que l’on s’en rende compte, d’un univers à un autre.
 
Dans une œuvre comme celle-ci, engager un comédien très âgé comme Louis Negin est venu naturellement. Mais je n’avais aucune idée qu’il en viendrait à jouer la Mort. J’ai même pensé à un certain moment que la Mort serait plutôt quelque chose que quelqu’un, nous avons même exploré l’idée d’une onde sonore. Avec Louis dans le rôle de la Mort, la réplique de Jeanne “Je ne vous imaginais pas comme ça” prend une résonance unique. »
 
 
 

9. Répertoire de la dégradation

 
Abaissement, abâtardissement, abrutissement, affaiblissement, altération, appauvrissement, atrophie, avilissement, bassesse, bris, cassation, casse, corruption, décadence, déchéance, déclin, décompensation, décomposition, dégât, dégénérescence, délabrement, déliquescence, déperdition, dépravation, dépréciation, déprédation, désagrégation, désertification, destitution, destruction, détérioration, diminution, dommage, écaillement, effritement, égratignure, empirement, endommagement, éraflure, érosion, exclusion, faisandage, flétrissure, graffiti, honte, humiliation, ignominie, interdiction, mutilation, nuisance, perte, perversion, pervertissement, pollution, pourrissement, pourriture, profanation, prostitution, putréfaction, rabaissement, rabougrissement, rapetissement, ravage, ruine, sabotage, souillure, tache, tort, turpitude, usure, vandalisme.
 
 
 

10. Aperçus de certains personnages

 
10A. Les parents
Les parents sont terribles. Evelyne de la Chenelière : « Cette Mère fait de son savoir une armure contre l’intimité, celle de son mari comme celle de sa fille. Au propre comme au figuré, elle refuse de se laisser pénétrer par un corps étranger. Elle a peur de la sexualité. Le Père, lui, a peur de perdre son pays aux mains des étrangers. » Marie Brassard a dit : « La Mère est une mouche qui ne cesse de bourdonner. Elle enseigne tout le temps à sa fille, elle transmet continuellement sans se questionner sur ce qu’elle transmet. Pour créer le personnage, Christine Beaulieu et moi avons été inspirées par les visages figés de certaines photos de Cindy Sherman : son mouvement intérieur est plus rapide que la capacité de bouger de sa peau. »
 
En effet, la Mère essaie d’éduquer sa fille à clore ses ouvertures – « Ferme ta bouche, ma chérie » –, à ne pas se « vautrer dans la chair d’un autre » et à demeurer « impénétrable ». Quant au Père, il aime immodérément le plaisir sexuel, qu’il aura surtout partagé avec des hommes plus jeunes et plus beaux que lui. Mais sur son lit de mort, il s’en sentira coupable, craignant le pire pour le salut de son âme. Et à force d’entendre la Mère répéter qu’elle « lui a tout pardonné », on finit par comprendre que cette situation l’arrangeait. Pour ce qui est de leur pauvre fille, sa vie sexuelle risque d’être coincée entre les interdits de la Mère et la culpabilité du Père.
 
 
10B. Jeanne d’Arc
Evelyne de la Chenelière : « L’ambivalence, l’incertitude, le doute sont au cœur de mon écriture. Et face à Jeanne d’Arc, je suis perplexe. D’une part, elle est une sainte par son courage, sa force mentale et physique et son martyre. Cette part, je l’admire. Mais il y a aussi son autre part, son côté guerrier, celle qui voulait “bouter les Anglais hors de la France”, ce côté qui fait d’elle une sorte de monstre qui trouve encore résonnance aujourd’hui dans la droite radicale, celle qui propage la haine de l’étranger. Elle porte deux dimensions qui s’entrechoquent : son jusqu’au-boutisme m’inspire et son intolérance envers l’autre me rebute. Mais comment lui résister? Une guerrière à cheval est une figure hautement théâtrale. Comment résister à cette femme habillée en homme, cette androgyne adolescente, qui porte l’érotisme de la chasteté? »
 
 
 

11. Le premier héritage maudit : la religion

 Evelyne de la Chenelière : « LA VIE UTILE est une tentative de transcender cet imaginaire catholique qui nous a colonisés. Nous sommes convaincus collectivement que le catholicisme est pour nous une chose du passé. Or, c’est une illusion. Il imprègne mon inconscient, mon rapport à la chair, mon rapport à la mort. Je le vois bien; je suis incapable de me projeter dans le néant. »
 
Les religions sont de vastes systèmes totalitaires qui expliquent tout, qui pensent tout, qui régissent tout, qui prévoient tout. Elles finissent avec le temps par se métamorphoser en civilisations qui, peu à peu, arrachent au discours religieux des pans entiers de réflexion et de savoirs pour les rendre indépendants – que ce soit le droit, la médecine, la philosophie, les sciences, l’esthétique, les préceptes de nutrition… Tant et si bien que les religions, ainsi démembrées, n’arrivent même plus à faire valoir leurs réponses aux grandes questions qui ont provoqué leur naissance : Qu’y a-t-il après la mort? Quel est le sens de l’existence? Quel doit être le but d’une vie? Sur quels principes régler mes actes? D’où vient le Mal? La souffrance a-t-elle un sens, voire une fonction?
 
Lorsque Nietzsche, en 1882 dans Le gai savoir écrit « Dieu est mort », il ne prononce pas une sentence, il constate que lui-même et ses contemporains l’ont tué. Il s’interroge avec sagacité (« Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux? »), mais ne prévoit pas que le fantôme de Dieu sera beaucoup plus difficile à éliminer que Dieu lui-même. Car les structures intellectuelles et mentales façonnées en Occident par plus d’un millénaire de christianisme ne se démantèlement pas aisément – surtout les structures mentales.
 
On le voit bien au Québec, et c’est là une dimension importante de LA VIE UTILE : la population québécoise francophone a beau avoir rejeté brutalement l’Église catholique et ses pratiques religieuses au moment de la Révolution tranquille, la mentalité et l’imaginaire catholique sont toujours là. Et il est d’autant plus difficile de s’en défaire que l’on croit les avoir bel et bien liquidés dans les dix ans qui ont suivi la mort de Duplessis.
 
À cela, pour le personnage de Jeanne, s’ajoutent les affres de l’horrible mort moderne : comment vivre et mourir s’il n’y a pas d’au-delà consolateur? S’il n’y a plus de paradis et d’enfer? S’il n’y a même plus de limbes, ce lieu pour les morts innocents non baptisés, devenu avec le temps le refuge fantasmé des indécis religieux?
 
 
 

12. Le second héritage maudit : la langue

 
Evelyne de la Chenelière : « La langue forge notre imaginaire à mesure qu’on l’apprend. Nous sommes prisonniers de l’héritage de notre langue, par laquelle on apprend à désigner le monde en découpant le réel. La capacité de la langue à nommer et renommer est continuellement utilisée pour justifier les pires horreurs, les pires iniquités. Le personnage de la Mère incarne le côté terrible de la langue. Elle porte l’archétype de l’apprentissage forcé, convaincue de transmettre la vérité absolue. Elle est terrifiante, inflexible comme le Précis de grammaire française. »
 
Marie Brassard : « C’est une pièce sur le pouvoir immobilisant du langage et sur la difficulté de défaire l’édifice de nos connaissances, si lentement construit au cours de la vie. Tout langage est enferré dans des automatismes que la poésie a pour première tâche de défaire. Le désir de disjoindre les automatismes du langage est transposé dans plusieurs éléments du spectacle : par exemple, la Mère, qui ne cesse de transmettre un patrimoine de savoirs et d’idées, est pourvue d’une voix masculine. Ou encore : le Père vieux et mourant est interprété par un tout jeune acteur. Nous sommes au théâtre : c’est le lieu où l’on peut reconfigurer les mots et les langages. »
 
En fait, elles sont d’accord avec Roland Barthes qui, dans Leçon, écrivait ce constat terrible : « Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. […] Un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspend affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée. »
 
Evelyne de la Chenelière ajoutait : « Au Québec, le concept d’étranger s’est cristallisé autour de l’anglophone, dont la langue à la fois attire et rebute. Plus récemment, la haine de l’étranger s’est diversifiée. C’est horrible. »
 
 
 

13. En conclusion : éros et thanatos

 
Evelyne de la Chenelière s’est arrêtée un instant, puis elle a dit : « LA VIE UTILE est un théâtre de l’érotisme et de la mort. »
 
 
– Paul Lefebvre
Dramaturge