Billetterie

Au bord de l’abîme

Une femme à Berlin

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Cette femme à Berlin me hante depuis longtemps.
Son sourire se superpose à l’image de la ville dévastée, les amas de pierres, les immeubles aux fenêtres noires et béantes, les façades qui demeurent debout tandis que derrière tout n’est que vide, absence, comme plus tard avec le Mur qui coupa les maisons en deux, sépara des familles, dépoitrailla des appartements.
 
Et puis, des photos saugrenues : une femme, à l’avant-plan de la capitale en ruines, arrose ses fleurs en maillot de bain; un soldat enlace une jeune fille qui boit au goulot une bouteille de vin; un autre, assis sur un tas de pierres, pleure sur sa valise. D’autres images, plus tardives, de reconstruction : des femmes maigres et déterminées qui déplacent les pierres et nettoient le sol.
 
L’idée de cette armée célèbre, aux soldats blonds et dignes dans leurs uniformes impeccables, ces soldats fiers de l’Empire allemand aux frontières étendues d’est en ouest, et au sud et au nord, ces soldats, cheveux lissés de chaque côté d’une raie bien rectiligne. L’idée de ces soldats maintenant dépenaillés qui fuient l’ennemi russe devant lequel ils ont échoué lamentablement. La défaite allemande fut cuisante, à la mesure de l’hégémonie. Et la population civile a payé très cher la victoire des Alliés.
 
Et puis tout ce que nous savons maintenant du coût terrible du nazisme, les camps, les massacres, le génocide. Les photos floues d’exécutions sommaires en Russie, par la tristement célèbre colonne SS chassant devant elle les populations locales, les Juifs de toutes origines, les enfumant dans les bosquets, devant des ravins.
 
Ces images insoutenables m’accompagnent tout au long des lectures avec les interprètes, je ne peux les arrêter. Certains passages des Bienveillantes de Jonathan Littell me reviennent et me donnent la nausée. Les œuvres de Primo Lévi, de George Didi-Huberman et de Robert Antelme se tiennent debout à mes côtés.
 
Plus tard, au fur et à mesure que la parole s’incarne dans la chair des actrices, les premières sensations de lectrice s’effacent. Porter ces mots, rendre compte de l’invasion brutale et multiple de tous ces corps féminins me terrorise. J’ai peur que personne ne veuille entendre.

Alors que le travail progresse, en salle de répétitions, je continue à penser à l’Allemagne, bien sûr. Comment peut-il en être autrement? Mais les échos de l’actualité me rejoignent, inlassablement : ces jeunes femmes africaines maltraitées et abusées par Boko Haram, comme elles l’ont été auparavant, ou leurs mères, ou leurs sœurs, par les vagues successives d’envahisseurs; la disparition d’un nombre effarant d’ouvrières dans le nord du Mexique; et ici, tout près, des femmes autochtones violées par la police et par tout le monde finalement.
 
On me dit souvent que j’ai beaucoup parlé de l’asservissement des femmes. C’est vrai, dans la mesure où, de fil en aiguille, les œuvres de certaines auteures m’ont interpelée, de Ingeborg Bachman à Sarah Kane, en passant par Sylvia Plath, Louise Dupré, Virginia Woolf ou Marguerite Duras.
 
Mais ce sont les mécanismes de domination en général qui m’intriguent, cette façon qu’ont les hommes de vouloir écraser tout ce qu’ils ne peuvent soumettre ou avec qui ils ne peuvent entrer en dialogue, en bataille – au sens où Heiner Müller l’entend, c’est-à-dire dans une véritable empoignade honnête et franche.
 
Domination raciale, économique, domination de classe… Comme le dit Hobbes, l’homme est un loup pour l’homme. Chaque guerre exige, avec l’envahissement du territoire à conquérir, son lot de prisonniers et de butins ramenés pour témoigner de la victoire. Chaque victoire s’accompagne d’une lutte sournoise pour conserver les acquis, éliminer les adversaires, humilier les vaincus.
 
Bien sûr, les femmes occupent une place de choix dans les mécanismes de servitude. De quelle nature est la menace qu’elles représentent pour qu’on veuille systématiquement les faire taire, les bâillonner, les couvrir, leur enlever tout, jusqu’au souffle de vie? Comment comprendre la haine qui permet de prendre un corps de force pour en jouir? Ces questions ouvrent en moi des abîmes.
 
 
– Brigitte Haentjens
Metteure en scène