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Je t’écris à voix haute

Les Lettres d'amour

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16 aperçus sur les lettres d’amour

 
 

« Ce que je n’osai pas dire, l’amour m’a ordonné de l’écrire,
et les ordres qu’Amour donne, il est dangereux de les dédaigner. »
 
– Ovide, Les héroïdes, lettre IV : Phèdre à Hippolyte
 
 
« Je t’écris à voix haute
Au cas où tu ne me lirais pas. »
 
– Evelyne de la Chenelière, LES LETTRES D’AMOUR, lettre 17
 
 
 

1. Présence de l’absence

 
Pour reprendre le titre d’un poème de Rina Lasnier, toute lettre est une « présence de l’absence ». Une lettre est toujours un appel dans le vide; sa raison même d’exister est l’absence du destinataire.
 
Ainsi, la lettre qui touche le plus l’essence de ce qu’est une lettre n’est pas celle à laquelle on répondra, c’est celle à laquelle on ne répondra pas. Le silence du destinataire, en magnifiant son absence, donne à la lettre sa grandeur, sa possibilité de toucher l’absolu. Ainsi sont Les Héroïdes d’Ovide. Ainsi sont LES LETTRES D’AMOUR d’Evelyne de la Chenelière. Ainsi l’écrit Rina Lasnier : « C’est moi ce remuement de larmes et tout chemin ravagé entre les dieux et toi. »
 
 
 

2. Question/Réponse I : origine

 
Quelle est l’impulsion à l’origine de ces LETTRES D’AMOUR?
 
Evelyne de la Chenelière – C’est un cas de figure : on m’a invitée à écrire. Ginette Noiseux souhaitait poursuivre le dialogue artistique avec David Bobée, en fait, qu’ESPACE GO travaille avec lui; ils ont convenu que la meilleure façon serait de créer une œuvre à partir du début. Bobée était attiré par Les Héroïdes d’Ovide. Il désirait aussi qu’une écriture contemporaine dialogue avec les lettres d’Ovide. J’ai rencontré David Bobée, qui connaissait mon travail, et j’ai dit oui. Je savais que je prendrais plaisir à écrire ce texte. J’ai écrit ces lettres, en fait une même lettre qu’une femme ne cesse de recommencer. 
 
 
 

3. Par-delà les siècles

 
Ce qui émeut dans Les Héroïdes d’Ovide, c’est qu’au-delà des siècles, au-delà des mythes maintenant oubliés, au-delà d’un écart culturel que l’on peine à saisir, ces lettres nous parlent avec une immédiateté bouleversante.
 
Quiconque a attendu l’être aimé, quiconque n’a pas reçu de réponse de celui ou celle qui a rompu, quiconque a souffert de l’absence de l’autre, se retrouve dans ces lettres.
 
Il y entend avec une présence vibrante l’écho de ses propres sentiments, l’image précise de ses tourments intimes. Le poète Gaston Miron aimait dire : « Un classique, c’est un contemporain de tous les temps. »
 
Au moment d’écrire ces lignes, cette création des LETTRES D’AMOUR à ESPACE GO est un foisonnement de désirs qui convergent vers la rencontre féconde du metteur en scène David Bobée, de la directrice artistique, de la comédienne, des musiciens, des concepteurs, du public, aussi.
 
Tous ces désirs, pourtant, sont irrigués par une même source : un ensemble de lettres fictives, certaines écrites il y a vingt siècles par le poète romain Ovide et une autre, sans cesse recommencée, écrite il y a quelques mois par l’auteure québécoise Evelyne de la Chenelière.
 
 
 

4. Selon David Bobée, une écriture de plateau

 
De l’improvisation à la relecture d’un texte classique en passant par la création collective, il y a en théâtre une remarquable diversité de processus créateurs. Mais, souvent, la création d’un spectacle se déroule ainsi : un auteur a écrit un texte, le metteur en scène s’en empare, les concepteurs (pour la scénographie, les costumes, les lumières, les sons) travaillent de concert, mais séparément, les comédiens répètent et, quelques jours avant la première, le travail de tous est mis en commun. L’écriture de plateau, c’est un travail d’imbrication de divers langages de la représentation – texte, jeu, mouvements, espace, costumes, musique, lumières, etc. – qui se crée en salle de répétition sous la direction d’un metteur en scène. Concrètement, pour ces LETTRES D’AMOUR, ce qu’Evelyne de la Chenelière et Ovide ont écrit est une matière pour un travail de création – et non une œuvre à porter telle quelle à la scène. Car David Bobée considère le théâtre comme un art du corps et de la pensée, un « engagement physique et politique » où, en utilisant des techniques de séquençage et de montage, il a développé une recherche fondée sur l’hybridation des genres, faisant dialoguer dans ses créations le théâtre, la danse, les nouvelles technologies et les arts circassiens. « Notre monde est fragmentaire, dit-il. Il y a une porosité entre les choses. Les idéologies de nos parents ont explosé en plein vol et on doit retrouver un objet de sens, même s’il est hybride. »
 
Pour David Bobée, cette recherche d’une forme adéquate pour rendre compte de cette désagrégation de la pensée et de la vie qui caractérise l’Occident depuis ce que le politologue Francis Fukuyama a nommé « la fin de l’Histoire » a pris du temps à se développe : « Ma pulsion première a été de me servir du texte comme un matériau de cette recherche-là. J’ai donc fait appel à des auteurs contemporains qui écrivaient pour moi, pour cette recherche-là, à partir des discussions que l’on pouvait avoir. Il y avait, notamment, mais pas seulement, Ronan Chéneau [NDLR : un auteur proche collaborateur de Bobée] qui écrivait à partir de nos recherches, des improvisations, des propositions, des discussions. C’était comme un aller-retour permanent : ce qui s’appelle une écriture de plateau. J’ai fonctionné de la sorte pendant dix ans et, pendant ces dix ans, j’ai accumulé des recherches d’outils esthétiques et politiques. Et au fur et à mesure des spectacles, je repoussais les outils en faisant un pas vers la vidéo, puis un autre vers la danse. Quand j’ai commencé à m’intéresser au mouvement, j’ai commencé par l’écrire et de là est venue la chorégraphie, c’est de l’écriture de l’espace. En m’intéressant à la danse, j’ai découvert le monde du cirque qui est un endroit dans lequel je me suis projeté et que j’ai fait mien.
 
Le cirque est quelque chose de très chorégraphique et il peut rentrer très facilement dans une dramaturgie, dans une écriture du sens. Le cirque participe à une écriture du sens. »
 
 
 

5. Question/Réponse II : mode d’emploi

 
Dans une perspective d’écriture de plateau, quel serait le mode d’emploi de votre texte?
 
Evelyne de la Chenelière : « Mon texte est à la fois une continuité et une somme de fragments modulables. C’est un matériau de base, une matière pour la construction du spectacle; en salle de répétition, il peut être transposé, coupé, transformé, déconstruit, reconstruit. Je ne serai pas passive face à ce travail, j’y participerai, car je serai là le plus souvent possible, pour réagir en proposant, en ajustant. Je serai en mouvement, en continuel va-et-vient, entre le plateau où se fait le travail « tout le monde ensemble » et la retraite solitaire nécessaire à l’écriture. Ce sera la seule façon de me sentir libre et heureuse. Ce qui me permettra de travailler ainsi, c’est non seulement l’existence de mon texte, mais le terreau qui s’est développé en moi qui a nourri mon écriture : il y a ces lettres de femmes imaginées par Ovide et il y a tout ce qui s’est pensé et imaginé en moi sur cette femme qui ne cesse de recommencer sa lettre à l’homme qui l’a quittée.
 
En fait, je suis passionnée par cette rencontre entre la forme, le propos et le processus. Et je suis curieuse : que va-t-il rester de mes mots? »
  
 
 

6. Question/Réponse III : l’essentiel et l’urgence

 
Comment ne pas perdre dans l’urgence et l’effervescence des répétitions l’impulsion de départ du texte, la source de sa nécessité?
 
Evelyne de la Chenelière : « Plus cet appel de départ est ancré fortement en soi, plus sa durée dans le travail est longue. S’il est ancré très profondément, il est éternel, car il est en prise avec le fond de choses qui nous habite toujours et peut se déployer en tout temps. Quoi qu’il en soit, il est important que la proposition textuelle porte à la fois tension et direction. »
 
 
 

7. Question/Réponse IV : le tragique, aujourd’hui

 
Quel rapport voyez-vous entre les femmes d’Ovide, cette femme que vous avez écrite et le projet artistique de David Bobée?
 
Evelyne de la Chenelière : « David Bobée est habité par la tragédie que portent les femmes dans les lettres d’Ovide : elles vont vers le suicide.
 
Je m’intéresse à la notion du tragique quotidien, celui qui s’installe après avoir survécu au pire; le tragique sans événement, le tragique de la vie qui reprend son cours. Au bout de son trajet, la mienne chemine vers la vie. »
 
 
 

8. Publius Ovidius Naso

 
Oui, naso, le nez, un surnom officiel comme pouvaient en porter les Romains, car Ovide avait le nez long. L’homme grandit en ces temps où la République romaine s’effondre, où des seigneurs de guerre en cuirasse et en toge se combattent les uns les autres au prix de milliers de morts dans leur propre peuple, jusqu’à ce qu’Auguste émerge comme vainqueur et se nomme empereur, mettant fin à 480 ans de démocratie. Ovide naît dans une riche famille de juristes en 43 avant notre ère, quelques mois après l’assassinat de Jules César. On le destine au droit, qu’il pratiquera un peu, mais il décide de devenir poète. Il fréquente Horace, Properce et Tibulle, mais se tient à distance du plus grand de ses contemporains, Virgile.
 
Alors qu’il n’a que vingt-trois ans, il publie Les Amours, un recueil de poèmes inspirés de ses nombreuses aventures galantes, avant de publier L’art d’aimer qui, sur un ton à la fois badin et brillant, enseigne l’art de la séduction et de la tromperie, exemples à l’appui. Célèbre et célébré, il édite alors une œuvre de jeunesse, Les Héroïdes, et Les Remèdes de l’amour – qui n’en sont pas. Puis vient son chef-d’œuvre, une des plus grandes œuvres de tous les temps, Les Métamorphoses, qui rassemble avec une grâce étincelante les mythes, petits et grands, de l’Antiquité gréco-romaine. 
 
Alors qu’il atteint ses cinquante ans, un édit de l’empereur Auguste le condamne à l’exil; le pouvoir aime la morale, et L’art d’aimer est de trop. Le pouvoir aime aussi les magouilles, et Ovide en connaît une de trop. Relégué aux confins de l’empire, à Tomis (aujourd’hui Constanta, en Roumanie), sur la rive ouest de la Mer Noire, ce bon vivant passe les dernières années de sa vie dans un trou perdu au climat froid et pourri, où sa plus grande joie est l’arrivée annuelle des saucissons fins importés de Gaule. Si son écriture brillante est parvenue jusqu’à nous – Les Métamorphoses, Les Amours et L’art d’aimer sont disponibles en livre de poche –, ce n’est pas pour sa virtuosité, mais pour ce qui la sous-tend : une connaissance profonde de la nature humaine. D’ailleurs, lui-même savait que nous le lirions encore de nos jours, comme il l’écrit en conclusion des Métamorphoses : « Mon nom sera impérissable; aussi loin que la puissance romaine s’étend sur la terre domptée, les peuples me liront et, désormais fameux, pendant toute la durée des siècles, s’il y a quelque vérité dans les pressentiments des poètes, je vivrai. »
 
 
 

9. Ce qu’a écrit Ovide : Les Héroïdes

 
C’est vers l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans, encore tout jeune et désireux d’affirmer sa vocation de poète, qu’Ovide commence à écrire ses Héroïdes, des lettres versifiées de femmes déplorant l’absence ou l’indifférence de l’être aimé.
 
Ces femmes sont des héroïnes connues du public lecteur auquel en son temps Ovide s’adresse, d’où ce titre d’Héroïdes.
 
Ainsi, Ovide imagine ce que Pénélope aurait écrit à Ulysse, Briseis à Achille, Phèdre à Hippolyte, Didon à Énée, Hermione à Oreste, Ariane à Thésée, Médée à Jason; en tout vingt et une femmes.
 
L’on estime toutefois que les quinze premières sont de la main d’Ovide et que les six dernières, où l’amant répond, sont d’un autre auteur. Ovide a puisé ses personnages à diverses sources, dont Homère (Pénélope, Briséis), les tragédies grecques (Phèdre, Médée) et Virgile (Didon). Ces lettres, en donnant directement la parole à des personnages, se rapprochent du monologue théâtral sans toutefois en être : ce sont des lettres et leur nature épistolaire est prépondérante. Une autre dimension les rapproche cependant du théâtre : chacune d’elle constitue une mini-tragédie et est conçue, comme toute la littérature de ce temps, pour être lue à voix haute.
  
 
 

10. Des héroïdes à travers le temps, et une religieuse portugaise

 
À la Renaissance, des poètes reprennent l’idée de base du recueil d’Ovide, imaginant des lettres de déploration de personnages féminins célèbres, qu’ils soient fictifs ou historiques. Cela donne naissance à un genre littéraire très mineur qui perdurera pourtant jusqu’au Romantisme : Lord Byron a écrit quelques héroïdes que Stendhal admirait… Mais la plus belle descendance littéraire des Héroïdes abandonne la célébrité des épistolières pour ne garder que l’expression par des lettres de la douleur d’être séparée de l’être aimé. De fait, tout le mouvement de la littérature épistolaire qui se déploie au XVIIIe siècle, dont Les Liaisons dangereuses sont le sommet, naît au siècle précédent avec la publication en 1669 de Lettres portugaises traduites en français connues depuis sous le titre des Lettres de la religieuse portugaise. Ces cinq lettres adressées à un jeune officier français demeurent une des plus puissantes expressions jamais écrites de la passion amoureuse. On ignore qui les a écrites; les universitaires affirment que le comte de Guilleragues, qui ne se disait que le traducteur, les a rédigées.
 
Les écrivains et les artistes sont convaincus qu’elles ne sont pas une œuvre de fiction et qu’elles ont vraiment été écrites par une religieuse du couvent de Beja, Mariana Alcoforado.
 
LES LETTRES D’AMOUR d’Evelyne de la Chenelière descendent autant des Héroïdes d’Ovide que des Lettres de la religieuse portugaise, non seulement par le fait qu’elles portent la parole d’une femme, dont le nom n’est pas légendaire, mais surtout pour la fulgurante évolution des sentiments exprimés face à l’absence de l’être aimé.
 
 
 

11. Question/Réponse V : la perplexité

 
Votre théâtre est d’une grande diversité d’approche, de ton et de forme. Qu’y a-t-il en commun, par exemple, entre BASHIR LAZHAR, AU BOUT DU FIL et SEPTEMBRE? Pourtant, semble revenir une perplexité face au monde, une perplexité des personnages face à la vie dans ses petites comme ses grandes choses, une perplexité qui déborde de ces personnages pour irriguer les fictions elles-mêmes. Qu’en pensez-vous?
 
Evelyne de la Chenelière : « Je crois que perplexité est un mot juste. Il naît d’un sentiment d’être en rupture avec le monde, d’une incapacité à s’y adapter complètement. Ce sentiment est douloureux quand il passe par le doute de ses propres perceptions. Lorsque quelqu’un est convaincu que le monde est une erreur, la douleur est vive, mais elle est compensée par cette certitude. La perplexité repose sur un doute : le problème, est-ce moi ou le monde? Cela correspond à mon regard, du moins, c’est le terme le plus proche, parce qu’il tient compte de l’amusement, de l’étonnement, de la tristesse, de tout ce qui réactive perpétuellement le regard pour mener à l’émoi, voire à la sidération. Le monde est une proposition tellement énorme qu’il est difficile d’y répliquer. »
 
 
 

12. Ce qu’a écrit Evelyne de la Chenelière : Les lettres d’amour

 
Il y a en dix-sept. Les sept premières ainsi que la seizième et la dix-septième commencent par la phrase : « Quand tu m’as dit je ne t’aime plus j’ai pensé quel courage ». Ces lettres, sauf la dernière qui se termine par un point, sont inachevées : elles se terminent au milieu d’un mot, d’une phrase, d’une pensée. En réalité, ce ne sont pas dix-sept lettres, c’est la même lettre recommencée dix-sept fois, différente à chaque essai. Le fait même d’écrire transforme la pensée et la vie de celle qui écrit à cet homme qui l’a quittée. Ces lettres ne sont pas tant le témoin de l’évolution de ses sentiments et des métamorphoses de sa peine qu’elles en sont le moteur.
 
Les mots, ici, ne décrivent pas les émotions; en les nommant, ils leur donnent naissance afin que la conscience ait prise sur eux. En cela, elles sont des répliques de théâtre en forme de lettres; elles sont conçues pour être dites à voix haute afin que la pensée naisse dans la bouche.
 
 
 

13. Question/Réponse VI : la poésie dans l’écriture dramatique

 
On peut définir la poésie comme des images encodées dans un rythme, ce qui décrit bien la nature essentiellement poétique de votre écriture; qu’en pensez-vous?
 
Evelyne de la Chenelière : « Mon écriture passe par les sens. Un mot, pour moi, mène à une sensation autant qu’à un signifié. »
 
 
 

14. Colère(s)

 
Qu’en est-il de la colère? De la colère des femmes? De ce sentiment destructeur qu’on interdit aux femmes, de peur qui se mêle de lucidité, qui se lie à une prise de conscience révélant que tout tend à les asservir aux hommes, à leurs désirs, à leur vision du monde, aux institutions qui pérennisent leur pouvoir. Dans Les Héroïdes, la peine souvent étouffe la colère : « La colère se calme quand on verse des larmes, et elles inondent mon sein comme un torrent », écrit Hermione à Oreste. Mais surtout, dans les reproches à l’être aimé, Ovide touche cet endroit précis où la douleur et les reproches donnent naissance à une rage profonde, comme l’exprime Déjanire à Hercule : « Par toi, toute femme peut devenir mère. Je ne rappellerai ni Augé, violée dans les vallons du Parthénus […]. Je ne te reprocherai pas cette troupe de sœurs, petites filles de Theutra, peuple de femmes, dont aucune ne fut dédaignée de toi. Je rappellerai aussi un adultère dont le crime est récent : Omphale. »
 
Chez ces femmes, la colère mène vers des imprécations, des menaces, des actes irrémédiables. Plusieurs d’entre elles oscillent entre le désir de se détruire et l’envie de détruire cet homme qui les fait souffrir, comme en témoigne ces mots que Phyllis adresse à Démophon : « C’est une bien faible gloire que de tromper une jeune fille crédule. Ma candeur était digne de récompenses. Tes paroles n’ont abusé qu’une amante et qu’une femme. Fassent les dieux que ce soit là le dernier de tes exploits ! […] Ma résolution est prise. Une mort prématurée vengera ma jeunesse abusée. […] Tu seras nommé sur mon sépulcre, comme la cause odieuse de ma mort. » Mais si l’envie du suicide pour mettre fin à la douleur ne cesse de revenir d’une lettre à l’autre, cette pulsion suicidaire n’a pas toujours le dernier mot, comme le crie Médée à Jason : « La colère enfante d’effroyables menaces ; j’irai où me conduira la colère. »
 
Ce qui est intéressant, c’est que dans la dramaturgie d’Evelyne de la Chenelière, la colère fait apparition depuis peu, en particulier dans LUMIÈRES, LUMIÈRES, LUMIÈRES, créé en 2014 à ESPACE GO, et dans SEPTEMBRE, présenté l’année suivante par le Nouveau Théâtre expérimental.
 
Plutôt que d’être perplexe devant l’étroitesse de la destinée que l’on impose aux femmes, le personnage de Lily Briscoe se révolte, réalisant que, quelle que soit sa soumission, les hommes « sont impossibles à contenter ». Quant à la mère de famille qui prend la parole dans SEPTEMBRE, elle prend conscience de son propre potentiel de colère et de violence lorsqu’elle imagine un tueur qui pourrait s’en prendre aux enfants dans la cour de l’école où sa fille est élève.
 
Dans LES LETTRES D’AMOUR, la colère est aussi puissante que sourde. On la voit naître du désarroi, puis de la peine, puis de la perte de la raison. Alors que l’on croit que la femme s’est résignée à devenir invisible et muette, rêvant de se métamorphoser « en âne dans le jardin » de l’homme qui l’a quittée, elle se révolte : « Ce n’est pas à moi que tu t’attaques, c’est à une armée de furies. Tu ne me reconnaîtrais pas. Je ne suis pas la femme pâle et résignée que tu as quittée après lui avoir dit je ne t’aime plus. » Et c’est cette colère qui permet à la femme de reprendre, avec sérénité et force, la gouverne de sa propre vie.
 
Avant le début des répétitions, il est encore impossible de dire ce que sera la circulation de cette colère entre les mots d’Ovide et ceux d’Evelyne de la Chenelière, comment ces colères se relaieront, se répondront, s’éclaireront les unes les autres.
 
 
 

15. Question/Réponse VII : féminin, masculin

 
Dans beaucoup de vos pièces – que ce soit dans DES FRAISES EN JANVIER, HENRI & MARGAUX, CULPA, L’IMPOSTURE, UNE VIE POUR DEUX (LA CHAIR ET AUTRES FRAGMENTS D’AMOUR) ou encore dans ces LETTRES D’AMOUR –, la tension entre le féminin et le masculin est un élément important. Y a-t-il chez vous une volonté de creuser ce thème?
 
Evelyne de la Chenelière : « Je n’y réfléchis pas consciemment et quand ça surgit dans l’écriture, ce n’est pas intentionnel, même si c’est quelque chose qui la sous-tend. Cela me fascine que ce qui se passe entre les hommes et les femmes soit fondamentalement voué à l’échec. Pourtant, ce désir, ce rêve, ce fantasme rencontre est le moteur de beaucoup de choses dans nos vies. Cela m’intrigue. C’est un nœud auquel je ne cesse de revenir, ce malentendu fondamental. On persiste à croire à cette rencontre, la majorité des gens y croient dès l’enfance et y projettent quelque chose de fort. J’admire chez les humains leur acharnement pour la faire advenir, leur capacité à recommencer en dépit des échecs. Il y là une force de vie presque absurde, qui m’émeut profondément. C’est un terreau formidable, parce que s’y enfoncent à la fois les racines de la tragédie et de la comédie, parce que c’est terrible et drôle à la fois. »
 
 
 

16. Question/Réponse VIII : processus créateur

 
Votre texte, qui donne la parole à une femme à travers ce qu’elle écrit, évoque-t-il d’une certaine façon votre processus créateur?
 
Evelyne de la Chenelière : « Ce personnage de femme qui écrit une lettre, s’arrête, la jette et la recommence est à l’image de mon processus de création. Comme disait Léonard de Vinci : « On n’achève pas une œuvre, on l’abandonne. » Mais chaque abandon amène une nouvelle impulsion pour écrire. Je ne termine pas, j’abandonne, mais pour revenir. »
 
 

– Paul Lefebvre
 
 

 

Paul Lefebvre est conseiller dramaturgique, traducteur et professeur de théâtre. Il a travaillé au Centre national des Arts comme directeur artistique fondateur de la biennale Zones Théâtrales et adjoint artistique de Denis Marleau, après avoir été directeur littéraire au Théâtre Denise-Pelletier. Il est conseiller à la dramaturgie au CEAD depuis janvier 2010.