Billetterie

Carnet de Stephan Zimmerli

Les deux voyages de Suzanne W.

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une route, une ligne taillée dans un paysage infini.
une trajectoire qui file droit, plein nord, nord-est, nord-ouest, mais toujours droit.
les virages y sont rares.
le grondement ininterrompu du gravier sous les roues.
le temps qui ne passe pas. toujours le même horizon qui revient. à chaque ligne de crête qu’on dépasse, le même paysage qui se dévoile à nouveau.
rouler 300km sans croiser une seule ville, une seule station service, un seul artefact humain. et soudain, à l’orée de la fôret, entrevoir une maison, un tipi, un pick-up garé dans la neige. vies isolées de tout, au cœur d’un continent immense. la nation crie.
 
cette route droite, une ligne musicale.
je pensais aux songlines, le chant des pistes des aborigènes d’australie : le chant, le trajet, le territoire comme une seule et même entité. unité de la musique, de la mémoire, de l’espace et de la terre.
comme en australie, la musique liée à la route, le chant des pistes, seul repère qui permette de donner un sens, une durée, une orientation à cette étendue sans fin.
comme en australie, les hommes blancs appellent cette vaste étendue le « désert », car il leur apparaît vide de toute présence humaine. mais pour les habitants de ce territoire c’est, au contraire, un lieu saturé de vie : animaux, arbres, vents, esprits.
 
rythme, répétition. déroulement, dévidement. moteur, pneus, amortisseurs.
nappes de bruit. vagues climatiques, pluies grises, soleil blanc, blizzard de neige, calme suspendu. poussière blanche qui recouvre la carrosserie comme une peau.
étendue de ciel immense et vertigineuse.
la route, les arbres qui filent et le ciel qui reste immobile comme si on n’avançait jamais.
lentement abandonner la référence humaine, urbaine, occident lointain devenu hypothétique.
au milieu du néant, s’arrêter au milieu de la route de terre déserte, tendue comme une coupure rectiligne d’horizon à horizon, sentir le silence et le temps suspendu. et soudain croiser un pick-up dans un rugissement, un nuage de poussière qui reste suspendu pendant de longues minutes.
 
les haltes, les lieux-dits, les non-lieux.
no-man’s-land.
motels perdus, abandonnés, brûlés.
strip-clubs et restaurants-diners poutine burger. tôles ondulées, citernes d’essence.
baraquements contreplaqués agglomérés.
villages maisons préfabriquées boue plaques de neige chiens errants enfants battes de baseball poteaux électriques.
les personnages croisés là : barbel la barmaid du motel bell à matagami. monsieur françois le tenancier du seul hôtel de nemaska, au cœur du hiatus entre les modes d’être des autochtones et des occidentaux. l’étrange réceptionniste cri de la kanio kashee lodge, trempé de sueur sous sa casquette de base-ball. la danseuse dominicaine du bar de chibougamau, travailleuse nomade et exploitée, loin de ses enfants, seule au milieu du néant.
 
à waskaganish entendre enfin la langue crie. son alphabet géométrique, indéchiffrable, sa sonorité autre, gutturale, archaïque. les corps, visages, gabarits massifs, épaules et torses, cheveux noirs épais. yeux noirs aussi, du fond desquels un autre temps nous scrute.
le silence et le temps. lorsque nous rencontrons des cris, le premier choc est temporel. il y a un silence, quelques dizaines de secondes qui s’écoulent avant de prononcer une parole, un temps qui semble une éternité. pendant ce temps suspendu, c’est le regard et la présence qui entrent en contact. pas les mots.
 
une fois rentrés dans les villes, une fois installés sur le plateau d’un théâtre, entourés d’instruments de musique et des paroles des acteurs, il faudra se rappeler ce silence.
 
 
– Stephan Zimmerli (Chaillot)