Billetterie

Carnet de Marc Lainé

Les deux voyages de Suzanne W.

Retour à la pièce

À l’origine de ce spectacle, il y a le désir de représenter un road trip sur une scène de théâtre.
 
J’ai toujours été fasciné par les road movies. Des films aussi différents que La Balade sauvage, Alice dans les villes, ou Sailor et Lula ont marqué mon imaginaire. Les paysages que l’on traverse dans ces films sont d’abord des espaces métaphoriques. C’est cette dimension symbolique du road trip qui m’intéresse surtout.
 
En commençant à travailler, j’avais cette intuition : « Un road trip en voiture dans l’espace clos d’une cage de scène est forcément un voyage mental, une virée fantasmatique à travers des paysages imaginaires. »
 
Ce projet s’inscrivait dans un cycle de spectacles que j’avais consacrés à la culture populaire américaine. Je comptais à nouveau situer ce « road trip scénique » aux États-Unis et obéir aux lois du genre en représentant un voyage qui traverserait le pays d’est en ouest, en passant par les grands déserts.

Mais  la rencontre avec Ginette Noiseux, directrice artistique de l’Espace Go à Montréal a bouleversé mes plans. Lorsque je lui ai décrit mon projet, elle m’a aussitôt parlé de la route de la Baie-James. Une route de 600 km qui relie Matagami à Radisson en traversant le territoire des Amérindiens cris et des milliers de kilomètres de forêt d’épinettes. Impressionné par son récit, j’ai décidé de faire ce voyage.
 
Nous sommes partis avec Stephan Zimmerli, musicien du groupe Moriarty, et avec Tünde Deak et Baptiste Klein qui étaient chargés de tourner les images vidéo. Nous avons fait une boucle de 3200 km, qui partait de Montréal en passant par la route de la Baie-James et la route du Nord, par les villages amérindiens de Waskaganish et de Nemaska.
 
J’avais une intuition assez précise de l’histoire que je voulais raconter avant de partir. Je prenais la route en pensant simplement récolter des images pour mon spectacle, donner un cadre, un relief et des perspectives à mon récit. Mais en me confrontant à la réalité à la fois âpre et magnifique de la Jamésie et d’Eeyou Istchee, en découvrant la vie et la culture des Cris, j’ai été profondément ébranlé.
 
Au retour de ce voyage, ce qui devait en quelque sorte n’être que la toile de fond de ma pièce m’avait fasciné au point qu’il me semblait impossible de ne pas en faire un sujet essentiel. Dans un premier temps, je n’ai pas su comment intégrer les impressions de ce voyage à mon projet. Je voulais pouvoir témoigner fidèlement de ce que j’avais découvert des cris et de leur culture animiste et chamanique, tout en préservant la structure de mon histoire et les premières représentations naïves et fantasmatiques que je m’étais faites du Grand Nord.
 
Je sentais, encore confusément, que ce que j’apprenais de cette culture résonnait étrangement avec ma recherche d’auteur et de metteur en scène, avec le travail théâtral même. Progressivement, toute une série de motifs, de fragments inspirés par les poèmes et les contes traditionnels cris se sont glissés dans la trame de ma pièce. La plupart avaient à voir avec les rêves, avec le dédoublement, les voyages de « l’âme »… Ils faisaient parfaitement écho à mon intuition initiale. J’ai réalisé que, sans le prévoir, j’avais trouvé le lieu idéal où situer mon histoire et lui donner tout son sens.
 
Peut-on se trouver à deux endroits en même temps? C’est une des questions centrales de ma pièce. Le théâtre, comme les croyances cris permettent de répondre positivement à cette question apparemment insensée.
 
 
– Marc Lainé (Chaillot)