Billetterie

De l’importance de (se regarder) courir

Tu iras la chercher

Retour à la pièce

Tu iras la chercher. Comme une invitation, une tentation. Ou peut-être un ordre. Tu iras la chercher. Une certitude, en tous les cas. Peut-être la seule.
 
Une femme s’est lancée à la poursuite d’une héroïne de téléroman. Vraiment. On peut la voir faire sa valise et prendre l’avion. Courir à l’aéroport et dans les rues de Prague, cherchant à rattraper cette femme – réelle, fictive, rêvée? – qui a su oser, partir. Et qui désormais lui échappe. Quittant subitement sa famille, ses amis, le pays, elle fait voler en éclat une construction complexe qui, déjà, s’effritait. L’amie empathique, la propriétaire d’un appartement modèle, la petite fille devenue femme ne sait plus jouer son rôle. Et quand on ne sait plus où on est, qu’on ne reconnaît plus le son de sa propre voix, qu’on ne peut se résoudre à prononcer son propre nom, suffit de remuer les lèvres et tout fout le camp.
 
 
Je ne devrais pas être ici
Et encore ta voix sonne faux à tes oreilles
Et tu le redis
Je ne devrais pas être ici
Je ne devrais pas être ici
Je ne devrais pas être ici
 
 
Et donc, elle est partie. Quête irrationnelle qui ressemble à une fuite aux pays des illusions. Au mieux, à l’un de ces voyages improvisés, nourris de clichés et d’exotisme, lors desquels on tente de se « retrouver ». Mais sous la plume de Guillaume Corbeil, elle n’aura pas le loisir d’une fugue adulescente ou d’un pèlerinage initiatique qui culmine avec la découverte du bouddhisme.
 
Derrière ce récit se trouve une femme en chair et en os. Celle qui, sur scène, parle, se raconte. Elle emploie ce « tu » indéfini, anecdotique, qui permet de parler de tout le monde et un peu de soi. Et un peu de nous. Un « tu » qui dit aussi toute la distance à combler entre elle et son idéal, enfui sous les traits d’un personnage de fiction. Traduction d’un sentiment d’imposture. Ou de l’impression d’être à l’extérieur du monde. Reléguée à la deuxième personne, cette femme dit peut-être aussi le retard accumulé sur… quoi, exactement?
 
Loin d’être victime de folie passagère, elle observe et dirige attentivement son périple invraisemblable, le décrit avec une lucidité minutieuse, presque obsessionnelle.
  
 
Et tu passes les détecteurs de métal
Et tu traverses la zone hors-taxe
Et tu suis les indications jusqu’à la porte B-21
Et une employée de United Airlines
Pareille à l’autre
Tend la main pour que tu lui donnes ton billet
Et elle te remercie avec le même sourire
Et tu la salues de la même façon
Et tu montes dans l’avion
Et une hôtesse te sourit pour te dire
Bienvenue à bord
Et tu n’as pas fait un pas que tu l’entends derrière toi
Avec les mêmes intonations
Bienvenue à bord
Bienvenue à bord
Bienvenue à bord
Bienvenue à bord
Bienvenue à bord
 
 
À travers son regard, les gestes quotidiens sont minés de questions vertigineuses qui restent sans réponse. Les paroles banales, disséquées, reprises ad nauseam, deviennent suspectes, abrutissantes. Elle fouille méthodiquement les mécanismes qui l’ont construite puis menée à la désertion, depuis les intonations d’un autre que l’on prend par contamination bénigne jusqu’au dédain et à l’agacement douloureux devant un simple miroir. Ainsi, elle arrive à déployer sous les yeux des spectateurs ce foisonnement de mises en scène, réelles ou fantasmées, qui nous façonnent. Ces représentations de soi que l’on habite plus ou moins temporairement, plus ou moins confortablement. Elle gratte, au passage, le vernis des interactions formatées et des images de soi – et des autres – méticuleusement composées et entretenues. À la manière d’une caméra dont on change la mise au point, son regard voit soudainement avec clarté l’épaisse vitre qui la sépare du monde. Aux méandres identitaires s’ajoute la facticité engourdissante des vies écraniques, des vies par procuration, des vies standardisées. Vie de rêves. Vie dont vous êtes le héros. Ou le téléspectateur.
 
Les certitudes tombent une à une. La réalité des lieux que l’on traverse et des gens que l’on croise. La légitimité des mots qui nous sortent de la bouche. La concordance entre ce qui est, ce qui aurait pu, aurait dû, pourrait être. Ses lèvres remuent et tout fout le camp.
 
La femme qui court s’arrêtera éventuellement. Vous pourrez la voir, face à elle-même, souffler un peu. Dans un moment de grâce, elle touchera à cette image d’elle-même tant convoitée. Elle sera exactement dans sa trace, dans son empreinte, au présent. Mais celle qui parle continuera de parler, encore un peu.
 
Qu’arrive-t-il, aujourd’hui, lorsque l’on se retrouve face au miroir et qu’il nous renvoie enfin cette image de nous-même que nous cherchions à atteindre? Satisfaite et pourtant incertaine, une femme qui n’a plus besoin de courir se demande et maintenant quoi? Souriante, détendue et entière, elle touche à la perfection. Momentanément. Peut-être sa peau devrait-elle être moins lisse? Plus lisse? Elle aura bientôt besoin d’un nouvel appartement modèle. Il faudrait bien… Elle aurait dû… Peut-être est-elle à nouveau en retard? Oui, en retard…
 
Malgré l’audace, la lucidité et le moment de grâce, cette recherche de l’authentique, du naturel et de l’intégrité semble faire chatoyer les reflets d’un idéal réglé sur l’air du temps et les maux d’une époque.
 
 
Sara Dion – Mais alors, elle est condamnée à recommencer tout le temps? À tomber dans les mêmes pièges ? À se fuir et à courir derrière des chimères qui se renouvellent constamment?
Guillaume Corbeil – Peut-être.
Sara Dion – C’est joyeux…
Guillaume Corbeil – Au moins elle est vivante. Et consciente. Et il y a quand même quelque chose de vivifiant à courir comme ça, non ? Ne serait-ce qu’après soi-même.
 
Eh bien. Tu iras la chercher. Un impératif, alors. Elle ira la chercher. Et nous avec elle.
 
« Mon passé étant de moins en moins différent de celui des autres parce que mon passé se constitue de plus en plus dans les images et les sons que les médias déversent dans ma conscience, mais aussi dans les objets et les rapports aux objets que ces images me conduisent à consommer, il perd sa singularité, c’est-à-dire que je me perds comme singularité. Dès lors que je n’ai plus de singularité, je ne m’aime plus : on ne peut s’aimer soi-même qu’à partir du savoir intime que l’on a de sa propre singularité et c’est pourquoi « la communauté consiste originairement dans l’intimité du lien de soi à soi ».
 
– Bernard Stiegler, La misère symbolique
 
 

Dossier réalisé par Sara Dion