Billetterie

Ce qui échappe au sens n’échappe pas aux feux

Le Dernier Feu

Retour à la pièce

Nous ramassons les morceaux
Et les recollons ensemble
Un quelque chose en éclats
Dans lequel ici et là on reconnaît quelque chose
Pouvons-nous nous comprendre
Comprendre
Il n’en a jamais été question
 
– Dea Loher, LE DERNIER FEU
 
 

Si l’on ne reconnaît pas du premier coup d’œil « la pièce de théâtre » dans LE DERNIER FEU de Dea Loher, c’est peut-être que la parole n’est pas toujours distribuée entre les personnages, qu’elle se présente sur la page comme un poème.
Ainsi les retours à la ligne
Cherchons un peu
Le théâtre
Dans ces 33 tableaux et un épilogue
Car il y a bien des indices clairs.
 
Premier indice : l’écriture de Dea Loher recèle de l’adresse. Elle est dirigée vers quelqu’un, une parole tendue. Le spectateur existe déjà – il est même nommé par un « vous » – comme si son regard participait à l’écriture à travers une trame laissée vierge pour lui. Le spectateur est attendu.
 
Deuxième indice : cette littérature a beau entremêler les genres, elle se présente néanmoins sous la forme d’une partition d’acteurs, partition de jeu précisée par quelques indications scéniques. S’y trouve un spectacle potentiel.
 
Troisième indice : les personnages existent et les rôles sont annoncés. Pas qu’ils soient une condition indispensable au théâtre, mais ils sont posés, là, et se construisent au fil du récit. Les personnages incarnent en même temps qu’ils racontent. On s’y reconnaît même.
 
 
 

RETROUVER LA FABLE

 
Dans LE DERNIER FEU, une multiplicité de voix compose le récit d’un accident. Il y a sept ans que le petit Edgar a été fauché par une voiture. Edna, chef de la police, a pris en filature Olaf, croyant avoir reconnu un terroriste recherché. Olaf n’est pas le terroriste en question, mais une « fusée de coke » : le jeune homme drogué fonce à toute allure sur la chaussée sans asphalte à bord d’une voiture volée. Edna, à sa poursuite, perd le contrôle de son véhicule et heurte l’enfant. Le seul témoin de l’accident est Rabe, un étranger arrivé le jour même dans le quartier.
 
Cette histoire précède le présent de la pièce – et celui de la scène – tout en servant de point de fuite à une mémoire constituée au fil du récit à plusieurs voix. La fable appartient à tous et échappe à chacun. Ensemble seulement, les êtres séparés qui forment cette constellation* pourront recoller les morceaux « d’un quelque chose en éclats ». (Ce quelque chose, d’ailleurs, n’est pas tout à fait désigné. Une mémoire? Un présent? Un monde?)
 
L’effort collectif d’évocation a pour prétexte un fait divers, mais il le déborde constamment à travers des situations fugitives : « le fait divers nous dit que l’homme est toujours relié à autre chose, écrit Roland Barthes, que la nature est pleine d’échos, de rapports et de mouvements ». La mort du petit Edgar fait surgir d’autres morceaux, remue d’autres pensées, ébranle d’autres malheurs. Chacun interroge sa part de responsabilité, la mesure, constate l’ampleur de la perte. La culpabilité s’additionne aux fardeaux passés (pour Rabe, par exemple, ceux ramenés de la guerre), à moins qu’elle ne vienne s’y soustraire, comme un étrange allégement du destin (c’est le cas de Susanne pour qui la perte de son fils fait taire un manque).
 
 
 

ENTRER DANS UNE DRAMATURGIE OUVERTE

 
Que dit cette pièce? D’où viennent ces voix? À qui parlent-elles? Chaque fois, il nous faut réapprendre à lire un peu, car l’auteure, elle, ne manque jamais de se poser la question du comment – comment écrire et comment dire le monde. Quelle architecture donner aux mots alors que tout s’effondre? Il n’y a aucune évidence à la lecture, sinon la force de la charpente et la virtuosité de cette dramaturgie.
 
L’auteure pose aussi des questions. Elle en fabrique, en sème, les confie à ses personnages. Or, la plupart vont sans marques, sans points d’interrogation, preuve qu’elles n’attendent pas de réponses. C’est au metteur en scène de choisir si la phrase sera affirmative ou interrogative, une des portes laissées ouvertes par Dea Loher. Sa dramaturgie ne fait pas que thématiser la responsabilité humaine et le libre arbitre : elle y fait aussi appel dans son approche de la scène. Ses textes creusent des avenues plurielles, imposent de faire des choix et n’offrent pas de résolution finale. Cette ouverture n’est pas unique à Dea Loher. Elle caractérise plusieurs voix des dramaturgies germaniques contemporaines, dont certaines – Anja Hilling ou Elfriede Jelinek, par exemple – ont déjà résonné ici même, sur la scène d’ESPACE GO.
 
 
 

IL Y A ESPOIR

 
On insiste souvent sur la noirceur, l’absence de rédemption possible qui pèse sur les figures du théâtre de Dea Loher. Si ses textes parlent d’un monde gris, profondément inégal et désespéré, la puissance de l’invention et l’espoir sont célébrés dans la force de l’écriture. La liberté qu’engage sa dramaturgie témoigne d’une grande confiance placée dans le potentiel de la scène. Son théâtre, lui, n’est pas désespéré.
 
L’auteure travaille régulièrement avec le metteur en scène Andreas Kriegenburg qui crée la plupart de ses textes. Amitié et compagnonnage tout à la fois, cette complicité permet à Dea Loher de mettre à l’épreuve le langage, de vite éprouver sur le plateau l’architecture qu’elle a imaginée. Aussi écrit-elle pour des acteurs; une langue faite pour être parlée, des pièces qui remettent toujours en question le rapport entre la scène, ceux qui l’habitent et les spectateurs dans la salle. Ce théâtre ne conforte pas le désir du public de se laisser bercer par l’histoire, mais exige de chacun une attention des sens. La pensée n’élucide pas tout.
 
D’ailleurs, la question du sens n’est pas centrale dans le théâtre de Dea Loher, ou alors elle le devient par la négative : « ne pas chercher à comprendre ». En effet, le texte ne permet pas de dégager une idée maîtresse souveraine, mais diffracte des éclats de sens, un peu à l’image des « tessons de bouteille ». À quoi se rattacher alors si tout ne peut être saisi par la pensée? L’essentiel se trouve ailleurs. Cette manière de raconter, de dire, de laisser s’entrechoquer les voix occupe le centre de la pièce. En empruntant les mots de Jean-Pierre Ryngaert, on pourrait parler d’une « dramaturgie des actes de parole » plutôt que d’une dramaturgie fondée sur des actions. Comprendre devient possible au sens de com-prendre, « prendre avec soi » : prendre avec soi des motifs, des morceaux, comme on accueille les sensations. Il importe de faire l’expérience de ces voix.
 
 
 

NOUS LES SOLITUDES

 
« La solitude dans laquelle je vis est comme une personne étrangère en moi »
 
- Susanne
 
 
Les voix entendues dans LE DERNIER FEU sortent des marges du monde contemporain. Elles viennent de leur retranchement individuel, car les personnages occupent des sphères distinctes et évoluent suivant des trajectoires parallèles. Entre solitudes éparses et communauté éphémère, cette constellation* ne dit pas le monde à l’unisson. Dea Loher donne à chacun de ces laissés-pour-compte une voix distincte. Elle précise : « Le texte de NOUS ne doit jamais être dit en chœur, mais réparti entre les différentes voix individuelles. » Seule la somme des souvenirs et des interprétations de chacun rend possible la reconstitution de l’histoire.
 
Qui est ce NOUS? De quoi est-il composé? Cela non plus ne se résout pas dans l’analyse de l’ensemble. Car le NOUS se fait et se défait. « À qui peut bien appartenir cette voix qui dit / Ne le fais pas », se demande Ludwig, au moment de commettre l’irréparable. Mais la voix n’est pas assez forte, pas assez ferme : « Si tu veux me dire quelque chose, parle plus fort », ajoute-t-il. Entité à part entière, une silhouette se profile derrière chacun des personnages tel un double permanent. C’est la solitude. Elle semble remplir un immense volume de silence ou de bruits – comment savoir? – au travers duquel les voix extérieures peinent à se faire entendre.
 
Il n’y a pas de tribu constituée dans les pièces de Dea Loher, mais autant de petits destins individuels qui fournissent la matière des récits et des drames. Leurs histoires nous sont livrées par bribes. Elles produisent assez de catastrophes et de résonnances pour donner une impression de réseau, une toile en permanence retissée. Or les liens de cette toile sont fragiles et fuyants, aucun n’est suffisamment fort pour assurer une suture tenace. Même les liens familiaux semblent équivalents aux liens spontanés, advenus par hasard, par coïncidence ou par accident. À l’exemple de Susanne, qui passe de son immeuble à l’hôtel d’en face où loge Rabe – de l’autre côté de la rue et de l’autre côté de l’amour.
 
Le va-et-vient des ombres précède la rencontre des corps. Rabe et Susanne observent d’abord les ombres à leurs fenêtres. Ils se deviennent avant de se connaître et fondent leurs échanges sur une promesse de surface : ne jamais tenter de se comprendre. Trouvant de l’apaisement auprès de cet étranger, elle affirme : « je ne sais pas qui est l'homme qui était mon mari ». Qu’est-ce donc qui nous fait vivre ensemble?
 
 
 

Des silhouettes

 
« Un reflet une lueur
Une flamme
Qui aura traversé nos vies
Quelques instants à peine »
 
-Edna, à propos d’Olaf
 
 
Peuplée d’entités plus fugaces et plus souples que les personnages traditionnels, la dramaturgie de Dea Loher porte l’empreinte du monde contemporain. Les personnages habitent et hantent un monde à la fois matériel, pétri de quotidienneté, et dématérialisé par son caractère morcelé et insaisissable en un tout. Leur consistance est variable. Certains sont marqués par un rôle ou une fonction (Ludwig ou Peter, notamment, campés dans leur identité sociale et ses obligations), alors que d’autres ne se dévoilent guère au-delà des contours esquissés. Ainsi, Olaf traverse la scène, « silhouette non identifiable », se laisse deviner, mais reste essentiellement silencieux. Or lorsqu’il parle, sa parole prend la forme d’une adresse directe. Son seul monologue est allongé vers le public qu’il contemple. Il exprime son adieu aux contacts humains et lance une hypothèse à l’égard de ce « vous » dirigé vers la salle. C’est peut-être nous, dit-il, « nous qui allons vous apprendre, au bout du compte, ce que cela veut dire, vivre dans la peur, dans la peur ».
 
 
 

RABE L'ARABE

 
Il n’a pas beaucoup de mots à sa disposition
Il préférerait agir
Peut-on agir au moyen des mots
 
Rabe vient d’ailleurs. À l’écouter, on croirait qu’il arrive de l’enfer. Il est le seul à n’avoir aucun lien avec les gens de ce « quartier de tessons de bouteille sans avenir ». Pourtant il en devient le point focal à l’instant du drame. Son arrivée aurait-elle déclenché un effet papillon pour qu’à ses premiers pas sur cette chaussée poussiéreuse, les événements s’enchaînent dans une causalité trouble?
 
Rabe cristallise à lui seul une multiplicité de points de vue. Témoin du drame, il assiste au spectacle de la mort de l’enfant dans une position analogue à celle du spectateur. Visité par les autorités policières, par Karoline et Susanne, il devient l’objet d’une curiosité publique en même temps qu’il accède à l’intimité de ces visiteuses. Étranger, l’est-il vraiment? Qualifié d’Arabe par le simple trafic de son nom (simple malentendu?) il est peut-être aussi étranger aux autres qu’à lui-même. Menacé par ses propres excès, il se retourne contre sa personne jusqu’à se mutiler, se ligoter, puis s’immoler.
 
Lorsqu’on veut le faire parler, Rabe s’endort subitement. Ou il s’inquiète et quitte sa tranquillité passagère. Il voudrait pouvoir manier le langage, trop conscient de ce que les mots peuvent délier dans l’âme, mais l’articulation de ce désir ne suffit pas à l’affranchir de son mutisme.
 
« Je ne sens rien… Mais je ne veux pas vivre comme un muet. Ça, je peux encore le dire. Je ne veux pas vivre comme un estropié. Sans langage. Peut-être en suis-je un, mais je ne le veux pas… Oui, il doit exister quelque part un lien… entre moi et l’extérieur. Les mots, si abstraits, je n’arrive tout simplement pas à ressentir les mots. »
 
Quand le besoin de dire est trop fort, il attend le sommeil de Susanne pour susurrer l’horreur qui l’habite. Mais Rabe est parlé par sa langue plus qu’il ne la parle. La parole presque viscérale qu’il laisse échapper, dans son incapacité à saisir les sentiments complexes qui l’obsèdent, le brûle littéralement.
 
 
 

APRÈS, TOUT RECOMMENCE

 
Le brasier final n’est pas subit, telle une combustion spontanée. Dès les premiers pas du texte, dans l’apparition des « contours incandescents » dessinés par la lumière d’août, les souvenirs arrivent sous le signe du feu. Des indices, étincelles semées, annoncent la suite: « on brûle de l’intérieur », dit Ludwig; « Le produit brûle les yeux », se plaint Rosemarie. Quelqu’un a mis le feu à une poussette dans l’immeuble misérable habité par la famille Schraub. Le tableau offert par Karoline à Rabe, petite toile peinte en rouge, porte aussi ce titre prophétique : « Il s’appelle Le dernier feu. Après, tout recommence. »
 
Ni Arabe, ni terroriste, Rabe s’immole dans la poudrière de leurs pensées – les siennes et celles de Susanne – que les mots ne suffisent pas à désamorcer. Brûle Rabe, brûle « ce tas de reste de chair d’entrailles d’os de sang ». La fureur du brasier n’écarte en rien la poésie. Comme ces mots d’un samouraï, placés en exergue du texte de Dea Loher : « Reçois, au terme de ma vie / L'amour brûlant que j'ai pour toi / De la fumée s’élevant de mon corps en flammes » (Tsunetomo Yamamoto).
 
Qui mieux que le feu pour grignoter le contour des silhouettes, trembler les ombres, puis faire disparaître les pensées. Tranquillement.
 
 
Jessie Mill
 

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Jessie Mill est conseillère aux projets internationaux au Centre des auteurs dramatiques (CEAD). À l'occasion, elle enseigne aussi à l'École supérieure de théâtre de l'Université du Québec à Montréal et accompagne des créations en tant que dramaturge.