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Plisser les yeux pour entendre

Les carnets de La fureur de ce que je pense

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« j’aurai passé ma vie à ignorer tout du monde extérieur, du pays des merveilles qui existe pourtant, de l’autre côté de cette chambre, se déployant à perte de vue vers le haut et les côtés, du moment qu’on se donne la peine de regarder, je veux dire vraiment, puissamment, en plissant les yeux pour ne pas laisser entrer d’un seul coup trop de beauté, je n’aurai jamais questionné l’incidence des astres sur le destin des hommes »

– Nelly Arcan, Putain

À l’heure qu’il est, il y a sept chambres et autant d’interprètes pour les habiter. L’impulsion donnée par la comédienne Sophie Cadieux de visiter l’œuvre de Nelly Arcan, de plonger dans une noirceur qu’elle ne porte pas, a permis de réunir une famille de concepteurs – celle de Marie Brassard – autour de sept actrices. À l’heure qu’il est, LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE leur est donnée en partage, ainsi qu’à chacun des créateurs du spectacle. L’œuvre de Nelly Arcan ne s’étale plus sur une ligne d’horizon laissée par sa trajectoire, mais grimpe en hauteur, subit des variations sur une échelle verticale : elle s’inscrit dans une nouvelle partition qui permet d’en superposer et d’en décaler les parties. Elle se laisse traverser aussi, jusqu’à devenir diaphane, elle fait passer la lumière.

 

Pendant que tout bouge encore, voyons un peu ce que dit ce mouvement du côté des mots. Faite de fragments de textes de Nelly Arcan, la partition du spectacle est fluide et partage avec ses sources un souffle littéraire indéniable. Sa structure en sept parties, des chambres ou des chants, selon qu’on pense en termes d’espace ou de voix, fait exister les textes de l’auteure dans une dramaturgie extérieure à son œuvre tout en lui étant intrinsèque. À la lecture survient l’impression familière que ce théâtre s’y trouvait déjà. Il fallait simplement le dégager, le détacher du reste.

 

 

SOURCES

Nelly Arcan a écrit quatre romans, des nouvelles, des chroniques, et s’est prêtée au jeu de nombreux entretiens. Si sa mort prématurée accentue l’image d’une auteure jeune et fulgurante, elle a pourtant déjà une œuvre fournie, une écriture reconnaissable, des hantises et des motifs qui se déploient sous plusieurs formes, de la fiction au billet d’humeur. Elle a aussi martelé ses catégories (la larve, la Schtroumpfette) et regretté que le monde – son monde – ne puisse se défaire de cette classification péremptoire. L’impitoyable intimité révélée par ses œuvres semble parfois imprimer une direction unique, vecteur d’abîme confirmé par son suicide en 2009. Difficile de déjouer ce sens à la lecture de ses textes : « Je suis si près de la mort, ça prendrait du temps, beaucoup trop de temps pour découvrir comment s’ouvre le sol sous mes pas, ça prendrait trop de mots pour désamorcer ma chute, il faudrait que je ne sois pas si moi-même ».

 

Le collage de la FUREUR DE CE QUE JE PENSE puise aux écrits les plus intimes de Nelly Arcan, sans doute aussi les plus forts. Autofictions écrites à la première personne – sauf pour Folle (Seuil, 2004), adressé telle une lettre d’adieu à son amour brisé – la plupart de ces textes fonctionnent d’une manière analogue, par libres associations et digressions retenues par un noyau d’idées obsédantes. Putain, paru aux éditions du Seuil en 2001 avec grand fracas, est le plus circulaire de ces écrits : le long soliloque de Cynthia, escorte et putain au prénom d’emprunt, fait l’effet d’un tourbillon. Dans la confidence de son malaise, les allers-retours de l’enfance à la prostitution opèrent par secousses et trouées, comme le champ de mines de son destin révélé. L’Enfant dans le miroir (Marchand de feuilles, 2007), court texte poétique écrit avec une candeur sombre, s’enroule autour des dessins un brin lugubres de Pascale Bourguignon. Burqa de chair (Seuil, 2011) clôt cette liste des sources; il s’agit cette fois d’une série de textes rassemblés après la mort de Nelly Arcan.

 

Qu’advient-il de l’œuvre? Les textes ne sont pas disséqués et pillés pour former un nouvel amalgame. Ils sont retissés dans un matériau plus leste qui appelle la lumière. (Ce n’est pas une métaphore : Mikko Hynninen, l’artiste concepteur des éclairages, sculpte l’immatériel.) Marie Brassard prend donc avec minutie certains fils du tissage de l’œuvre de Nelly Arcan, elle les détend, les entortille autrement, puis les retisse dans une toile plus lâche derrière laquelle les ombres peuvent désormais danser. Là où le lecteur peut se sentir pris dans un étau – entendre que l’emprise est autant une force qu’un piège – le spectateur pourrait trouver une liberté plus grande en faisant l’expérience de l’œuvre vivante. Simplement parce que Marie Brassard, dans sa manière, ne conduit pas tout. Elle laisse le spectateur déambuler du regard : il peut être là, promeneur dans son théâtre, puis se retirer et emporter avec lui les pans d’un spectacle qui survit à la représentation.

 

 

La musique des chambres

La proposition préparée par Marie Brassard en complicité avec son dramaturge Daniel Canty juxtapose sept chambres autonomes, chacune avec son propre réseau de sens. Chaque chambre est aussi un chant du même nom, donc à la fois un espace et une voix attribués à une interprète. Il y a la Chambre des Mirages, la Chambre Occulte, la Chambre de l’Ombre, la Chambre du Sang, la Chambre de l’Éther, la Chambre des Serpents. Et la dernière, la septième, la Chambre ou le Chant Perdu.

 

Cette architecture d’hôtel inclassable ne met pas sens dessus dessous l’œuvre de Nelly Arcan, mais elle fait glisser la littérature dans une nouvelle dimension et crée des espaces denses d’où la faire résonner autrement. Les chambres désignent des espaces d’intimité d’une autre nature que l’espace de LA chambre, celle de la putain aux rideaux toujours tirés, où circulent les clients l’un après l’autre. Ces chambres-ci formeront un ensemble, peut-être un orchestre de chambres où les interprètes joueront et se répondront, suivant les codes d’un nouveau genre; Marie Brassard travaille la matière pour en faire une forme d’opéra. Aiguillés par le compositeur Alexander MacSween, les interprètes transforment la partition textuelle en chant et en musique.

 

 

Chant perdu, chant partagé

Le texte de la septième chambre danse sur la page. Il s’étend sur trois colonnes et joue de répétitions qui seront prises en charge par un chœur. Voilà un autre nom donné à l’ensemble des voix : le chœur. Pourquoi avoir choisi la multitude pour porter le cri d’une solitude? Sans doute moins par désir de correspondance aux identités plurielles de la prostituée, à son dédoublement voire à sa schizoïdie, qu’à la volonté d’affranchir une parole poétique forte à même de retentir bien au-delà d’un seul corps, au-delà du corps.

 

Le septième chant sera divisé, précise Marie Brassard, et englobera tous les autres. Fait de courts refrains, ses fragments autonomes disent à chaque fois « l’essentiel » de la mort qui vient, de la brièveté de la vie, « de l’errance, de la solitude et de la souffrance ». Il contient en quelque sorte toute la fureur. Elles seront donc sept sur le plateau à interpréter les morceaux de ce chant, à habiter les chambres : Christine Beaulieu, Sophie Cadieux, Monia Chokri, Evelyne de la Chenelière, Johanne Haberlin, Julie Le Breton, Anne Thériault. À la mort de Nelly Arcan en 2009, l’une d’entre elles écrivait : « Mais moi je veux choisir d’aimer d’amour les agressions et tout le mal dont la littérature porte témoignage, parce que je ne saurais pas comment vivre autrement, et je ne me laisserai pas entraîner par cette épidémie de désespoir, ce sera difficile, je le sais bien, mais nous sommes peu nombreuses, et encore moins sans toi, peu nombreuses à avoir 35 ans et à écrire, il faut alors y croire de toutes nos forces, et nous reproduire pour ne pas disparaître ». Cet appel propose un autre éclairage, peut-être, pour appréhender la multitude de la troupe.

 

 

Nébuleuse

Autant l’écriture de Nelly Arcan semble viscérale, autant elle s’établit dans l’exigence de la pensée. (Nancy Huston, dans la préface de Burqa de chair fait d’elle une philosophe, d’ailleurs.) Elle échafaude des théories – sur la fertilité, le destin, les genres – et interroge le monde avec une acuité proche de la clairvoyance : « c’est que mes rêves sont trop clairs, je souffre de ma cohérence et de la vie qui me donne trop de réponses3 ».

D’une certaine manière, Marie Brassard ramène le clair-obscur dans les rêves trop clairs de Nelly Arcan. Son théâtre, depuis JIMMY créé en 2001, ne cesse de jaillir d’une matière trouble, de zones élues pour leur mystère : forêt, voie ferrée, quartier chinois, marché indien, rue Ontario… De là, elle invente des histoires volontairement trouées, convergeant vers des carrefours où le spectateur peut faire le choix de la suivre au plus près, voire de remplir les béances en projetant ses propres indiscrétions. Marie Brassard fait l’éloge du flou sans perdre ce lien avec le spectateur.

 

La chambre de l’Éther

Dans ses fragments dramaturgiques autour de la création de PEEPSHOW (2005) de Marie Brassard, Daniel Canty place en exergue une réflexion sur les astres : « La pensée des étoiles apaise le sentiment du monde ». Ses notes donnent l’impression d’un regard posé sur LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE – preuve que les chantiers de Marie Brassard sont des vases communicants. Ce sentiment d’apaisement venu du cosmos se dégage aussi de la Chambre de l’Éther, à travers des extraits de Putain et de Folle recomposés dans une nouvelle structure qui ramène au centre des éléments cosmiques, jusqu’au spectacle de la mort des étoiles.

 

Deux ensembles se répondent avec symétrie dans cette chambre : les astres et les cartes du tarot, évoqués dans Folle. Nelly Arcan raconte comment sa tante, tireuse de cartes, n’a jamais su voir son destin dans les tarots, comme si une nébuleuse entravait la lecture : « il était fort probable que Dieu ne soit même pas au courant de mon existence ». Du fait d’une naissance erronée – elle naquit fille plutôt que garçon comme on l’attendait – l’identité intempestive de Nelly Arcan semble avoir fait chavirer la fortune. Elle évoluerait donc en marge du destin, dans la liberté vertigineuse de tous les possibles.

 

Ainsi, la myriade des nébuleuses – l’Hélice, l’Aigle, l’Œuf, le Sablier et l’Œil de Chat – vient faire écho aux personnages du tarot – le Bateleur, le Pape, l’Impératrice, le Mat, l’Amoureux, la Mort, le Diable et l’Ermite. Sans étonnement, Nelly Arcan exprime son penchant pour la carte représentant le Pendu, figure de la pitié condamnée à découvrir le monde à l’envers et à identifier les autres par leurs chaussures. Ces entités fournissent à l’auteure les éléments d’une cosmologie toute personnelle qui relie les putes aux étoiles mortes aux pendus. « En se tuant [les putes] sont comme la lumière des étoiles mortes qui nous parvient dans le décalage de leur explosion et dont les astronomes disent qu’elle est de loin la plus éblouissante de toutes, peut-être parce qu’au moment de mourir elles lâchent la meilleure part d’elles-mêmes comme les pendus  ».

 

 

Théâtre de miroirs

Le théâtre est un espace autre, espace de résonnance singulier qui pourrait exister en marge de l’abîme inexorable décrit par Nelly Arcan. « Le temps de la représentation, écrit-elle, un sens est donné à ma vie ». Mais qui sont les spectateurs en face? Ont-ils vraiment le pouvoir d’inverser la solitude? Vont-ils désigner une place parmi eux qui annoncerait son retrait de la représentation, la fin de sa « putasserie », ainsi qu’elle le formule dans un souhait? Or, le théâtre multiplie plutôt la solitude comme dans un jeu de miroirs : « Je pleure et c’est encore dans un théâtre que je pleure. Mes pleurs sont entendus par une foule formée de spectateurs de moi-même ». Si le théâtre est une alternative à la mort, il est aussi le lieu où se joue son agonie. Comment alors se défaire de la représentation continue, de ce théâtre permanent?

 

La beauté de Nelly Arcan s’est interposée devant son œuvre plus d’une fois, non pas comme une beauté célébrée, mais plutôt en affront, parce qu’elle ne dissimule pas le jeu des masques et de la séduction : « personne n’ose véritablement parler de ta beauté, à part comme d’un encombrement, d’un écran entre le monde et toi, d’une chose un peu honteuse, un peu déplacée dans un monde littéraire aussi respectable qu’est le nôtre », écrit Evelyne de la Chenelière.

 

Marie Brassard fait mentir cette polarisation : « La beauté royaume. La laideur exil ». Car chez elle, l’imaginaire n’est souvent rien d’autre qu’un exil beau et puissant, même dans son indétermination. Indétermination de genres, confusion entre réel et fiction : on ne serait pas tenté de démêler sa biographie prise dans les courants marins, les anémones et les vents. Sur scène, elle a tous les âges de la femme, comme dans MOI QUI ME PARLE À MOI-MÊME DANS LE FUTUR (2011), et sa jeunesse inaltérée de petite fille en petite robe existe dans un temps de fantômes où les années ne comptent plus. Dans le théâtre de Marie Brassard, l’actrice est rendue lumineuse par son savoir, elle rayonne. La beauté qu’elle fait naître n’appartient plus seulement à un corps, toujours menacé de flétrissement, mais elle a valeur d’opération. La jeunesse menacée de Nelly Arcan trouve donc une alliée, peut-être une avenue pour échapper au temps. Au-delà de la mort, sa beauté s’active dans le surgissement du théâtre.

 

 

***

Conquérir l’Antarctique, même seulement en passant les doigts sur le globe terrestre, et plisser les yeux pour laisser filtrer quelques rayons. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Nicolas Copernic. Autre façon encore de voir le cosmos. Voilà 500 ans, la terre s’est mise à tourner avec lui. Elle tourne encore, signe que la leçon des astres dure.

Jessie Mill, 19 février 2013

Jessie Mill est conseillère aux projets internationaux au Centre des auteurs dramatiques (CEAD). À l’occasion, elle enseigne aussi à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal et accompagne des créations en tant que dramaturge.

 

NOTES
Tous les extraits des œuvres de Nelly Arcan cités figurent dans la partition du spectacle LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE (version du 6 février 2013).

 

1. Nelly Arcan, Putain, Seuil, 2001, p. 53.
2. Evelyne de la Chenelière, « Lettre à Nelly Arcan », in Liberté, vol. 50, n° 4, (286) 2009, p. 93.
3. Nelly Arcan, Putain, p. 85.
4. Daniel Canty, « Le théâtre du petit regard », Liberté, vol. 48, n° 3, (273) 2006, p. 121.
5. Nelly Arcan, Folle, Seuil, 2004, p. 162.
6. Nelly Arcan, Folle, p. 93.
7. Nelly Arcan, Burqua de chair, Seuil, 2011, p. 41.
8. Nelly Arcan, Burqua de chair, p. 40.
9. Evelyne de la Chenelière, « Lettre à Nelly Arcan », p. 92.
10. Nelly Arcan, Burqua de chair, p. 41.

 

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