Billetterie

Nelly Arcane, une incantation

La fureur de ce que je pense

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Fragments choisis des carnets dramaturgiques de LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE

 

Par Daniel Canty, dramaturge

 

 

 

 

Le personnage de l’auteur

Nelly Arcan. Le nom conjure les contradictions du personnage.

 

Nelly. Le prénom suggère une dame de boudoir française ou un caniche à frisous. Mais Nelly signe y plutôt que ie. Son prénom bourgeois irait tout aussi bien à une pauvresse irlandaise de la Pointe ou à une fille fermière des Townships[1].

 

Arcan. Un patronyme invariablement prononcé à la Bernard, Denys ou Gabriel, fils de bonne famille québécois. Il manque à Nelly le d pour être vraiment des leurs. Les adeptes du Ouija qui voudront s’assurer qu’ils ont bel et bien affaire à l’âme de l’auteure devront être attentifs à la précision de l’orthographe fantôme.

 

L’élision choisie rappelle les Nikol ou Sofy, Françoy ou Deni du Québec contemporain, transformations de prénoms jugés trop communs, tronqués, phonétisés par des adultes en quête de soi, qui profitent de leur majorité et des moyens légaux mis à leur disposition pour se distancier des auteurs de leurs vies. Nos contemporains français n’approuveraient pas. Pourtant, ces nouvelles graphies ne sont pas sans rappeler le françoys de Rabelais.

 

Les noms recèlent une magie qui ne nous appartient pas en propre. Nelly, si attentive aux voix du langage, savait qu’en l’absence du d, on pourrait tout aussi bien prononcer Arcane, et l’entremêler à ces figures du Tarot où elle sondait son absence d’avenir.

 

Nelly Arcane. Prénom putain, famille sorcière. Son nom d’auteure. Nom ancien de putain. Nom futur de morte. Comme une incantation.

 

 

 

 

Nos noms d’emprunt

Le docteur qui assistait ma mère au moment de ma naissance lui a annoncé, à l’issue de ses travaux : « Madame Canty, votre fille a un zizi. » Je devais avoir le dos tourné. Lui avait le sens de l’humour, et il avait déjà demandé à maman de se dépêcher, qu’il ne rate pas le match éliminatoire du Canadien.

 

Dans Folle, Nelly Arcan affirme qu’il lui est arrivé à peu près la même chose, qu’elle devait s’appeler Sébastien, que ses parents lui avaient préparé une chambre et des pyjamas bleus, et que c’est Cynthia, sa sœur aînée, décédée des suites d’une fausse couche, qui aurait dû être la fille unique de la famille, langée de rose. Nelly n’envisage les réalités de la vie familiale qu’avec horreur. Elle contient un homme et elle a eu une sœur qui n’ont jamais été que des désirs sans corps pour s’assouvir. Si on poursuit son raisonnement, la petite sœur d’une aînée décédée aurait pu être le petit frère d’une grande sœur décédée. Il ne faut pas suivre trop avant cette logique, seulement accepter la douleur qui se noue dans la formulation du paradoxe. Nos visages et nos noms recouvrent des abîmes de possibilités.

Dans les œuvres de l’auteure, le père de Nelly n’est que son père, sa mère sa mère. Ils n’ont mérité que des noms communs, alors que sa sœur et son moi incréés sont honorés d’un nom propre. La différence entre nous et l’inexistence tient à un mot. Empruntant à Cynthia son nom de putain, et à Sébastien, la volonté de l’hommerie, Nelly accueille en elle le vide laissé par leur désincarnation. Elle leur redonne naissance sous la forme d’une douleur qu’elle ne prétend pas sienne. Leur absence ulcère son être, peut-être celui de ses parents. Il n’y a que le malheur d’exister pour honorer celui de n’avoir pas vécu.

 

Les noms, de quelque côté qu’on les considère, sont une façon de s’éloigner de soi. Il faudrait que je demande à ma mère si elle avait prévu de me donner, avant de me connaître, un autre nom que le mien. Qui sait ce qu’il serait advenu de moi ? Heureusement, il suffit d’ajouter à Daniel un le pour que mon destin se retourne et accueille son envers en lui. À la queue de mon prénom, l’article masculin me sert de cache-sexe. Je tourne le dos au hockey. Je refuse de porter mes pyjamas bleus. Daniel… Danielle… J’entends l’écho d’un destin inverti. Je me cache derrière un nom qui est et n’est pas le mien pour m’imaginer ce que cela serait de n’avoir pas mon sexe. Ce que cela peut être de parler d’une douleur qui ne m’appartient pas en propre.

 

 

 

 

Le nom des mortes

Isabelle Fortier. Bon nom de bonne fille québécoise. La boucle d’elle, tout au plus, en commun avec Nelly, Nellysabelle, tournant autour de son nom, à en tarauder l’évidence, comme une moquerie enfantine.

 

Celle qui a créé le personnage de l’auteure portait un nom familier. Celui de combien de milliers de petites filles nées au Québec dans les années soixante-dix ? De celles qui, à l’appel des présences, ne seraient jamais seules à lever la main.

 

Fortier. Bon nom de bonne famille québécoise. Notre langue glisse des s entre consonnes et voyelles. Quand je prononce mon nom, je suis, plus souvent qu’autrement, Cantsy. Je n’ai pas grand-chose à dire de Fortsier, sinon que si on le laisse aller au relâchement propre à notre accent, on dirait Forcier, comme ce cinéaste qui s’exporte mal, peut-être parce qu’il est un peu bourru et qu’il parle de trop près de nous.

 

Dans les notices bio-nécrologiques, on dit Isabelle née en 1973, à Lac-Mégantic, au pied du mont éponyme. Cinq ans plus tard, il abriterait à son sommet l’observatoire astronomique le plus performant au pays. Isabelle s’intéresserait au ciel. C’était écrit dans les astres qui veillaient sur la maison familiale.

 

Isabelle a prétendu que Nelly était née en 1975[2], dans les Cantons-de-l’Est, sans préciser la proximité du télescope. L’auteure et son personnage accusent un décalage de deux années : bonne façon de s’assurer qu’ils ne se rejoignent jamais tout à fait. Isabelle a beau être le nom de toutes, Nelly Arcan n’est celui de personne. Même dans la mort, nos images ne seront pas nous.

 

 

 

 

Leur astronomie

On le sait, le regard des télescopes accueille la lumière d’étoiles mortes, retenue à l’horizon impassable de la vitesse, miroir illimité où butent les reflets de toutes les images possibles. Une méthode éprouvée pour tenter de comprendre le mystère du monde consiste à ramener les choses à l’échelle humaine. Connaissez-vous la fable des jumelles relativistes ? L’une demeure sur terre. L’autre s’aventure, par quelque procédé qui n’appartient qu’à la fiction, à des années-lumière d’ici. Elles auraient pu s’appeler Isabelle et Nelly. Le temps a continué de passer sur terre et au ciel comme il continue de passer sur terre et au ciel, dans une éternité inégale. Quand l’exilée revient des cieux, la vieillesse et la mort ont gagné ses proches. La vie qu’elle a connue n’existe plus qu’en mémoire. Devant sa jumelle, l’exilée du temps est confrontée à l’image flétrie de sa jeunesse comme à celle de son propre avenir. Supposons celle-ci décédée dans l’intérim. L’exilée aurait beau reprendre le nom de sa sœur, tenter de vivre sa vie à la place de l’autre, le miroir du temps est brisé, ses tessons des épines plantées au cœur des choses. Sa vie ne sera plus jamais la sienne. Dans l’intervalle entre le départ et le retour de l’exilée s’ouvre un gouffre où le vertige de la durée se conjugue à l’horreur du vide. Quelle morale pour cette histoire ? Quelle fin heureuse ? Celles qui choisissent de vivre par la fiction courent le risque d’une révélation terrible : si nos images pouvaient nous rejoindre, elles en mourraient de tristesse. Heureusement, nous sommes condamnés à disparaître avant elles, et nos vies peuvent demeurer les nôtres.

 

 

 

Le siècle de Léthé

Voilà plus d’un siècle que notre univers ne cesse de grandir. Ses frontières ont reculé, encore et encore, avec le perfectionnement de nos machines de vision et l’extension invisible du spectre lumineux. Nous avons découvert que le vide et l’obscurité ont grandi avec lui. La distance d’un électron à un noyau atomique est encore plus considérable que celle qui nous sépare du soleil. Le monde est alvéolé de vide.

 

Lorsque je songe au silence effrayant des espaces infinis qu’a franchi l’exilée du temps pour revenir à elle, et au monde qui a changé en son absence, je me souviens du Léthé, le fleuve de l’oubli, et de ces rivières anciennes où on ne se baignait pas deux fois.

 

Les spectres cheminaient en somnambules, leurs pas guidés par la mémoire mystérieuse du chemin, une pièce glissée sous la langue, tribut à payer au passeur Charon. Ceux qui arrivent au rivage cendreux, enveloppé de silence, voyagent léger.

 

Le visage de l’exilée, tourné depuis si longtemps vers la mort, est connu du batelier. Dans une scène manquante du cinéma muet, elle ouvre la bouche. Une monnaie de fer tombe dans les eaux à ses pieds. Charon sait qu’elle s’est enlevé la vie, et qu’il ne lui restait plus qu’une parole. Prix à payer pour avoir vécu.

 

 

 

La vie ne s’oublie pas

La vie est ainsi faite : une fois qu’on a vécu, aucun moyen de ne pas avoir vécu. Pour les vivants qui voudraient vivre à jamais ou pour ceux, qui, comme l’auteure l’affirme, voudraient mourir pour toujours, le mystère du temps représente le plus vif des espoirs, et la barrière la plus désespérante.

 

Les suicidaires sont animés par la volonté de s’arracher de leur corps, pour trouver une issue à eux-mêmes et au temps dont la substance, aussi naturelle que le sang qui coule dans nos veines, les retient prisonniers en eux. Leur ferveur est égale à celle des croyants convaincus que leurs prières passent au revers du temps pour rejoindre l’Éternel. Voient-ils leurs âmes, au moment de la mort, se détacher de leur dépouille moribonde pour rejoindre au ciel leur chair régénérée ? Croient-ils qu’ils ont deux corps, l’un sujet à la vieillesse et à la mort, l’autre suspendu dans l’attente d’une éternelle jouvence ? La fiction n’est pas vraiment le ciel, mais ceux qui y prêtent foi aussi cherchent une issue au temps, et sont prêts à risquer de s’en exiler à jamais.

 

 

 

 

Le nœud du temps

Le temps, dans l’univers de l’auteure, est une parenthèse ouverte entre deux inexistences : celle qui a précédé à nos naissances, et celle qui succédera à notre mort. D’un côté, l’alignement effarant des possibles. De l’autre, le gouffre du no future, le non-futur. Le présent est l’éperon déchirant des possibles, coupant à travers la noirceur effarante des espaces infinis.

 

L’œuvre de l’auteure commence dans une chambre suspendue au milieu de l’univers, derrière la façade lisse et froide d’un immeuble surplombant l’avenue du Dr Penfield, à un pas de l’Institut neurologique de Montréal, où des docteurs des nerfs sondaient la sismique de la conscience. La Cynthia de Putain, qui a emprunté son nom à une sœur qui n’a jamais vécu, y entrouvre les jambes pour accueillir le vide en elle. Le sens martèle son absence. Les fluides giclent en pure perte contre les parois prophylactiques. Le présent se referme autour de la Putain comme le nœud coulant autour du cou de la pendue.

 

 

 

 

Science-fiction vécue

La fiction, qui n’est qu’une idée du monde, participe à l’expansion imaginaire de l’univers. Une 4e de couverture pour Putain, issue d’une réalité parallèle, pourrait se lire : Une pseudo-automate copulatoire, dans une chambre à un pas du monde, en équilibre instable entre un Eden haï et un Antarctique fantasmé, chute dans la béance de son corps, en ressassant la fin et l’impossible recommencement de toutes choses à partir du vide.

 

Putain est un roman de science-fiction vécue. Son vertige s’alimente à la perte de nos anciens repères chrétiens au profit d’images techno-scientifiques de l’univers. L’auteure se livre à un dangereux jeu d’échelle. Lorsqu’elle se tourne vers l’infiniment grand, c’est pour se perdre dans l’explosion vaine des origines, l’épuisement éventuel de toutes choses au profit du vide. Lorsqu’elle se tourne vers les lointains intérieurs, ce n’est plus que tumulte génétique, égarement de soi le long de l’escalier sans fin de l’être. Lorsqu’elle considère l’enveloppe de sa chair, elle s’égare sur une surface infinie, labyrinthe sans issue lové autour de lui-même.

 

Le savoir et la foi, l’art et la fiction contribuent à l’expansion imaginaire de l’univers. Ils sont aussi les agents de réductions violentes. Pour les anciens chrétiens que nous sommes, apeurés des diableries, les images scientifiques du monde figurent des vérités nouvelles, des images de films d’horreur logés comme des virus à la racine du cortex, qui semblent vouloir nous déposséder de l’illusion de nos âmes. Ce n’est bien sûr qu’une façon de voir. Chrétienté ou techno-science, anciennes images, nouvelles images, le désespoir est égal, l’horreur, organique.

 

 

 

 

La monade de fer

Une image me revient constamment en tête quand je pense au martèlement de la prose de Putain, coup d’envoi de l’œuvre entière, qui en assure l’harmonie : une bille de fer frappe, encore et encore, les parois d’un caisson de métal, comme les limites d’un crâne. L’auteure a trouvé sa petite musique, un chant punitif, au rythme obsédant, impossible à oublier une fois qu’il s’est glissé sous nos pensées, et elle a voulu le suivre jusqu’aux Enfers.

 

On dit que le mystique Pascal, qui se figurait la divinité comme « une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part[3] », aurait emprunté cette pensée à Montaigne, qui citait Hermès Trismégiste, patron des magiciens, dont l’existence même est un fait disputé. Notre inexistante, Nelly Arcane, tient au creux de sa paume une image réduite du monde, une bille de fer, qu’elle se glisse sous la langue comme une capsule d’ecstasy à l’heure du rave. Fausse monnaie pour tenter de rejoindre la mort à même la vie.

 

 

 

 

Le livre du temps

Est-il possible de créer un objet capable d’abolir le réel, de le contenir en lui, de l’étouffer, de l’avorter ? Un livre aussi figure une boucle, un courant du temps lové autour de lui-même. Un livre ne saurait, quoi qu’on en dise, vivre à notre place. L’auteure qui s’est nommée Putain, qui s’est nommée Folle, s’est suicidée. Ses livres sont passés derrière sa propre image. Ils n’ont pu la sauver ni dans la vie ni après. Nos idées de nous-mêmes se mordent la queue comme un serpent mourant de son propre poison.

 

 

 

 

Bienveillante fureur

Les Furies, chez les Anciens, tourmentaient de leur vivant ceux qui ont commis des actes contre-nature avant qu’ils ne descendent aux Enfers purger leur peine infinie. Leurs voix taraudaient les consciences intranquilles des tragédies grecques, jusqu’à ce qu’Athéna convainque ces esprits telluriques, par quelque ruse féminine, de devenir gardiennes de la Cité. Elles seront alors connues sous le nom de Bienveillantes.

 

Nombreux sont ceux qui croient que le chant a précédé la parole dans la conscience des premiers humains. Je ne dirais pas, comme Nancy Huston l’a suggéré dans sa préface à Burqa de chair, que Nelly Arcan était philosophe. Je ne dirais pas non plus qu’elle avait la vocation de romancière[4]. Elle était d’abord écrivaine, habitée par la rage de dire ce qui n’a pas de langage, ce qui n’y atteindra jamais, et que la littérature recouvre de ses voix.

 

L’auteure se dépouille de ses matières philosophiques, comme de tout le reste, en cours de route. Il serait faux de l’abandonner du seul côté des écrivaines, ou même des femmes. Elle s’y oppose farouchement. Et je ne crois pas que ce soit simplement pour « faire homme ». Si son sexe est celui de toutes les femmes, son histoire n’est pas celle de toutes, bien qu’elle les rejoigne. Les protagonistes de ses livres sont perdues dans des demi-mondes, paralysées par l’effroi et l’absence d’amour, arrêtées en chemin vers elles-mêmes, captives des ronces ou des cercueils de verre des contes qui ont mal tourné, pétrifiées par l’horreur comme la femme de Loth, ou par l’impossibilité de l’amour comme Orphée.

 

En fait, on peut difficilement être d’accord avec Nelly Arcan, qui n’était pas d’accord avec elle-même. Le phrasé puissant de sa prose se suffit à lui-même. Il renoue avec les origines obscures de la littérature, creuse la faille par laquelle elle a commencé à s’infiltrer autour de nous, à s’entremêler à la matière du temps et de l’espace.

 

Dans LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE, le phrasé de l’auteure cède à un chant vacillant. Sa langue résiste et se fragilise au contact de la musique. La voix de l’auteure rejoint sa source. Une parole terrifiante irradie de beauté, son unique bienveillance.

 

 

 

 

Leurs noms d’actrices

Anne, Christine, Evelyne, Johanne, Julie, Monia, Sophie ne sont pas Nelly, qui n’est ni Cynthia, ni Sébastien, ni même l’Isabelle que son nom recouvre. Car c’est Isabelle qui enfin n’est plus Nelly, Cynthia ou Sébastien, ni Anne, Christine, Évelyne, Johanne, Julie, Monia ou Sophie.

 

La logique ne peut rien à l’absence. Les gestes et les voix de sept jeunes femmes, de l’âge d’Isabelle au moment où elle s’est enlevé la vie, prêtent corps à LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE. Sept jeunes femmes, sept cieux pour le Paradis, dans neuf chambres, autant qu’il y a de cercles à l’Enfer, pour nous guider hors du monde, vers cette fille perdue dont la voix flotte encore dans la Maison de l’oubli, à la recherche d’âmes qui sauraient l’accueillir en elle.

 

La Maison agence des blocs compacts avec la régularité des cases du tableau périodique. Univers captif d’un carcan qui n’a que faire des délicatesses de la conscience. Masse compacte de solitude. Sur le palier, un conduit noir aboutit, par quelque torsion discrète de l’espace-temps, aux neuf chambres, premières stations d’une série potentiellement infinie, où chacun de nous est appelé à rejoindre l’image de sa solitude. Les jeunes femmes se tiennent à l’extrémité des corridors du temps, sur la crête de lignes d’univers estompées. Nous ne savons ni leurs noms, ni qui elles incarnent, mais nous reconnaissons leur parole.

 

Parfois, un fantôme silencieux glisse le long des murs comme une ombre, passe dans les chambres, doubler un geste, prêter corps à un écho. Lorsque la visiteuse ressortira au-dehors, sa démarche désaccordée nous rappellera qu’à chaque pas la gravité nous rattrape alors que nous sommes sur le point de nous effondrer. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard. La visiteuse est le spectre d’un démembrement, qui nous démontre que les miroirs, comme nous-mêmes, sont une abomination. En multipliant nos images, ils suggèrent que nos corps ne nous appartiennent pas en propre, qu’ils ne sont peut-être enfin qu’une séduction du soi, mais que nous n’avons, terriblement, nul autre lieu d’être.

 

Derrière une paroi transparente qui les éloigne de nous alors même qu’elle nous les donne à voir, sept jeunes femmes sont offertes à nos regards. Qui saurait les mettre en rang ? Aucun choix de leur faire face. Belles comme des statues de sel dans leurs costumes des grands soirs, elles brillent comme des joyaux, elles savent qu’elles sont de la famille des astres morts, dont la lumière nous parvient du début des temps, qui en est aussi la fin.

 

La morte parle à travers elles. Elle a écrit. Car quelque chose parlait en elle. Les captives de la Maison de l’oubli, derrière une paroi de verre,  chantent une douleur qui n’est pas la leur, mais qui a su les rejoindre. Elle s’est enlevé la vie. À quoi ressemble une douleur qui n’appartient à personne ? À Nelly Arcane, qui n’est personne. Un visage apparaît, bouche ouverte, appuyé contre la paroi du temps. Peu importe son nom. Elle est ici, tout près de nous, condamnée avec elles au théâtre.

 

 


Daniel Canty, mars 2013

 

Daniel Canty est auteur, réalisateur, metteur en livre, dramaturge, commissaire et traducteur. Il a collaboré à l’adaptation de la pièce LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE, en plus d’en assurer la dramaturgie.

 

 

 

 

[1] Selon les dires de la mère de la défunte, rapportés par un proche avec qui je partageais récemment un breuvage, il est possible que Nelly ait emprunté son prénom de plume à la petite Nellie Oleson, blondinette gâtée, irresponsable et sûre de son droit, qui tourmentait l’humble et honnête famille Ingalls dans La Petite Maison dans la prairie. D’épisode en épisode, les braves enfants Ingalls faisaient échouer ses stratagèmes narcissiques, bien qu’on ne manquait jamais de se réjouir d’une si riche rivalité. She got what she bargained for. Si on en croit sa prose, Nelly serait née plus Ingalls qu’Oleson. Elle aurait donc choisi, dès la plus tendre enfance, d’emprunter l’âme et l’image de la chipie vivant de l’autre côté de la rue. Le problème, bien sûr, avec la mémoire des mortes, c’est qu’elle ne leur appartient plus en propre. Difficile de dire en l’absence de la principale intéressée si ses souvenirs sont bien les siens. Pour ma part, je ne peux m’empêcher de croire que, pour l’adepte de toutes les dissociations, disparue avant ses parents, le fait que ceux qui l’aient précédée dans l’existence puissent ainsi la perpétuer dans la mort n’aurait semblé qu’une autre façon de s’enlever la vie.

 

[2] Un an après la première diffusion de Little House on the Prairies à la NBC.

 

[3] « Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions, au delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. » Pensées de Pascal, section II.

 

[4] Théologienne peut-être, de la variété négative, si on accepte que le suicide puisse figurer l’impossible silence de la divinité.

 

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