Billetterie

Clémence

La Démesure du 32A

Retour à la pièce

Ce sont de véritables « A ». Je le sais, je les ai vus plusieurs fois. Du temps qu’elle vivait en ville et qu’elle se faisait un devoir de réchauffer l’atmosphère dès que la fête commençait à décliner un peu, Clémence aimait bien grimper sur les tables et les exhiber à ses amis. Elle a toujours adoré rire et faire rire. D’elle autant que des autres. Quant au 32, je crois bien qu’il est exact lui aussi, parce que j’ai souvent tenu Clémence dans mes bras, ce qui est fort agréable, et je ne vous apprends rien en disant qu’elle est mince et musclée. Elle est belle aussi, et elle sent très bon.
 
Elle m’aimera toujours, je le sais. Non par devoir ou fidélité obligée. Clémence ne s’oblige jamais à rien. Et je crois pouvoir affirmer qu’elle déteste toutes les écoles, toute forme d’autorité, tous les devoirs, par-dessus tout celui d’écrire. Elle l’a dit et répété, paraphrasant son père, l’homme de sa vie, qui fut un immense poète : j’abhorre la contrainte des maîtres. Clémence est une femme libre et franche. Elle dit toujours la vérité. Même quand celle-ci est brutale et douloureuse, elle préfère l’asséner plutôt que la cacher. Je la crois donc, sans l’ombre d’un doute, quand elle dit m’aimer. Moi aussi, je l’aime. Et j’aime ses chats, son jardin et sa maison, son lac et son kayak, ses chansons, ses monologues, ses dessins, ses livres et ses disques, tous ses amis, et sa blonde, bien sûr, je l’aime aussi, pour toujours, elle le sait et fait même semblant d’être un peu jalouse.
 
Clémence avait une carrière déjà fort bien remplie lorsque nous nous sommes connus, au milieu des années 70. Elle était en effet toute jeune quand la gloire l’a prise pour la première fois dans ses bras, l’a serrée très fort et lui a donné un public fervent, des critiques dithyrambiques, un premier show de radio (L’heure de Clémence à CKAC), un premier show de télé (Chez Clémence à Radio-Canada), sa première boîte à chansons (La boîte à Clémence, à Longueuil). Elle s’était elle-même payé une gigantesque peine d’amour qui allait alimenter son inspiration et nous donner quelques-unes des plus belles chansons de tout le répertoire québécois. Et elle avait reçu en héritage, d’un père « qui est mort toute sa vie », cette féconde peur de la mort qu’elle a cultivée et dont elle nous a si bien et si souvent parlé.
 
La toute première fois qu’elle est montée sur la scène du fameux cabaret Le Saint-Germain-des-Prés, le 1er novembre 1957 (elle était maîtresse d’école et allait avoir 24 ans trois semaines plus tard), ce fut, le soir même dans la salle et le lendemain matin dans les journaux, un pur délire. Dans les médias, les mots « exceptionnel », « incomparable » et « prodigieux » ont été utilisés pour décrire le talent, l’assurance, la présence de la nouvelle star, et l’originalité de ses textes. On ne s’en souvient pas bien, parce qu’on était encore tout petits, mais au début des années 60, Clémence DesRochers était déjà une étoile de très grande magnitude, et une créatrice hors pair. Elle faisait ce que presque personne n’avait osé ou pensé faire avant elle, elle entrait avec ses monologues et ses chansons dans des territoires jusque-là pratiquement inexplorés de notre société et en revenait accompagnée de personnages presque toujours ignorés ou laissés de côté, inventant en quelque sorte une manière nouvelle de faire des chansons, des monologues, du show-business. « Vent de fraîcheur », écrivait-on, en parlant d’elle dans les journaux de l’époque. BeaClémence « Vent de fraîcheur » DesRochers. Joli totem!
 
Peu après avoir activement participé à la mythique et très éphémère aventure des Bozos, elle a écrit la première comédie musicale jamais entendue au Québec, Le vol rose du Flamant. Elle a par la suite écrit et monté plusieurs revues et y a fait entrer et jouer et chanter des artistes mâles et femelles de tous poils. Fin des années 60, Clémence ratissait très large. Tout le monde voulait travailler avec elle, apprendre d’elle, faire comme elle.
 
Et puis, malgré l’énorme succès qu’ont connu ses Girls à partir de 1969, on dirait que la gloire s’est lassée de la tenir dans ses bras. Le public a porté ses regards et ses délires ailleurs. Pendant un moment, dans la vie et la carrière de Clémence, il a fait noir et froid.
 
J’étais alors journaliste aux variétés à La Presse. Et je n’allais pas voir ses shows, lui préférant des groupes américains, idéalement obscurs, qui venaient au Back Door ou au New Penelope nous parler de mondes que nous ne connaissions ni de la lèvre ni de la dent, mais qui, pour des raisons que j’ignore à ce jour, nous fascinaient. Voilà pourquoi je n’ai pas assisté à cette scène qui tient peut-être de la légende urbaine, mais qui n’est certes pas sans fondement. Ça se serait passé vers 1971-1972, au Patriote, rue Sainte-Catherine, la boîte la plus courue de l’époque. Ce soir-là, la salle que Clémence avait remplie des dizaines sinon des centaines de fois, était aux neuf dixièmes vide. Elle est quand même entrée en scène. Mais, au beau milieu d’une chanson douce et très belle (je me plais à croire qu’il s’agissait de La ville depuis… ou de Fin de saison ou de Je ferai un jardin) elle aurait craqué, raconte-t-on, et brusquement fondu en larmes. Devant son maigre public atterré. Et il aurait pleuré lui aussi. Mais elle s’est ressaisie. Elle l’a ressaisi lui aussi. Et finalement, ils ont ri ensemble. Pour Clémence, le rire est un baume. Elle en trouve et en met partout, sur toutes les peines, toutes les blessures.
 
On ne sait trop ce qui s’est passé par la suite. Mais ce qui est sûr et certain, c’est que la gloire, moins de deux ans plus tard, serrait de nouveau Clémence dans ses bras. Faut dire que la gloire, le genre de gloire qui lui échoit à elle, sait lire et qu’elle a beaucoup de goût; Clémence avait écrit de magnifiques chansons (L’amante et l’épouse, Galeries d’Anjou, Full day of mélancolie et autres merveilles), et monté un show, erronément (ou opportunément) intitulé Mon dernier show, qui a été tout un événement, autour de 1975-1976. Et elle a eu, à cette même époque, un gros hit à la radio avec Le monde aime mieux Mireille Mathieu, une chanson dans laquelle elle faisait, à la fois frustrée, résignée et amusée, l’attristant constat que le monde préfère parfois les plus mièvres niaiseries aux plus touchantes vérités. En d’autres mots, elle reprochait gentiment au monde son inculture et son manque de goût, son côté cave et épais. Et nous rappelait, à sa manière, et avec raison, qu’elle valait infiniment mieux que Merveille Mathieu.
 
Elle venait alors, comme moi d’ailleurs, de rencontrer la femme de sa vie, ce qui amène toujours d’heureux changements et donne un bel élan, des certitudes, de l’audace. Elle était heureuse, donc. Et inquiète. C’est ainsi que je l’ai toujours connue, avec en elle un rayonnant bonheur de vivre, énormément d’énergie et, tout au fond, cette saine, lucide, indélogeable inquiétude. Chez Clémence, parce qu’on trouve la vie belle et qu’on sait qu’elle passe trop vite, parce qu’on aime la nature (la sauvage et l’humaine) et qu’on la sent menacée, il y a toujours un peu de mélancolie dans l’air. Elle évoque souvent ses chers disparus, sa mère tant aimée et son père, et des proches, des ami·es, des compagnons de route en-allés eux aussi. À son âge, on en a fatalement beaucoup.
 
Pour bien comprendre l’importance qu’a eue Clémence dans notre culture, il faut remonter dans le temps, aller un peu avant elle, et repérer les vides, les manques, les non-dits. Il faut voir ce qui avant elle ne se faisait pas, ne se disait pas. Et découvrir tout le jamais dit, le jamais vu, le jamais fait qu’elle nous a révélé. D’abord, on l’a beaucoup dit et répété, les femmes, avant elle, ne parlaient pas beaucoup. Et surtout pas d’elles. Clémence l’a fait, systématiquement, avec humour, lucidité, tendresse. Elle a fait de sa vie de femme, de ses amours de femme, de ses joies et de ses peines et de ses problèmes de femme, de son enfance et de son âge mûr de femme, la matière même de ses chansons, de ses monologues.
 
Voilà la grande innovation, le grand secret de Clémence : elle a parlé toujours de ce qu’elle connaissait, de ce qu’elle avait vécu, vu, entendu, éprouvé. Il faut dire que quelqu’un était passé par là avant elle, un dénommé Alfred DesRochers, son père adoré, qui lui avait ouvert et considérablement élargi le chemin.
 
Dans Le dernier couplet, le sonnet qui clôt le premier mouvement du Cycle des bois et des champs, il s’adressait (en 1929) à son lecteur, avec l’humilité naturelle des grands poètes, et lui disait : « Si je pèche parfois contre la prosodie, Je te parle, du moins, de gens que je connais. »
 
Avant Alfred DesRochers, les poètes d’ici parlaient plus volontiers de la Cyprine d’amour et des sophas de Niphon (Émile Nelligan), de l’épervier de Lycie et de l’aigle de Cyrène (Paul Morin), que des forêts et des champs, des rues, des oiseaux et des chats, de la nature et des gens de par ici, de leurs travers et leurs travaux. Alfred DesRochers a génialement réconcilié la tradition et la modernité. Il a lié la grande poésie française à la saga des défricheurs, la précieuse prosodie classique aux brutales réalités des coureurs des bois, cette aimable race de violents, de forts, de hasardeux qu’il avait côtoyés dans son aventureuse jeunesse.
 
Je ne peux parler de Clémence sans penser à lui; je ne peux l’entendre sans retrouver des échos de sa poésie à lui. Grâce à ce père poète et extraordinairement cultivé, Clémence maîtrise, ce qui est devenu rarissime de nos jours, le très ancien et très noble jeu des vers, ses règles et ses techniques, avec lesquelles elle a su saisir et exprimer les réalités de notre monde et de notre temps.
 
Au Saint-Germain-des-Prés, à deux pas de la Main, en plein cœur de Montréal, on faisait comme à Paris. On parlait pointu, on chantait les ponts de la Seine et les escaliers de Montmartre. Clémence provoqua une véritable commotion en parlant comme on faisait alors ici, dans les rues, les écoles, les cuisines et les usines. Avec ses chansons et ses monologues dangereusement irrévérencieux et subversifs pour l’époque, elle tournait toute autorité en ridicule et démolissait joyeusement les modèles désincarnés qu’imposait alors la morale bien-pensante et bien pesante : l’enfant de Marie vierge et pure, la bonne sœur sèche et autoritaire, l’inénarrable et imbuvable Pier Gio Gio Fragetti… Puis elle a convoqué sur scène et sur les ondes de remarquables oubliées, jamais vues en public, des femmes sans voix, sans pouvoir et sans savoir, mais tellement attachantes, tellement vivantes, Emma, Yvette, Rolande, Bertha-la-Ronde, Adrienne-la-Moyenne… sans oublier la douce et pathétique innommée de La vie de factrie qui bien humblement avoue n’être pas un sujet à chanson, mais dont Clémence a fait, comme de Bertha, d’Emma et des autres, une véritable héroïne, un être universel.
 
Nous portons en effet tous en nous un semblable personnage et chacun mène sa petite vie de factrie. Nous sommes tous astreints à des devoirs, assujettis, qu’on le veuille ou non, à la rugueuse réalité. C’est de l’humaine condition dont Clémence nous parle à travers ses personnages. Son innommée de La vie de factrie est sœur de Sisyphe, ce pauvre bougre qui, pour avoir tenté d’enchaîner la mort, a été condamné à rouler éternellement en haut d’une haute montagne un rocher qui en déboulait aussitôt. Et tout était toujours à recommencer. C’est de nous et à nous tous que parlent Clémence et ses personnages.
 
Quand elle dessine, ce sont les animaux de son rang, ses chats, son jardin, le lac, ses souvenirs et ceux de ses amis (qu’elle renfloue au besoin du fond des mémoires au moyen de photos), tout ce qui la touche, tout ce qu’elle aime, que du vécu, du vivant, toujours. Écrire ou dessiner est ainsi un acte d’amour. Mais elle évoque aussi, puisque ça fait partie de la vie, ce qui l’inquiète et lui fait peur ou l’ennuie : la mort maudite, la maladie, la vieillesse inéluctable, le c-a-n-c-e-r, la bêtise humaine, l’autorité, le mensonge. Écrire devient alors un acte de légitime défense. Il faut se battre, rester en forme, jouir de la vie, bouger, jouer, et sans cesse reconquérir sa liberté.
 
Lors des Jeux Olympiques de Montréal, en 1976, Clémence avait été fascinée par l’histoire d’un jeune boxeur qui, après avoir remporté un premier combat et se trouvant en bonne position, il me semble, pour décrocher quelque médaille, avait décidé d’abandonner la boxe pour toujours, clamant haut et fort que c’était son père qui l’avait poussé là-dedans et que pour lui c’était fini à tout jamais. Clémence avait été émerveillée par ce coming-out intelligent et courageux. Si ma mémoire est bonne, elle a même joué un temps avec l’idée d’en faire une pièce de théâtre. Quel admirable et stimulant personnage, en effet! Un jeune qui conquiert sa liberté, qui refuse la contrainte.
 
Comme lui, et contrairement à la petite innommée de sa chanson, Clémence possède une voix. Elle est capable d’indignation et de révolte, elle sait se défaire des contraintes et défendre sa liberté. Mais pour une fille qui professe que rien ne bat le farniente, le jeu et le flânage et qui a signé un livre intitulé J’haï écrire, elle a beaucoup écrit. Peut-être pas en quantité. Ses œuvres complètes tiennent en moins de 500 pages. Mais c’est finement, parfaitement (elle-même dit douloureusement) écrit, après avoir été vécu. Ou observé sur le vif.
 
Or si vivre est parfois facile, écrire ne l’est absolument jamais. Ni pour elle, ni pour personne. Bien sûr, on trouve des joies dans l’écriture. Mais pour Clémence ça ne vaudra jamais celles de la vraie vie, ces heures exquises à flâner dans les bois, dans la neige ou sur l’eau, à jouer au tennis le matin, nager ou kayaker ou skier l’après-midi et, à l’heure exquise, faire un scrabble avec des amis, le verre de chablis à portée de la main… et tout ça est très doux et il y a de la musique, des fous rires… et on aimerait bien que le temps s’arrête un moment, un très long moment.
 
L’œuvre de Clémence, traversée en tous sens par le thème du bonheur, est une perpétuelle lutte contre le temps, la plus audacieuse, la plus dérisoire et illusoire, mais ô combien nécessaire, entreprise de l’art et de la poésie. Pour le moment…,Le lac en septembre, Midi à Georgeville, sont des arrêts sur image, des instantanés, des haïkus, des moments de grâce et de bonheur volés au temps et à jamais préservés, désormais inoubliables.
 
Clémence dit souvent qu’elle n’a pas de mémoire. Elle oublie l’intrigue des romans qu’elle lit et s’entête chaque été à retrouver des noms de fleurs sauvages ou d’oiseaux de passage. Mais ses chansons et ses poèmes gardent la saveur, l’odeur, la couleur des plus beaux moments de la vie… Plus besoin alors de mémoire, très chère. Tu as volé de beaux morceaux de temps, tu en as fait un inestimable trésor que tu partages avec nous. Prends-en bien soin. Et souffle encore et encore, bien-aimée Vent de fraîcheur.
 
 
Georges-Hébert Germain
 

 

Georges-Hébert Germain est journaliste, chroniqueur, critique, commentateur, scénariste, romancier, biographe et essayiste québécois.