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Mot de Normand Chaurette

Ce qui meurt en dernier

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« Je sais que vous êtes là, juste derrière moi. […] Montrez-vous. Ne vous contentez pas de chuchoter à mon oreille que vous avez tout votre temps. Je pourrais au moins vous répondre que le fait, pour vous, d’avoir tout votre temps me donne, à moi, l’assurance qu’après, j’aurai toute l’éternité. »
 
– Martha von Geschwitz à Jack l’Éventreur

 
 

LE TITRE

 
Ce qui meurt en dernier est au fond ce qui ne meurt pas. Il faut avoir assisté un moribond au moins une fois dans sa vie pour voir comment la sève qui se retire du corps humain est un processus à la fois lent et méthodique. La mort s’observe par étapes, on voit se décolorer la vie sur l’épiderme où, depuis les pieds, l’inertie gagne du terrain jusqu’en haut, jusqu’à la tête, qui meurt en dernier. Mais sur quel lieu d’atterrissage va se déposer le mystère de la pensée? L’intelligence, la connaissance, l’esprit, tout ce qui ne semble pas s’abreuver au sang, à la biologie, parions que ça meurt, ça aussi.
 
Mais s’il restait encore une trace, un relais, entre ce qui a cessé d’être et ce qui sera? Le passage de la vie réelle au souvenir, ce que je fus, ce que j’étais, ce que j’aurais voulu être, ce que je voudrais devenir, ce que, malgré tout, je deviendrai.
 
Dans la pièce, on identifie cette part d’éternité à un souvenir ancien, un désir aussi impérieux que le déclencheur avait été fugitif : un garçon à côté de son vélo, qui était apparu une seconde à peine dans le champ de vision d’une servante, et auquel la servante aura pensé toute sa vie durant.
 
On pourrait traduire par : le désir. Mais c’est déjà interpréter. Le jeune homme, comme une photographie dans la mémoire, c’est un document, une idée, qu’on porte avec soi, sans souffrance, ni regret, ni bonheur, c’est une référence, une compréhension de soi-même face à la pérennité de l’autre. Ce pourrait être un état neutre, mais aussi un élan, une terreur, un miroir, un fantasme. On vit avec cela, comme avec ou sans ses limites.
 
CE QUI MEURT EN DERNIER, c’est le titre d’un texte sur la mort, sur le véhicule que la mort emprunte, sur ce qu’elle emporte, et sur ce qui lui résiste. Un texte qui s’interroge sur la pulsion de mourir, et sur le refus d’admettre la mortalité. Et, partant, sur le besoin que nous avons de croire en l’immortalité.
 
 

LE PERSONNAGE

Martha von Geschwitz en est le personnage principal. Peintre, femme de réflexion, polyglotte, féministe avant la lettre, pionnière dans le domaine de l’automobile, c’est surtout une femme arrivée au terme d’un immense point d’interrogation. Aux milliers de questions qu’elle a accumulées au cours de sa vie, ce ne sont plus tant des réponses qu’elle cherche qu’une solution globale, qui pourrait être si simple au fond : finir en héroïne tragique sous les coups de la plus grande incarnation de la mort depuis Thanatos : Jack l’Éventreur.
 
Il sévit dans les foyers de Londres chez les femmes ordinaires. Bien que Martha soit pour son époque une femme extraordinaire, elle n’en finit plus d’énumérer les manques qui la constituent. L’amour ne va plus, la carrière a des ratés, l’argent fait défaut, les rêves s’amenuisent : « À moi! Satan! » Elle vient du pays de Goethe, qui a si bien compris la chimie de Faust, et s’investit, comme la jeune fille au rouet, corps et âme dans l’appel romantique, et combien clinique, de l’au-delà.
 
Le monologue de Martha se veut comme un exploit sportif et métaphysique. Il s’adresse au héros tout-puissant de la Mort, lequel ne vient jamais sans sa promesse de résurrection. Que ce soit en musique, en peinture, en sciences divinatoires ou en poésie, la Mort est toujours reliée à la renaissance. Il n’y a que dans la tragédie que la mort, comme dans les hôpitaux, est une affaire sans rémission.
 
Martha pourrait bien ne s’en tenir qu’au lyrisme. Le rêve est tout indiqué pour elle. Voilà qu’il occupe toute la place, que l’improbabilité devient certitude : Jack lui apparaît. Plus exactement, elle le fait apparaître. Une image dotée d’un corps, d’une voix, d’une beauté à la mesure de l’absolu qu’elle convoite, d’une violence encourageante, d’une sensibilité raffinée, d’une sexualité infiniment précise, magnifiée, maniaque. C’est un appel au paroxysme. Pour plus de vertige, pour plus de danger, que peut-elle encore?
 
Comme dans un rêve où les figures sont interchangeables, l’idée de la mort et l’idée de la jouissance finissent par être une seule et même idée. La pièce commence sur le pari d’un orgasme. Répétition, série. Il pleut, des odeurs d’humanités parvenues d’un matelas dans une maison close s’intègrent aux phrases bon marché d’un short story destiné à procurer des sensations fortes aux imaginations fébriles. La solitude règne en maître dans l’espace entièrement dédié au sexe et à la mort. La putain qui devrait se faire assassiner a dû s’absenter. Il y a un repas pour elle dans la cuisine. Que Martha s’apprête à servir comme un festin à l’intention du tueur en série.
 
L’entretien procède de la fiction. Il nous est raconté comme une histoire commençant par « il était une fois ». Nous sommes à Londres en novembre 1888, par une soirée glacée et pluvieuse où une femme attend la visite d’un homme qui s’appelle Jack. La femme s’absorbe dans la lecture d’un short story. Qui raconte une histoire ressemblant à la sienne. Dans la convergence des désirs qui se livrent à une ronde endiablée par le truchement de la fiction et du rêve, il suffirait que la réalité s’en mêle pour transformer le lyrisme et la poésie en un fait éphémère et sordide.
 
Car, après tout, la réalité a toujours le dernier mot dans la vie de tous les jours. Et pour triomphale qu’on la voudrait, la mort est, plus souvent qu’autrement, une des grandes contrariétés de l’existence.
 
 
Normand Chaurette
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