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Jean Genet

Jean Genet a su mieux que quiconque appliquer la célèbre phrase du poète Charles Baudelaire et dire comme lui : « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or. Glorifier le culte des images : ma grande, mon unique, ma primitive passion. » Dans toute son œuvre il opère, grâce à la puissance des mots et de l’imagination, « le miracle de la rose », transforme les chaînes de prisonniers en bracelets de fleurs et fait de personnages comme les bonnes, qui n’ont rien et ne sont rien aux yeux du monde et à leurs propres yeux, de véritables héros tragiques. Durant toute sa vie, Jean Genet se sera employé à faire naître l’ange inscrit dans son nom et ainsi devenir « Je ange nais ».
 
Né de père inconnu, abandonné dès sa naissance par sa mère dans un hospice de l’assistance publique, Jean Genet ne fut toutefois en rien un enfant martyr. Il vécut jusqu’à l’âge de 10 ans entouré de soins affectueux, dans une grande maison de ferme. Brillant élève en classe, dit-on, incapable de ne pas penser à sa vraie mère, mais heureux. Puis, comme il l’écrira plus tard dans l’un de ses poèmes :
 
 

« … un mot vertigineux
Venu du fond du monde abolit le bel ordre… »

 
 
Une voix déclare en effet publiquement : « Tu es un voleur. » Ce mot va décider de sa vie entière. Chassé du paradis, doté soudain d’un moi monstrueux et coupable, il décide alors de poursuivre son destin à l’inverse du monde et d’être vraiment ce paria qu’on lui avait dit qu’il était. Le voleur que l’on venait de surprendre en flagrant délit, à qui on venait de couper les ailes en l’envoyant en maison de correction, décide de s’évader par les mots. C’est d’ailleurs à l’intérieur des prisons, ému par la beauté des mots, que Jean Genet signera ses plus beaux textes, LES BONNES, ainsi que ses cinq grands romans, Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose, Pompes funèbres, Journal du voleur et Querelle de Brest, écrits pour l’essentiel entre 1942 et 1946. Il se livre alors à un déploiement artificiel, transfigure sa captivité et s’envole grâce à l’impulsion que lui communiquent les mots. Il élabore une œuvre qui se fait théâtre de l’illusion et du faux-semblant, qui montre le passage de la désillusion à l’illusion, d’une réalité profane à une réalité sacrée.
 
Mais si tous les textes de Genet sont empreints de cette « primitive passion » pour le culte des images, pour une littérature qui sert à ennoblir tout ce qui est coupable, condamnable ou profane, à couvrir de fleurs de rhétorique l’impuissance, l’échec et la mort, cette passion ne s’exprime pas de la même manière dans LES BONNES (1947) et dans Un captif amoureux par exemple, son dernier roman paru quelques semaines après sa mort en 1986. En fait, on peut aisément distinguer deux temps principaux dans l’œuvre de Genet, séparés par la publication du Saint Genet comédien et martyr de Jean-Paul Sartre. Genet avouait lui-même que ce texte, paru en 1952 en guise de préface à ses Œuvres complètes chez Gallimard, lui avait fait le plus grand mal et qu’il avait décidé d’abandonner par la suite les textes en prose, les romans et tout aspect autobiographique. Après quoi, Jean Genet se tourne donc vers le théâtre, écrit en trois ans, soit de 1955 à 1957, les trois pièces qui vont le rendre célèbre dans le monde entier, LE BALCON, LES NÈGRES, LES PARAVENTS, pour ne revenir au roman qu’avec Un captif amoureux, venu interrompre un silence de 25 années.
 
Et le 15 avril 1986, Genet part comme un voleur. Au moment de recevoir les honneurs de l’institution littéraire, au moment d’être récupéré par la société et les médias, il continue de poursuivre son destin à l’inverse du monde et d’explorer l’envers de notre beauté. Cette décision de rompre avec la société et ses normes, de s’introduire « loin des voies banales, dans les parages infernaux », il l’avait prise dès son plus jeune âge, l’avait érigée en critère éthique et esthétique. Il pousse alors jusqu’au bout cette volonté délibérée de sacrilège et fuit le mensonge social jusqu’à la mort.
« Le mal a des rapports intimes avec la mort et c’est avec l’esprit de pénétrer les secrets de la mort que je me penche avec tant de ferveur sur les secrets du mal. » Le mal aura donc dévoilé pour lui son dernier secret. L’ange du mal s’est envolé. Mais nous restent aujourd’hui ses œuvres : les fleurs du mal.
 
 
– Stéphane Lépine
Conseiller dramaturgique