Billetterie

Esclavage et violences genrées

QUELQUES CONCEPTS

 

LA TRAITE ATLANTIQUE

 

La traite atlantique était un commerce triangulaire esclavagiste reliant l’Europe, l’ouest de l’Afrique et les Amériques pendant la colonisation européenne. Des personnes noires étaient initialement troquées en Afrique en tant qu’esclaves contre des marchandises européennes, puis à nouveau aux Amériques, contre des matières premières extraites du territoire.

 

D’abord une coutume, l’esclavage s’érige en institution au cours du 18e siècle lorsque les empires qui en bénéficient en reconnaissent l’existence puis en encadrent l’administration par des décrets et des lois. L’esclavage devient ainsi l’assise de l’expansion coloniale puisque l’enrichissement économique des régimes impérialistes dépend de la main-d’œuvre asservie.

 

Au cours du 19e siècle, grâce aux résistances et aux rébellions des esclaves, et à la persistance du mouvement abolitionniste, la pratique est progressivement abolie dans l’ensemble des territoires des empires esclavagistes.

 

 

 

 

L’ESCLAVAGE DANS LE DROIT FRANÇAIS

 

« Code noir » est le titre donné à une ordonnance royale promulguée par Louis XIV en 1685. L’objet de cette loi est la définition du statut des esclaves et l’encadrement de l’esclavage dans les colonies françaises de la Caraïbe. Les édits similaires subséquents de 1723 et 1724 sur l’esclavage aux Mascareignes et en Louisiane sont ensuite inclus dans l’appellation. Par la suite, l’appellation « Code noir » est couramment utilisée en référence aux recueils rassemblant tous les édits, déclarations et arrêts concernant l’esclavagisme dans les colonies françaises d’Amérique.

 

Le « Code noir » confère aux personnes mises en esclavage un statut juridique spécial de bien meuble humain. Elles sont donc légalement traitées comme des marchandises vivantes. Selon cette législation, les personnes considérées comme esclaves appartiennent à leur propriétaire. Ainsi, elles peuvent être vendues, offertes et léguées en héritage. Les personnes gardées en esclavage ne peuvent pas posséder de biens ; tout ce qu’elles parviennent éventuellement à obtenir appartient de facto à leur propriétaire. La même logique s’applique aux enfants des personnes asservies : le statut d’esclave se transmettant par la mère, tout enfant né d’une esclave devient automatiquement un bien du propriétaire de sa mère. Puisque les personnes contraintes à l’esclavage ne peuvent être des sujets de droit en matière civile, elles ne peuvent intenter de recours pour faire valoir leurs droits — elles n’en ont pas. Cependant, en matière criminelle, bien qu’on ne leur permette pas d’intenter elles-mêmes des poursuites, elles peuvent être poursuivies pour des délits et, en guise de sentence, être « sévèrement puni[e]s, même de mort ».

 

Le statut d’esclave est permanent. Les personnes considérées comme esclaves ne peuvent être affranchies que par la volonté de leur propriétaire. Par contre, bien que les personnes affranchies soient réputées jouir des mêmes droits, privilèges et immunités que les personnes nées libres, elles sont jugées et punies aussi sévèrement que les esclaves lorsqu’elles sont soupçonnées d’avoir commis un délit. Le manque de « respect singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves et à leurs enfants » est traité comme un délit particulièrement grave : les personnes affranchies accusées de l’avoir commis peuvent être punies « plus grièvement » que pour toute autre infraction.

 

Malgré son existence, le « Code noir » n’est pas nécessairement appliqué par les propriétaires d’esclaves des Îles, qui le trouvent généralement trop favorable aux personnes asservies.

 

Cette législation ne s’applique qu’aux colonies de la Caraïbe, bien que l’esclavage soit aussi pratiqué en Nouvelle-France, où les propriétaires d’esclaves décrient l’absence d’autorisation formelle et d’encadrement législatif de la pratique.

 

 

 

 

L’ESCLAVAGE EN NOUVELLE-FRANCE

 

En 1689, le roi Louis XIV permet officiellement l’importation de personnes noires en Nouvelle-France en tant qu’esclaves aux fins de défrichage et de labour des terres. Cet assentiment royal ne fait toutefois pas mention d’esclavage autochtone ni d’esclavage domestique, ce qui frustre les colons qui le pratiquent déjà.

 

En effet, bien que l’esclavage soit alors une pratique courante dans la colonie d’Amérique du Nord, son portrait est différent de celui du Sud. Les personnes considérées comme esclaves dans la colonie nordique sont principalement autochtones. Les Français les appellent « Panis », un terme dérivé du nom d’une nation de la région centrale des Grandes Plaines, les Pawnee. La version déformée « Panis » est utilisée par les colons de manière générique pour désigner toute personne autochtone mise en esclavage, indépendamment de sa provenance et de son identité.

 

Les Panis proviennent généralement de l’extrême ouest des Pays-d’en-Haut, la région occidentale de la Nouvelle-France. Moins peuplée par les colons que le territoire à l’est des Grands Lacs, on y trouve principalement des missions et des postes de traite. Dans le cadre du commerce de fourrures, les voyageurs français obtiennent des Panis originaires de nations autochtones encore plus éloignées et les envoient dans des centres urbains français, comme Montréal, Trois-Rivières et Québec, pour y servir en qualité d’esclaves. Les personnes captives sont généralement faites prisonnières à l’issue de guerres entre différentes nations ou elles sont capturées lors de raids en territoire ennemi. Les Français espèrent que l’éloignement de leur territoire d’origine les empêche de former des alliances avec les populations autochtones locales. Les Panis sont une marchandise moins dispendieuse que les esclaves d’origine africaine et les Français considèrent que leur corps est nécessairement plus adapté au climat nordique. Ce climat ne permettant pas la même lucrative production agricole que celle en cours dans les territoires tropicaux, l’économie locale est davantage fondée sur le commerce des fourrures et des marchandises. L’esclavage est surtout domestique et urbain, les esclaves devant servir les besoins de leurs propriétaires. Toutefois, les propriétaires de Nouvelle-France envoient couramment leurs esclaves aux colonies des Îles afin de les vendre à des propriétaires de plantations.

 

En 1709, en réponse aux craintes des propriétaires d’esclaves du Nord face à l’absence d’inclusion explicite de la Nouvelle-France dans le « Code noir », l’intendant Raudot émet une ordonnance qui officialise l’esclavage des personnes noires et autochtones en Nouvelle-France. Il y indique que cette nouvelle légalisation permettra d’uniformiser les droits des propriétaires dans toutes les colonies françaises.

 

C’est en 1848 qu’est adopté le décret d’abolition de l’esclavage, qui met définitivement terme à la pratique dans l’ensemble du territoire français.

 

 

 

 

L’ESCLAVAGE ET LE DROIT ANGLAIS

 

L’esclavage est aussi pratiqué dans l’Empire britannique dans le cadre de son expansion coloniale. Au regard du droit anglais, les esclaves sont considérés comme des biens meubles (chattel, d’où l’expression « chattel slavery»). Le droit contractuel qui encadre la propriété et le commerce des marchandises régit aussi l’institution de l’esclavage. Les personnes portant le statut d’esclave peuvent ainsi être vendues, achetées et léguées.

 

Sous le régime impérialiste britannique, la doctrine suivie en ce qui concerne la transmission du statut d’esclave est partus sequitur ventrem, soit « par le ventre ». Cette politique matrilinéaire semble contraster avec la conception patrilinéaire du droit familial, mais est en cohérence avec le droit de propriété. Puisque le statut d’esclave se transmet par la mère, l’enfant d’une femme asservie est automatiquement considéré comme étant un bien appartenant au propriétaire de sa mère, même dans le cas où son propriétaire est aussi le père biologique de l’enfant.

 

En 1772, au terme d’un procès opposant un Africain et son propriétaire, un juge du plus haut tribunal de Grande-Bretagne détermine que l’esclavage n’a jamais été autorisé par voie législative ni reconnu par les tribunaux, et empêche la déportation de l’homme vers la colonie britannique de Jamaïque aux fins d’esclavage. Ce jugement crée un précédent : la traite atlantique est effectivement abolie. Les termes prudents de la décision restreignent toutefois son application aux transactions humaines impliquant le territoire continental.

 

Dans les colonies, l’esclavage demeure pratiqué. Lors de la conquête britannique du territoire de Nouvelle-France, les articles de capitulation spécifient que les Français pourront tout de même conserver leurs esclaves et continuer d’en faire le commerce et l’usage. Les archives des journaux de l’époque témoignent de la persistance de l’esclavage sous le régime britannique : on y retrouve des annonces, payées par des propriétaires français et anglais, décrivant l’apparence d’esclaves en fuite et offrant une récompense à toute personne pouvant les capturer et les leur retourner.

 

Au Haut-Canada, une loi visant à restreindre l’esclavage sur le territoire est votée en 1793. Celle-ci reconnaît la liberté de toute personne entrant sur le territoire. Dès lors, des personnes contraintes à l’esclavage aux États-Unis fuient vers le nord pour chercher refuge en sol britannique, aidées par des personnes déjà libres ou affranchies ainsi que par des allié·es abolitionnistes — c’est le fameux Underground Railroad ou « chemin de fer clandestin ».

 

Cette loi représente toutefois un compromis entre les abolitionnistes et les membres du gouvernement propriétaires d’esclaves : bien que l’importation de personnes aux fins d’esclavage soit dorénavant interdite, la pratique demeure légale à l’intérieur du territoire et la vente de personnes n’y est pas abolie. Ironiquement, alors même que le territoire représente une terre promise pour les personnes fuyant le Sud, les personnes déjà contraintes à l’esclavage sur le territoire le demeurent à vie… à moins que leurs propriétaires les libèrent. Dès l’adoption de cette loi, toute personne née d’une esclave hérite de son statut jusqu’à l’âge de 25 ans et seules les générations subséquentes peuvent naître libres. Par ailleurs, sous cette loi, un contrat de servitude peut toujours être rédigé, pour autant qu’il soit d’une durée maximale de neuf ans. Une personne affranchie peut donc demeurer légalement asservie par des contrats de travail consécutifs, malgré sa libération du statut d’esclave !

 

Il faut attendre 1833 pour que soit adoptée une abolition officielle de l’esclavage dans l’ensemble des territoires britanniques. Au Canada, la Loi sur l’abolition de l’esclavage n’aurait toutefois libéré que très peu de personnes au moment de son entrée en vigueur, l’année suivante. C’est peut-être, en partie, parce que l’indemnisation qui y est prévue pour les propriétaires d’esclaves n’est spécifiquement destinée qu’à ceux des colonies antillaises. Surtout, seul·es les enfants de moins de six ans sont effectivement libéré·es par l’abolition de l’esclavage. En effet, à partir de six ans, toute personne libérée par cette loi doit demeurer « apprentie » de son ancien propriétaire. Ces restrictions seront progressivement abolies grâce à la persistance du mouvement abolitionniste et aux craintes de rébellion.

 

Par ailleurs, le chemin de fer clandestin des États-Unis vers le Canada est particulièrement actif de 1850 à 1864, période durant laquelle la Fugitive Slave Act, une loi américaine permettant explicitement aux personnes fugitives dans les États libres du Nord d’y être capturées pour être retournées à leurs propriétaires du Sud, est en vigueur aux États-Unis. Ce n’est qu’au terme de la Guerre civile américaine, en 1865, que l’esclavage est aboli aux États-Unis, libérant officiellement au moins quatre millions de personnes. Nul doute que les abolitionnistes impliqué·es dans le chemin de fer clandestin, soit les personnes victimes de l’esclavage et leurs allié·es, ont contribué à l’abolition progressive de la pratique aux États-Unis comme au Canada.

 

Au Canada, malgré l’abolition de l’esclavage en 1834, les inégalités systémiques subsistent et permettent encore le traitement différencié des personnes autochtones et afrodescendantes. Pensons notamment aux programmes gouvernementaux de recrutement de travailleurs agricoles saisonniers et de travailleuses domestiques, par lesquels nombre de personnes migrantes (dont beaucoup de femmes) subissent de l’exploitation sans bénéficier des mêmes droits et du même encadrement de leurs conditions de travail que les personnes détenant la citoyenneté ou la résidence permanente.

 

 

 

 

… MAIS LA GRANDE PAIX ?

 

La pratique de l’esclavage par des colons français, en Nouvelle-France autant qu’après la Conquête britannique, semble jurer avec l’idée selon laquelle les relations entre les colons français et les peuples autochtones auraient été de nature essentiellement clémente. La signature de la Grande Paix de Montréal est régulièrement citée comme preuve d’harmonie entre les peuples pendant la colonisation française.

 

C’est le 4 août 1701 qu’est signée cette entente à Montréal, au terme d’une conférence ayant rassemblé près de 1 300 délégués autochtones issus d’une trentaine de nations. Le but de cette rencontre d’envergure était la négociation et l’adoption d’une entente de paix entre leurs peuples, afin de mettre fin aux guerres entre nations. Le traité qui en résulte engage les nations signataires à partager l’accès aux ressources tout en respectant les territoires de chacune.

 

Bien que la Grande Paix soit remarquable par son importance et qu’elle représente alors l’issue de près d’un siècle de conflits entre les Français et la Confédération Haudenosaunee, elle marque aussi l’émergence du pouvoir colonial français. Par cette démarche, la France se positionne stratégiquement comme une alliée diplomate et bienveillante, bien qu’elle ait un projet impérial manifeste. Cette démarche agit ainsi doublement. D’un côté, elle est performative : en soutenant les nations signataires dans leur démarche de paix et en les laissant mener les négociations, la France établit la preuve d’une volonté d’alliance avec les peuples autochtones. Elle s’assure ainsi de continuer à jouir de leur aide dans la poursuite de son expansion coloniale, elle-même menacée par le projet impérial britannique. Parallèlement, grâce à la création de ce document, les Français se dotent d’un outil dont ils pourront éventuellement se servir dans la poursuite de leur démarche coloniale. En effet, bien que l’accord soit signé par toutes les parties, son texte peut être interprété différemment selon le point de vue. Par exemple, la notion de partage de ressources peut être comprise en fonction des traditions juridiques autochtones, qui tendent à fonder le rapport au territoire sur des notions d’interdépendance et de responsabilité collective. À l’inverse, la même notion peut être interprétée en fonction du droit civil français, aux yeux duquel le rapport au territoire en est un de propriété. Cet écart d’interprétation pourrait expliquer la signature de la Grande Paix par des parties aussi différentes : une partie pouvait avoir l’intention de poursuivre son exploitation du territoire à des fins économiques, alors que les autres espéraient plutôt protéger le territoire. Sous un régime français, une telle distinction est avantageuse pour la nation dominante.

 

Il est aussi important de noter que le peuple mohawk est absent de ce rassemblement et n’est donc pas signataire de cette entente. Les Mohawks n’ont donc jamais accepté de céder le territoire de Tiohtià:ke, bien qu’ils l’occupaient lorsque la Grande Paix y a été signée.

 

 

 

 

D’HIER À AUJOURD’HUI : MÊME DIFFÉRENCE ?

 

L’esclavage n’est pas la seule manifestation du colonialisme. Ce dernier n’a donc pas disparu avec l’esclavage. Non seulement ses conséquences sont-elles toujours présentes, mais le système colonial instauré aux Amériques par les puissances impérialistes européennes est toujours opérant à l’heure actuelle.

 

Il n’y a qu’à penser à la Loi sur les Indiens, qui est toujours en vigueur. D’abord introduite à la Confédération, en 1876, en même temps que la première Loi constitutionnelle, qui octroie au gouvernement fédéral la compétence en toute matière concernant les « Indiens » et leurs terres, la Loi sur les Indiens synthétise plusieurs ordonnances antérieures ayant pour objet l’assimilation des Premières Nations et l’éradication de leur culture.

 

C’est cette législation qui, entre autres, constitue formellement les « réserves indiennes » et leur cadre administratif, en plus de définir l’identité légale d’« Indien » et d’établir les critères permettant d’en obtenir et d’en perdre le statut. Selon ces critères, par exemple, l’obtention d’un diplôme collégial et l’exercice d’une profession entraînaient automatiquement la perte de statut. De plus, un critère de sang forçait les personnes considérées « de sang indien » à renoncer à leur statut, ou à « s’émanciper », pour obtenir la citoyenneté canadienne et les droits s’y rattachant, comme le suffrage aux élections fédérales. Malgré différents amendements l’ayant parfois assouplie, cette législation n’a jamais été abolie et maintient une sorte de régime fédéral de tutelle spécifique à la population autochtone. La Loi sur les Indiens demeure fortement contestée.

 

Pensons aussi au système des pensionnats indiens, officiellement permis par John A. Macdonald en 1883, dont le but était la séparation des enfants autochtones de leur famille afin de faciliter leur assimilation. Dès 1884, la scolarisation dans ces établissements était obligatoire pour tous les enfants autochtones, sous peine de criminalisation et d’emprisonnement de leurs parents. Exemple flagrant de racisme systémique, cette institution a été en place pendant plus d’un siècle, le dernier établissement ayant fermé ses portes en 1996. Les blessures causées par ce système sont toujours béantes, comme en témoigne la localisation récente et inachevée des ossements de plus d’un millier d’enfants n’ayant pas survécu aux pensionnats. 

 

La logique d’assimilation par la dislocation des familles n’est toutefois pas unique au système des pensionnats. À travers le territoire canadien, des communautés autochtones font état de pratiques discriminatoires perpétrées par des services de protection de la jeunesse gérés par des allochtones et inadaptés aux réalités locales. Certaines familles autochtones disent s’être fait retirer leurs enfants par les services sociaux en raison de l’absence d’eau potable dans la maison familiale, dans un contexte où leur communauté n’est pas desservie en eau potable par les autorités fédérales, malgré les demandes répétées de la population.

 

En 1983, dans son ouvrage Native Children and the Child Welfare System, Patrick Johnston recense une forte augmentation du nombre d’enfants autochtones dans le système des services sociaux au fil des années 60. Dès la fin des années 70, ces enfants forment 20 % des enfants aux mains du système, alors que les Autochtones représentent moins de 5 % de la population du territoire. Il nomme le phénomène « Sixties Scoop», reprenant un terme utilisé par une travailleuse sociale retraitée rencontrée dans le cadre de ses recherches. Celle-ci affirme qu’au cours des années 60, ses collègues et elle « raflaient » presque systématiquement les enfants des réserves, croyant que leur milieu d’origine leur était nuisible. Ce témoignage est conforme aux recherches de Johnson, qui démontrent que les enfants autochtones victimes de cette rafle ont moins tendance à être retourné·es à leur famille que les autres, et sont généralement placé·es dans des familles allochtones.

 

Le « génocide culturel » dont fait état le rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada en ce qui concerne le système des pensionnats ne leur est donc pas spécifique et ne s’est pas envolé dès la fermeture du dernier pensionnat. Les services sociaux peuvent également mener les enfants autochtones à perdre contact avec leur famille, leur communauté et leur identité. Ce n’est qu’en 2019 qu’est adoptée une loi fédérale reconnaissant la compétence et les droits des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille. Depuis, quelques nations autochtones gèrent elles-mêmes ces services, ce qui leur permet enfin de centrer leur travail sur le soutien aux parents et la préservation des rapports familiaux.

 

 

 

 

LES VIOLENCES GENRÉES

 

Les femmes autochtones sont particulièrement affectées par les violences coloniales et ses manifestations contemporaines, ce qui peut même les empêcher de bénéficier des victoires du mouvement féministe. En 1918, par exemple, lorsque le droit de vote aux élections fédérales est donné aux femmes, les Autochtones inscrit·es en sont privé·es, à moins de renoncer à leur statut… jusqu’en 1934, où une nouvelle législation exclut explicitement du suffrage les Inuit et les Autochtones inscrit·es vivant dans les réserves. Il faut attendre 1960 pour que le suffrage aux élections fédérales soit enfin permis à toute personne autochtone, sans restriction. Au niveau provincial, le Québec est le dernier à emboîter le pas : ce n’est qu’en 1969 que la population autochtone du territoire québécois est autorisée à voter aux élections provinciales.

 

 

 

 

VIOLENCES OBSTÉTRICALES ET REPRODUCTIVES

 

À l’époque de l’esclavage, la matrilinéarité du statut d’esclave, présente dans le « Code noir » français autant que dans le droit britannique, encourageait implicitement les violences reproductives et les abus sexuels envers les femmes. En effet, il était avantageux pour les propriétaires de forcer leurs esclaves à enfanter, puisque les enfants des esclaves devenaient un bien supplémentaire pouvant éventuellement être vendu ou utilisé comme main-d’œuvre. Dans les territoires nordiques, où l’esclavage était domestique, les abus sexuels pouvaient être perpétrés par les propriétaires sans crainte de conséquences juridiques.

 

Au Canada, les modifications apportées à la Loi sur les Indiens en 1951 en ce qui concerne les mariages « mixtes » font écho à cette logique assimilationniste de transmission de statut, et ciblent encore spécifiquement les femmes autochtones. Dès lors, les femmes inscrites au statut d’Indien qui se marient à un homme sans statut perdent automatiquement le leur, et leurs enfants ne peuvent y accéder. À l’inverse, une femme allochtone se mariant à un Autochtone inscrit acquiert automatiquement le statut d’Indien. Ce n’est qu’en 1985 que les femmes ayant perdu leur statut peuvent le récupérer. Entre-temps, nombre de familles ont été déchirées par cette politique, puisque des femmes ont été contraintes à quitter leur réserve et leur communauté à la suite de leur mariage avec un allochtone ou un Autochtone sans statut.

 

Autre exemple troublant : en juin 2021, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne annonce que des femmes autochtones sont stérilisées de force au Canada. Selon son rapport, les femmes affectées par ces pratiques sont généralement issues de communautés éloignées et hospitalisées seules en milieu urbain pour un accouchement à risque. À la suite de l’accouchement, elles sont stérilisées contre leur gré ou sans pouvoir y consentir de manière libre et éclairée, certaines ne maîtrisant même pas la langue utilisée par le personnel médical. Ces pratiques violentes ne sont pas récentes : en Alberta et en Colombie-Britannique, par exemple, des lois eugénistes ont permis la stérilisation forcée de personnes jugées « mentalement déficientes » ou appartenant à des « groupes inaptes », et ce pendant plusieurs décennies. Adoptées respectivement en 1928 et en 1933, elles n’ont été abrogées qu’au cours des années 70. Particulièrement affectées, les femmes autochtones représentaient alors 6 % des personnes stérilisées sous cette loi, alors qu’elles ne formaient que 2,5 % de la population de ces provinces.

 

 

 

 

VIOLENCES SEXUELLES

 

En octobre 2015, un reportage est diffusé à l’émission Enquête, sur les ondes de Radio-Canada. Sur les traces de Sindy Ruperthouse, une femme abitibiwinnik portée disparue à Val-d’Or en 2014, les journalistes ont appris que ses proches déploraient de graves lacunes de la part des services policiers dans le traitement de son dossier. Ces témoignages évoquent de nombreux cas semblables à travers le Canada. Dès 1970, une série de morts et de disparitions de femmes et de filles autochtones le long d’une autoroute de Colombie-Britannique, ainsi que la réaction inadéquate des services policiers, font en sorte que le secteur est couramment surnommé Highway of Tears ou « autoroute des larmes ». Dans un rapport de 2014, la GRC dénombre un total de 1 181 féminicides et disparitions de femmes et filles autochtones entre 1980 en 2012, laissant présumer un nombre réel effarant à travers le territoire et l’histoire du Canada.

 

En discutant avec la communauté de Val-d’Or, les journalistes de Radio-Canada ont aussi récolté plusieurs témoignages de femmes autochtones faisant état d’abus commis par des policiers. Une ancienne inspectrice du ministère de la Sécurité publique leur a également révélé l’existence de la pratique de « cures géographiques » ou « starlight tours », où des policiers conduisent des personnes autochtones hors de la ville pour les abandonner dans un état de vulnérabilité, sans moyen de rentrer chez elles. Là aussi, il ne s’agit pas de cas uniques : bien que ces pratiques soient évidemment peu documentées par les policiers responsables, plusieurs témoignages, enquêtes et aveux font état de leur perpétration par des policiers dans plusieurs localités canadiennes depuis au moins plusieurs décennies, ce qui pourrait expliquer plusieurs cas de morts suspectes par hypothermie dans des endroits isolés.

 

La diffusion du reportage provoque instantanément une vive réaction, menant Enquête à en diffuser un second, quelques mois plus tard, dans lequel d’autres femmes autochtones révèlent des expériences similaires auprès des corps policiers d’autres villes du Québec. Dans la foulée de ces diffusions, le gouvernement fédéral annonce enfin, en août 2016, la tenue de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Du côté du Québec, la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics est mise sur pied en décembre 2016. Publiés en 2019, leurs rapports confirment l’urgence d’agir : l’Enquête nationale qualifie même de « génocide » le traitement réservé aux femmes autochtones au Canada.

 

 

 

 

ET MAINTENANT : [RÉ]INTERPRÉTER L’HISTOIRE

 

L’expérience des femmes autochtones démontre l’importance d’une lecture intersectionnelle des récits nationaux officiels et des archives historiques.

 

En 1989, Kimberlé Crenshaw utilise pour la première fois le terme « intersectionnalité » dans un texte théorique. Dans Demarginalizing the Intersection of Race and Sex, la juriste afro-américaine examine les défis pouvant être rencontrés par les personnes dont l’identité fait l’objet de marginalisations simultanées, comme la race et le genre. Selon son analyse, le pouvoir en place peut profiter de certains flous dans la lutte contre la discrimination pour perpétuer le traitement différencié des personnes les plus marginalisées.

 

Imaginons, par exemple, une femme autochtone qui tenterait de porter plainte pour discrimination à l’embauche. Pour rejeter sa plainte, l’employeur en cause pourrait argumenter que des femmes et des Autochtones sont déjà à son emploi et qu’il est donc impossible qu’une femme autochtone ait été discriminée en fonction de son identité. L’approche intersectionnelle propose d’observer la situation de plus près. On pourrait alors découvrir que les employés autochtones mentionnés par l’employeur sont tous des hommes et que les femmes sont toutes blanches. La discrimination étant un enjeu complexe, il est possible de subir un traitement différencié spécifique dû au cumul d’identités marginalisées. La « misogynoire », terme utilisé par l’afroféministe américaine Moira Bailey pour désigner le sexisme subi par les femmes noires, en est un autre exemple.

 

Pour les personnes vivant des marginalisations cumulatives, l’intersectionnalité n’est pas une théorie, mais une réalité. Une femme autochtone est à la fois femme et autochtone ; son identité n’est pas fragmentable. D’autres facteurs peuvent complexifier encore davantage ses expériences sociales, comme son identité sexuelle ou sa classe sociale, et la mener à subir des discriminations sournoises, même au sein de ses communautés d’appartenance.

 

Puisque ces expériences se trouvent dans les angles morts des cultures dominantes, elles sont généralement occultées des récits officiels. C’est ainsi que la plainte d’une femme autochtone peut être jugée infondée et être rejetée, bien que la personne ait véritablement subi une discrimination.

 

Par chance, malgré l’histoire trouée dont nous héritons, il demeure possible d’extrapoler à partir des failles. En 2008, dans son essai Venus in Two Acts, qui examine la figure de la « Vénus noire » dans l’imagerie de la traite atlantique, l’historienne Saidiya Hartman introduit son concept de « fabulation critique », un type de création mêlant fiction et recherche historique pour incarner des voix silencées du passé. Selon Hartman, les informations manquantes des archives lacunaires sont perdues à jamais. Cependant, face à cette perte irrécupérable, il demeure possible de se servir de l’information existante comme point de départ pour imaginer ce qui nous échappe. Transformer l’information en récit est une action féconde : elle permet de s’ancrer dans l’expérience sensible pour rendre l’archive aussi riche et vivante que possible. Ce mouvement permet aux dimensions cachées de l’histoire d’émerger, donnant chair au squelette documentaire.

 

Une liste complète des manifestations de la violence coloniale à travers l’histoire du Canada serait impossible à établir. Et si on s’ancrait dans les faits connus pour fabuler l’histoire de manière critique et intersectionnelle, qu’est-ce qui pourrait en émerger ? La rencontre entre le passé et le présent produirait peut-être un écho, quelque chose comme un chant nous encourageant à tisser des liens entre :

 

– La création de la Gendarmerie royale dans le but de défendre les acquisitions territoriales de l’Empire britannique, et les abus perpétrés par les corps policiers sur les corps autochtones en terres non cédées ;

– La Grande Paix et la Crise d’Oka ;

– Le rationnement historique des denrées des populations autochtones et l’absence d’approvisionnement en eau potable dans de nombreuses réserves ;

– La criminalisation des pow-wow et l’appropriation culturelle ;

– La matrilinéarité du statut d’esclave et la stérilisation de femmes autochtones ;

– La traite de Panis dans les Pays-d’en-Haut et le trafic sexuel contemporain de femmes autochtones le long du même trajet ;

– La proposition du commandant Amherst de contaminer délibérément la population autochtone avec la variole et le réflexe défensif allochtone face à l’utilisation du terme « génocide »…

 

Le portrait ainsi esquissé illustrerait sans doute la difficulté à démanteler un système qui opère tel qu’il a été conçu. Mais par chance, il permettrait aussi d’éclairer notre route, nous encourageant à créer un avenir plus lumineux.

 

 

 

Dossier dramaturgique réalisé par Marilou Craft

Artiste, autrice, traductrice, éditrice et conseillère dramaturgique

 

 

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