Billetterie

Martin Crimp ou la multiplication des possibles

« Il n’y a pas de limite à ce qui peut être dit, seulement une limite au degré d’honnêteté que nous sommes disposés à atteindre. »
 
– Rebecca, dans LA CAMPAGNE

 
 
« Eh bien, dit l’Auteur, nous les auteurs, nous repérons les gens qui n’ont rien en dedans, qui sont morts en dedans – si vous voulez bien me pardonner – et nous nous installons en eux à la façon d’un bernard-l’ermite qui prend possession d’une coquille vide ». « Et qu’est-ce qui vous fait croire que je suis mort en dedans? » demandé-je. « Pourquoi serais-je ici? » répond l’Auteur en me caressant la joue. »
 
– Martin Crimp, Introduction au recueil PLAYS 1

 
 
 
Martin Crimp fait partie de ces auteurs majeurs du théâtre britannique contemporain qui ont fait vaciller les règles imposées par le théâtre réaliste anglo-saxon, ouvrant ainsi de nouveaux territoires à l’écriture dramatique. Son théâtre est l’héritier de celui de Harold Pinter (1930-2008), auteur anglais nobélisé qui a introduit des fissures dans les drames fondés sur l’efficacité de l’intrigue. L’œuvre de Crimp poursuit cette entreprise de questionnement de la forme théâtrale, en subvertissant les codes admis du dialogue et de la représentation fictionnelle. Aussi faut-il se méfier des apparences lorsqu’on lit ou assiste à une pièce de l’auteur, tant les échanges entre les personnages nous entraînent vers des espaces clairs-obscurs où règnent le doute et l’incertitude quant à la réalité des situations qui sont représentées.
 
Les premières pièces de Martin Crimp, LIVING REMAINS (1982), FOUR ATTEMPTED ACTS (1984) ou PLAY WITH REPEATS (1989), ont été produites par l’Orange Tree Theatre à Richmond, dans la banlieue londonienne. Sans encore mettre en question les conventions dramatiques, elles introduisent de petites perturbations formelles dans la fiction. Le style d’écriture de l’auteur s’affirme avec les pièces suivantes, telles GETTING ATTENTION (1991), THE TREATMENT (1993) ATTEMPTS ON HER LIFE (1997), DEALING WITH CLAIR (1998), qui ouvrent un nouvel espace d’expérimentations dramaturgiques. Son théâtre est alors joué au Royal Court Theatre de Londres, un lieu important et reconnu internationalement pour sa mission artistique, qui consiste à mettre en scène les voix émergentes et les plus percutantes de la dramaturgie britannique. Être programmé par ce théâtre va très souvent de pair avec une reconnaissance de sa dramaturgie par d’autres théâtres européens et américains. C’est au Royal Court qu’ont été mis en scène le provocateur SAVED (1965) d’Edward Bond, le critique TOP GIRLS (1982) de Caryl Churchill, ainsi que les premiers textes de Sarah Kane (BLASTED en 1995) et de Mark Ravenhill (SHOPPING AND FUCKING en 1996). Ces deux derniers auteurs appartenaient à la génération dite du In-Yer-Face Theatre, laquelle n’hésitait pas à confronter directement le public à la violence de sa propre société. Martin Crimp s’inscrit dans cette mouvance des années quatre-vingt-dix, qu’il côtoie notamment au Royal Court, sans toutefois être associé à ce courant des young, angry and noisy jeunes auteurs. Si l’exploration de la violence à la fois intime, sociale et politique l’unit, sur le plan thématique, à cette génération, son écriture résiste à toute tentative de catégorisation, tant elle se démarque par sa singularité. Chaque pièce, ou diptyque, est unique, car elle met en place une forme exploratoire sur le plan de la composition dramatique, qui ne sera pas reprise dans les œuvres suivantes ou, à tout le moins, pas de la même manière. En ce sens, le théâtre de Crimp est expérimental et jamais complaisant envers lui-même. Avec Sarah Kane, il est certainement l’un des auteurs britanniques contemporains les plus joués en Europe (France, Allemagne, Italie) et aux États-Unis. On reconnaît à la fois l’acuité de ses propos, son humour cinglant et cette façon si particulière qu’il a de déplacer notre regard sur le réel en instituant un trouble dans notre compréhension des événements représentés.
 
Un des éléments majeurs qui caractérisent son écriture est l’abandon de l’articulation conventionnelle entre la fable, les personnages et les dialogues, au profit d’une invention constamment renouvelée de la composition des œuvres : ses textes sont des pièces d’orfèvrerie sur le plan de la forme. L’auteur semble, pour chacun, inventer de nouvelles lois dramatiques et théâtrales qu’il nous faut décoder en laissant au vestiaire nos habitudes de lecture. Ce phénomène se cristallise magistralement dans ATTEMPTS ON HER LIFE, une œuvre foisonnante, impossible en ce qu’elle échappe à toute mise en forme fictionnelle. Le titre anglais renvoie à la polysémie du terme attempts, qui signifie à la fois atteinte et attentat. La pièce décline dix-sept scénarios qui sont autant de tentatives pour raconter l’histoire d’un personnage, Anna, que d’attentats commis contre son incarnation scénique : Anna n’apparaît jamais en scène, mais elle est diffractée au fil des histoires qui semblent être inventées, au fur et à mesure, par des voix sans identité fixe. Ce texte, désarçonnant, ouvre un nouveau champ de possibles pour la scène, si l’on accepte de se frotter à ses débordements qui le rendent presque injouable. On retrouve un dispositif de paroles similaires dans les œuvres plus récentes de Crimp (FACE TO THE WALL en 2002 et FEWER EMERGENCIES en 2002), qui donnent la parole à des interlocuteurs non identifiés, lesquels prennent en charge un récit situé dans un temps et un espace neutres. Elles mettent le lecteur/spectateur devant une opération de fabrication de la fiction, où les voix (identifiées par des chiffres) coopèrent pour inventer une situation qui ne sera pas représentée, mais narrée de façon polyphonique.
 
(EXTRAIT DE FACE AU MUR, p. 13)
1 Oui? Dit la réceptionniste. Que puis-je faire pour vous? Comment puis-je vous aider? Qui désiriez-vous voir? Avez-vous rendez-vous?
2 Il lui tire une balle dans la bouche.
1 Il lui tire une balle dans la bouche et s’engage dans le couloir.
3 D’un pas assez rapide.
1 Il s’engage – bien – oui – d’un pas assez rapide dans le couloir – ouvre la première porte qu’il voit.

 
 
Les deux pièces mettent en place un système narratif qui soit tente de reconstituer des faits passés, soit invente un récit d’agression. Tout comme dans ATTEMPT ON HER LIFE, les dialogues font penser à un scénario d’actions imaginé sur le vif par des idéateurs ou des publicitaires. Il ressort une forte impression performative de ces échanges de paroles. D’autant que l’histoire, qui ne cesse de fluctuer, n’atteint aucune résolution finale, au contraire, elle procède par décentrement progressif pour se clore sur une indétermination de ce qui, en fin de compte, a eu lieu. En ce sens, on peut observer que la dramaturgie de Crimp tend à mettre en œuvre moins des histoires que des chemins perceptifs, de façon à travailler le regard du lecteur/spectateur et à introduire de l’incertitude dans sa façon d’envisager les événements.
 
On pourrait dire du théâtre de Crimp de ces dernières années qu’il opère une sorte de renversement référentiel, en privilégiant la multiplication des possibles plutôt que la logique causale de l’intrigue. Avec THE COUNTRY (2000) et THE CITY (2007), deux pièces qui forment une sorte de diptyque, l’auteur paraît réintroduire du réel, du dramatique et des personnages caractérisés dans son écriture. Or, ce n’est que pour mieux en subvertir les assises, car les dialogues entre les personnages se présentent sous un jour à la fois énigmatique et étonnamment vide :
 
(EXTRAIT DE LA CAMPAGNE, p. 16)
– Ce que tu as… De mal? Non. Bien sûr que non.
– Merci. / Parfait.
– Ce que tu as fait… Ce que tu as fait est exactement ce que n’importe qui aurait fait.
– On ne peut pas laisser les gens.
– C’est clair.
– Est-ce qu’on peut?
– Non, je ne pense pas qu’on puisse. Manifestement pas.
– Ce n’est pas la ville, ici.

 
 
Les échanges suspendus entre Richard et Corinne témoignent non seulement de tout ce qui ne se dit pas entre eux, mais, plus essentiellement, de l’absence de sens conféré à la situation qui, de toute façon, demeure esquissée, allusive. La vérité événementielle nous échappe au profit d’un jeu de perceptions divergentes et de narrations qui, tels des rhizomes, fuient à l’infini du sens. Le référent disparaît progressivement, tout comme le personnage de Rebecca, qui surgit au cœur de la nuit pour mieux être oublié dans les plis du texte sans plus d’explications.
 
Dans la pièce THE CITY, écrite sept ans plus tard, on retrouve à nouveau un couple, Chris et Clair, dont le dialogue est ponctué d’échappées étranges, de points d’interrogations et de « Mmm? » qui soulignent une forme d’écoute distraite de l’autre. Chacun semble constamment perdu dans ses pensées, ou plutôt dans ses histoires. En effet, la pièce s’ouvre sur un récit, celui de Clair racontant à Chris comment un homme s’est approché d’elle, à la gare de Waterloo, pour lui demander si elle n’avait pas vu passer sa petite fille qu’il venait de perdre et qui était accompagnée d’une infirmière, laquelle était en fait sa tante. Or, il s’avère que cet homme, Mohamed, est un écrivain célèbre. Parallèlement à ce récit, Chris raconte l’histoire de la perte de son emploi dans une grande entreprise, et comment il en arrive à se recycler comme… boucher. Puis apparaît un troisième personnage féminin, Jenny la voisine, qui vient leur raconter l’histoire d’une guerre secrète à laquelle participe son mari, et qui consiste à pulvériser une ville entière ainsi que tous ses habitants. Ces trois histoires, plus ou moins invraisemblables – mais qui toutes parlent de perturbations existentielles importantes –, forment la trame des paroles échangées entre les personnages. Aussi la pièce est-elle étoilée par ces récits digressifs qui ne convergent aucunement sur le plan dramatique, ce qui crée une sorte d’indétermination référentielle, d’autant que le temps et le lieu de la fiction ne sont pas précisés par l’auteur. Que nous disent ces histoires des relations entre les personnages et de la situation qui les relie? Quel sens accorder à cet entrelacement de narrations qui ne construisent aucune intrigue? C’est ici qu’il importe de se rappeler que tout, dans l’écriture de Martin Crimp, est simulacre, et que les situations, qui toujours sont racontées plutôt que représentées, constituent des détours fictionnels servant à évoquer autre chose. Afin d’accéder à ce hors-champ de la pièce qui, paradoxalement, en forme le cœur symbolique, il vaut mieux adopter une démarche latérale, de façon à se mettre à l’écoute des motifs qui ressurgissent dans des contextes différents, de penser par associations plutôt que par déduction, de chercher ce qui résonne et se noue en deçà des histoires. En quoi le journal intime de la petite fille perdue au début de la pièce est-il lié au journal intime de Clair, dont des passages seront lus par Chris à la fin? L’enfant plus ou moins abandonné par l’écrivain Mohamed peut-il être associé à la présence fantomatique des enfants de Chris et Clair? Quel sens accorder au rapport ambivalent qu’ils entretiennent envers leur progéniture? Est-ce une façon d’ouvrir la difficile question des nécessités (in)humaines de la création? « Mon enfant, voyez-vous, est comme une bûche jetée dans le feu, faisant briller les flammes, a-t-il dit, avec plus d’intensité » (Clair citant Mohamed, p. 75). La ville décimée de Jenny est-elle la métaphore de la ville intérieure de Clair? « J’étais convaincue que pour être écrivain il me suffirait de voyager jusqu’à cette ville – celle à l’intérieur de moi – et de noter ce que j’y découvrirais. » (p. 87) Cette ville ne figure-t-elle pas aussi dans ces territoires intimes, imaginaires, sensibles, profondément liés à l’enfance, qui sont sacrifiés sur l’autel d’un monde qui exige de s’extraire le cœur avec un petit couteau à lame d’acier? « Et l’ennemi, comment va l’ennemi », demande Chris à Jenny : « Intraitable », répond-elle. Autant de chemins possibles à arpenter au fil de l’écoute de cette œuvre, qui s’offre comme un dédale imaginaire sans fin.
 
 
– Marie-Christine Lesage
 
 

 
Marie-Christine Lesage est professeure adjointe à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 2009. Auparavant, elle a été responsable des activités internationales au Centre des auteurs dramatiques (CEAD), de 2008 à 2009, chargée de cours à l’École nationale de théâtre du Canada et à l’UQAM, et Maître de conférences associé à l’Institut d’études théâtrales de l’Université de Paris III, de 2001 à 2006.

Sa thèse de doctorat, soutenue en 1998 à l’Université Laval, portait sur les relations entre l’écriture dramatique contemporaine et les arts de l’image (photographie, cinéma, peinture). Depuis, son enseignement et ses recherches en théâtre se sont développés autour de deux axes principaux : la dramaturgie contemporaine et la scène interartistique actuelle. Ses réflexions explorent la notion du contemporain dans l’écriture et sur la scène.