Billetterie

« Retail apocalypse »

Le Magasin est né d’une fascination devant la désuétude d’un grand nombre de lieux de commerce qui peinent à s’adapter aux nouvelles habitudes des consommateur·ices face à l’explosion du commerce en ligne. Le retail apocalypse – terme utilisé par les grands médias américains depuis 2017 – fait rage et les artères commerciales se démènent pour survivre. Ce phénomène de fermetures massives de détaillants à grande surface en Amérique du Nord laisse derrière lui des lieux désolés, mais au potentiel poétique extraordinaire. Il n’y a qu’à penser aux vitrines étranges de la Plaza Saint-Hubert ou aux centres commerciaux abandonnés aux airs de fin du monde. Pendant que l’évolution des échanges sociaux favorise l’agglomération de nos données personnelles, le marché publicitaire s’en nourrit et sait maintenant cibler sa clientèle avec de puissants algorithmes. Dans ce contexte, une vitrine de magasin scandant des soldes incroyables devient non seulement inoffensive et anachronique, mais aussi le témoin d’un système en profonde métamorphose.

 

L’utilisation forcée du web lors de la pandémie a intensifié le phénomène de dématérialisation des structures et a transformé le paysage commercial. Qu’advient-il des locaux vacants délaissés par celles et ceux qui ont dû baisser les bras ? Les commerçant·es doivent réfléchir à de nouvelles approches pour mobiliser leur clientèle. Quelqu’un qui décide de s’ouvrir une boutique ayant pignon sur rue livre en quelque sorte un acte de résistance, puisqu’il ou elle engage consciemment un combat envers l’efficacité redoutable qu’offrent les transactions virtuelles et les livraisons à domicile. Le ou la commerçant·e résiste en affirmant l’importance du contact humain, de l’expertise, du service après-vente, de la rencontre avec le produit, de l’atmosphère du lieu d’échange. À défaut d’optimiser la transaction, il ou elle doit miser sur l’expérience en boutique. Il est aussi à nommer que la désertion des artères commerciales affecte le tissu social d’une manière jusque-là inédite.

 

Pilliers centraux de la vie de quartier par le passé, les commerces de proximité peinent à maintenir leur statut de carrefour social et communautaire. Odile Gamache réinvestit dans cette proposition le potentiel sensible et poétique des vitrines de magasins. Elle propose de se nourrir de récits visuels où l’on pourra se procurer des souvenirs sensoriels issus de notre présence au cœur d’un ballet d’effets scéniques et poétiques en constant mouvement. Le projet explore notre relation aux objets et aux divertissements en mettant de l’avant le pouvoir de l’artifice dans un cadre où les codes transactionnels du spectacle seront déjoués.

 

 

DE SCÉNOGRAPHE À AUTRICE-METTEUSE EN SCÈNE

 

Ce projet de création du spectacle Le Magasin a amené Odile Gamache à délaisser sa position habituelle de conceptrice pour expérimenter l’écriture scénique et ainsi occuper la position centrale dans l’idéation d’une œuvre.

 

En tant que scénographe, elle agit habituellement à titre de collaboratrice afin de porter les projets des autres. Les scénographes intègrent habituellement un projet dans sa seconde phase de création, c’est-à-dire lorsqu’un texte a été écrit, lorsqu’un angle a été choisi, lorsqu’une salle s’est engagée à accueillir le projet. Ces contraintes placent la scénographie comme complément au texte, alors que cette pièce prouve que l’on peut écrire avec l’espace dès la première phase d’une création.

 

La boîte noire peut être le moteur central du récit. Odile Gamache assure qu’il est primordial que les concepteur·ices mènent des projets qui leur sont propres, non seulement pour constamment questionner les limites de leur pratique, mais aussi pour faire exister leur médium de manière autonome, pour transgresser des codes établis, pour que toutes les composantes du théâtre se réinventent constamment. Ce projet est une occasion d’apporter au paysage théâtral québécois une autre approche, que seul·e un·e concepteur·rice visuel·le peut mener de front.

 

 

SCÉNOGRAPHIE NARRATIVE

 

Le Magasin investit un créneau généralement absent de nos scènes canadiennes : celui de la scénographie narrative. Pour offrir une approche où l’espace fait partie intégrante de la narration, Odile Gamache met en œuvre une écriture de plateau radicalement différente du théâtre traditionnel. Ayant conçu près de 70 scénographies depuis sa sortie de l’École nationale de théâtre en 2013, elle s’est sentie appelée à développer, à travers une narration purement scénographique, ce nouveau langage théâtral qui gagne actuellement du terrain en Europe. Il s’agit de mettre en œuvre une écriture de plateau permettant à l’espace de faire partie intégrante de la narrativité tout en réaffirmant le caractère unique du médium scénographique à travers le sensoriel, la rencontre, l’éphémère, le mouvement et l’instantané.

 

Par une facture flirtant avec les arts visuels, Le Magasin décloisonne l’expérience théâtrale, dialogue avec le public autrement que par les mots. Ailleurs dans le monde, des créateur·rices font de l’écriture scénographique le cœur de leur proposition, notamment l’Allemande Germaine Kruip, le Français Philippe Quesnes et la Belge Miet Varlop.

 

Le théâtre québécois centre majoritairement son attention sur le texte et la performance des interprètes, en sous-utilisant parfois les autres dimensions scéniques. Toutefois, puisque l’accès à l’information et aux fictions est aujourd’hui à la portée de toutes et tous en ligne, l’art vivant se doit de surpasser le contenu qui se télécharge gratuitement à la maison. La présence permanente des nouvelles technologies dans nos vies devient une donnée incontournable dans la création théâtrale. Il s’agit ici de pourchasser son caractère unique : celui qui appelle le corps, les sens et l’éphémère. La scénographie est un médium qui peut soutenir des œuvres risquées, exigeantes, mais qui sauront rejoindre un vaste public. La proposition entièrement visuelle facilite en plus l’accessibilité du spectacle à des personnes d’âges et de langues variés.

 

 

LA PLACE DU PUBLIC

 

Au cours des dernières années, on sent une contamination des démarches artistiques en art contemporain par des méthodes narratives et par l’intégration de la présence du public. En ce sens, les œuvres deviennent presque des scénographies en proposant des environnements immersifs, comme le fait d’une manière très accessible l’artiste danois Olafur Eliasson ou le studio de design montréalais Daily/Tous les jours et son approche collaborative des espaces publics. Le Musée du Selfie de Budapest pousse encore plus loin l’immersion : il met à la disposition du public des scénographies dans lesquelles ils peuvent s’implanter pour se prendre en photo dans différents univers. Au-delà de l’égoportrait, le parallèle avec ce projet de scénographie vivante est que l’œuvre a besoin du public pour exister, autrement, elle est incomplète. L’objectif sera donc d’engager en tout temps le public dans l’équation pour animer l’espace.

 

Odile Gamache souhaite ici explorer la tension entre les spectateur·ices et l’espace qui se transforme sous leur regard. Elle cherche à sublimer et exploiter cet état de fébrilité qui grandit lorsque les lumières de la salle s’estompent et que le rideau lève pour révéler l’univers dans lequel le spectacle va évoluer. À ce moment précis, le public est actif, impliqué. Comment déjouer ses attentes, renouveler son regard ? Ces moments transitifs s’exploitent-ils en continu, sur toute la durée d’un spectacle ?

 

 

MONTAGE ET RYTHME

 

En l’absence de dialogues et de corps pour rythmer les scènes, les piliers du spectacle deviennent cinétiques, visuels et sonores. La rythmique devient alors une donnée essentielle puisqu’elle a un impact immense sur l’expérience du public. La vitesse idéale pour entamer une levée de rideau, combinée à la précision de l’intensité à laquelle le projecteur doit s’ouvrir, le tout conduit par un morceau de musique qui donne l’élan escompté : c’est l’ensemble de ce travail qui crée des moments magiques sur scène. Ces effets scéniques sont aussi utilisés pour détourner les attentes et jouer sur des distorsions de temps.

 

Un rythme cyclique s’établit dans l’ensemble de l’œuvre. Les échos visuels d’un tableau à l’autre tissent le fil conducteur qui guide la narration. Odile Gamache s’est notamment inspirée de l’ingénieux montage du film La Part du Diable de Luc Bourdon, dans lequel les archives se trouvent associées par un mouvement commun, des couleurs se faisant écho, des postures se répondant, plutôt que par la simple chronologie des faits historiques qui se suivent. Cette approche induit une emprise impressionniste sur la structure de l’œuvre, qui interpelle les sens plutôt que la logique. L’ensemble est traité comme une partition musicale, avec des couplets et des refrains en mutation, dialoguant en tout temps les uns avec les autres.