Billetterie

Ce que Création Dans la Chambre a traduit

Autobiographie du rouge

Retour à la page du spectacle

Le volcan réticent protège 

Son plan toujours en veille – 

Ses projets lave il ne révèle 

À nul homme précaire.

 

Si Nature ne raconte pas 

Le conte de Jéhovah; 

Nature humaine survivra-t-elle 

Si nul n’y prête oreille?

 

Elles préviennent les babillards, 

Ses lèvres cadenassées : 

Le seul secret que les gens gardent

Est l’Immortalité.

 

  • Emily Dickinson,
    1748, Épigraphe du roman en vers

 

 

 

PROLÉGOMÈNES

 

J’ai envie que l’on considère Autobiographie du rouge d’Anne Carson comme une traduction d’un poème narratif écrit par Stésichore, poète de la Grèce antique. Ce poème – suppose Carson dans l’introduction à son roman en vers – aurait fini déchiré en morceaux, éparpillés dans une boîte avec d’autres artefacts en devenir. Seulement quelques fragments ont été retrouvés de cette Geryoneis, le récit du 10e travail d’Hercule (Héraclès en grec), vécu du point de vue du monstre Géryon.

 

Compte tenu de l’expérience de Carson en grec ancien, la traduction s’inscrit dans l’entièreté de son impressionnant corpus, dont Autobiographie du rouge fait partie. Carson voit la traduction comme « un espace entre les langues, un espace de l’erreur, de dire les choses moins bien que ce que l’on souhaite ou même parfois, de ne pas être en mesure de les dire du tout [1] ». (McNeilly, 2003, p.14)

 

Que faire des silences laissés dans le texte d’origine ? Parfois, ceux-ci sont physiques, l’entièreté du texte original n’a pas été retrouvée. Lorsqu’un mot équivalent n’existe pas dans la langue d’arrivée, Carson parle de silences métaphoriques, c’est-à-dire qu’ils se retrouvent à l’intérieur même du mot. L’intention devient alors difficile, voire périlleuse à définir. (Carson, 2008, p.1)

 

Pris sous cet angle, j’ai aussi envie de dire que le texte d’Autobiographie du rouge s’avère fascinant.

 

Ici, Carson s’essaie, s’amuse même, à remplir les vides physiques laissés par l’inexistence de plusieurs parties du poème de Stésichore. Grâce à son chapeau d’autrice, Carson nous transporte alors dans une fiction toute autre, une relecture où la mythologie autour de Géryon se fond dans un récit d’une première blessure amoureuse, sur fond de voyages, de quête existentielle et d’essai photographique. Carson dirige notre regard vers l’espace créé par les silences du poème de Stésichore

 

Ces vides, ces silences, ces mystères nous ont profondément fascinés chez Création Dans la Chambre. Aucun postulat clair n’est émis dans l’écriture de Carson, aucune vérité unique ne peut être apposée sur Géryon. Ni sur aucun autre personnage d’ailleurs. L’ambiguïté est une posture qui n’embête pas Carson, elle l’accueille à bras grand ouverts.

 

De quelle manière répondre à l’exigence de la matérialité du théâtre quand celui-ci se frotte à ce texte littéraire ? Quel(s) silence(s) sera(ont) créé(s) dans le passage entre deux langues, celle de la littérature et celle de la scène ? Que restera-t-il du livre de Carson dans notre traduction scénique, dans notre version de ce qu’elle-même a fait des fragments de Stésichore ?

 

 

 

NE PAS DÉVOILER LE(S) SENS

 

J’aimerais souligner que ce texte est écrit avec une envie certaine, un certain besoin de ne pas dévoiler le(s) sens de notre proposition — nous ne le(s) connaissons pas entièrement à ce jour de toute manière. Ne vous vexez surtout pas si vous finissez cette lecture avec plus de questions que de réponses. J’adopte ici l’attitude de Carson face à l’ambiguïté, face aux possibles infinis que créent les questions sur l’esprit.

 

 

 

PAR OÙ ÇA COMMENCE ?

 

Certaines intuitions habitaient le metteur en scène Gabriel Charlebois Plante dès le départ :

 

La troisième et dernière partie de sa pièce Cette colline n’est jamais vraiment silencieuse (La Chapelle et Prospero, 2024) – où les interprètes mangeaient un gâteau en catimini et se livraient les uns aux autres dans une grande intimité – s’était révélée comme un exercice préliminaire pour Autobiographie du rouge.

 

Cette création serait la suite du travail d’entraînement ancré dans le corps et le son, propre à la démarche de Gabriel.

 

Cette création serait un souper. (notre traduction ?)

 

À la lumière de ces pistes et de la lecture du roman, Julie Basse, conceptrice d’éclairage et codirectrice artistique de Création Dans la Chambre, rebondit avec l’idée que le premier geste artistique pour la lumière puisse venir d’un obstacle. Comment la lumière trouve-t-elle son chemin lorsqu’une présence physique l’entrave ? (une autre traduction ?)

 

 

 

CHERCHER LE MOTIF

 

Gabriel, dans son travail de metteur en scène, se dit « fasciné par ce qui préexiste. Ce qui préexiste à la scène, avant les acteurs, avant la fiction, avant tout ce qui entoure le spectacle et le théâtre en lui-même. Qu’est-ce qui est déjà là, qui flotte dans les airs et qui attend qu’on le trouve. Il y a forcément la langue, et plus précisément le son des mots. Les vibrations du langage flottent. » (Charlebois Plante, 2024, p.1 ) Sa visée n’est pas nécessairement de rendre le monde plus limpide, ou de le mettre en action. Il cherche plutôt ce qui lui parvient d’ailleurs, ce qui déborde de ce que l’on appelle civilisation.

 

Depuis la création du Cid (La Chapelle et Nouvelle-Scène Gilles-Desjardins, 2018), Gabriel développe son travail autour d’une méthode de réchauffement et de « débrief » en groupe. De ces improvisations guidées apparaissent des sons et motifs physiques qui deviennent ce que l’on appelle les passages, à leur tour répétés, puis approfondis. Ces passages s’intègrent par la suite aux scènes des textes. Ce sont donc les propositions physiques et sonores qui informent les scènes du texte et non l’inverse.

 

Tandis que les trajectoires du corps des interprètes étaient expansives dans Cette colline… – les interprètes traversaient un plateau garni de cinq tonnes de roches, du lointain vers l’avant-scène dans une dynamique d’avancement perpétuel et tragiquement vain – dans Autobiographie du rouge, une hybridité des passages s’est révélée. Les grands passages se mêlent à des passages qu’on pourrait qualifier de minuscules, comme celui de frotter une fourchette dans son assiette, par exemple.

 

Plus que l’hybridité des passages, les différents degrés d’amplitude déployés dans le motif des interprètes sont apparus comme nécessaires au processus (à notre traduction ?). Même quand le motif semble absent, il gronde dans les soubassements de l’être. Et parfois, ça explose.

 

À quel moment devient-il impossible de maintenir une façade civilisée lorsque la monstruosité des émotions s’accapare du corps ? « Qu’est-ce que la civilisation peut bien faire contre la blessure vive, nécessaire, retentissante du premier échec amoureux ? » (Charlebois Plante 2024, p.1)

 

 

 

EXPLORER LA SYLLABE

 

«Les noms nomment le monde, les verbes activent les noms, les adjectifs viennent d’ailleurs […] Les adjectifs ont l’air d’ajouts assez inoffensifs, mais regardez de plus près. Ces petits mécanismes importés ont pour fonction d’attacher toute chose du monde à sa place. Ils sont les verrous de l’être. » (Carson, 2020, p. 15)

 

Homère considérait l’être comme « stable, ses singularités figées dans la tradition » (Carson, 2020, p.15). Les adjectifs venaient alors fixer chaque être, chaque chose à sa juste place. Stésichore, avec ses nouveaux adjectifs, est venu libérer l’être de ces attributs rigides.

 

Dans sa pratique, c’est par le son des interprètes que Gabriel cherche à toucher la profondeur de l’être. Plus qu’un choix basé sur le physique, le genre ou la psychologie, la distribution majoritairement féminine relève de l’appréciation de Gabriel pour les sons, les voix spécifiques à chacune des interprètes. C’est aussi par la recherche d’une qualité sonore que s’ancre la proposition de mettre deux Géryon en scène, celui « pré blessure » amoureuse (Amélie Dallaire) et celui « post blessure » (Céline Bonnier), incarnation d’un état marqué à jamais par cet amour originel. (traduction, ici aussi ?)

 

Quel étrange hasard que de tomber sur l’essai, Le genre des sons, où Carson écrit : «  Placer une porte sur la bouche de la femme a été un but important de la culture patriarcale de l’Antiquité à nos jours. Sa tactique principale consiste à associer idéologiquement les sons féminins à la monstruosité, au désordre, et à la mort ». (Carson 2023, p. 137-138)

 

Dans le même ouvrage, elle évoque aussi la méfiance des hommes envers Gertrude Stein, dont une citation ouvre Autobiographie du rouge. Elle relate une anecdote qui voudrait que Hemingway ait mis fin à son amitié avec Gertrude Stein parce que le son de sa voix lui était insupportable. Un des biographes de Stein aurait décrit les sons émis par elle ainsi :

 

« Gertrude Stein était une bonne vivante. Elle s’esclaffait, riait haut et fort. Son rire était comme un bifteck. Elle adorait le bifteck. » (Carson 2020, p. 138)

 

Avec l’érudition qui est la sienne, Carson souligne la confusion autour de ces affirmations pour démontrer la peur des hommes envers une femme qui prend une place, sonore et physique, aussi assumée en société (n’est-ce pas encore parfois le cas aujourd’hui ?). En associant Stein au bétail, par différentes insinuations, on marginalise sa personnalité pour dénuer son écriture de toute valeur littéraire.

 

C’est comme si ce choix de la distribution préexistait mystérieusement à la création sur scène. Pourrions-nous l’interpréter comme une forme de réappropriation de l’espace sonore par les voix féminines ?

 

 

OÙ SONT-ILS ?

 

Dans quelle disposition scénique les sensations que Carson nous fait éprouver à la lecture de son livre pourraient-elles être transmises ? À quelle temporalité cette disposition se réfère-t-elle ?

 

Quelque chose a aussi préexisté à la création en ce sens. Les interprètes allaient se déplacer cette fois-ci latéralement dans une disposition scénique bifrontale. Le point central de l’action serait une longue table où se déroulerait un souper. À cette prémisse d’espace physique allait s’ajouter la notion d’obstacle physique qui contraindrait le passage de la lumière. Vous vous souvenez ?

 

Élément récurrent dans la pratique de Gabriel, autant à l’écriture qu’à la mise en scène, le souper semble être un de ses lieux de prédilection pour plonger dans l’intimité et l’intériorité des personnages. Alors que le spectacle Histoire populaire et sensationnelle (Espace Libre, 2020) s’interrogeait sur l’héritage laissé par la génération des parents et auquel les enfants ne désirent pas adhérer, Autobiographie du rouge emprunte la voie inverse. C’est le fils, Géryon, qui laisse en héritage son autobiographie comme trace de son intérieur, de l’origine brute de ses émotions, de son être.

 

La mise en récit de l’autobiographie à laquelle assiste le public, partagé entre la réminiscence des souvenirs du passé, et la reconstitution de ceux-ci, soulève des questions primordiales dans les adresses. Qui parle à qui autour de cette table ? Qu’est-ce que ça fait à celui qui reçoit ? Qu’est-ce que ça fait à ceux qui sont là, mais qui ne reçoivent pas directement ce qui est dit ?

 

D’un point de vue global, qu’est-ce qui est réellement en jeu dans ce souper, dispositif qui relève a priori du quotidien ? Ou plutôt, qu’est-ce qui se rejoue ? Quelles sont les tensions et qu’est-ce que notre dispositif révèle sur l’œuvre ? Quelle est la traduction ?

 

Ces questions semblent d’autant plus pertinentes que les réponses proposées peuvent agir comme déclencheur à un motif physique ou sonore ainsi que sur l’emballement ou la retenue qu’en feront les interprètes. Ou devrais-je dire les personnages ?

 

Ce souper, auquel les autres personnages vont et viennent et où Géryon reste seul à table, serait-il une façon de s’approprier son propre récit, de replonger dans cette grande blessure d’amour et d’y rester ?

 

 

« J’AIME CETTE SENSATION QUE LES MOTS FONT CE QU’ILS VEULENT FAIRE ET CE QU’ILS DOIVENT FAIRE. » [2]

 

Les pistes sensorielles et intellectuelles sur lesquelles me lance Carson semblent infinies et pourraient probablement m’occuper jusqu’à la fin des temps. Par sa poésie, elle rend tangible la densité, la fluidité ou encore l’aspect vaporeux du temps, de l’espace et des matières lorsque ses personnages sont confrontés à des émotions étrangères, inconfortables, joyeuses.

 

Ce que Stésichore a déverrouillé avec ses adjectifs, ce sont toutes les substances du monde, celles qui étaient justes, mais incroyablement figées et codifiées par la tradition homérique. (Carson, 2020, p.16) Carson nous submerge dans ces substances à la lecture de son livre, sans jamais remettre les verrous. Elle nous plonge dans les profondeurs de l’être et de ses substances aussi. Elle nous fait éprouver les différents moments de la vie de Géryon comme si nous les ressentions de l’intérieur avec lui.

 

Éclairer certains éléments du texte pour les porter à la scène nous force à en éclipser d’autres, à accepter cette position ambiguë, remplie de nouveaux silences.

 

Voici notre traduction.

Ça se passe à table, lors d’un souper. Dans une trattoria. Avec deux monstres, de la vaisselle ancienne et des corbeilles de fruits.

 

Voilà. Secouez.

 

 

Émilie Martel

Dramaturge

 

 

Émilie Martel, diplômée de l’École nationale de théâtre du Canada, œuvre depuis près de 15 ans dans le milieu des arts vivants à titre de directrice générale, directrice de production et assistante à la mise en scène.

 

Elle a collaboré avec le metteur en scène d’opéra Oriol Tomas pendant 10 ans comme assistante à la mise en scène. Elle a participé à plusieurs créations à l’international, dont La Traviata (Islande, 2019) et Les caprices de Marianne (France, 2014-2016). En 2017, elle est également récipiendaire du programme Open Space : Opera in the 21st century au Banff Centre for Arts and Creativity.

 

Émilie a agi à titre de directrice de production en danse et en théâtre avec plusieurs chorégraphes et metteurs en scène montréalais·es de renom, notamment Louise Lecavalier, Louise Bédard, Sylvain Émard, Virginie Brunelle, Caroline Laurin-Beaucage, Martin Messier, Christian Lapointe, Nadia Ross, Philippe Ducros, Daniel Brière et Geoffrey Gaquère.

 

Depuis 2012, Émilie développe une relation étroite avec la compagnie Création dans la Chambre. En 2019, elle poursuit le dialogue avec les codirecteurs et codirectrices artistiques, en prenant les rênes à titre de directrice générale.

 

Forte de ses expériences de production en danse et en théâtre, Émilie Martel s’allie avec La danse sur les routes du Québec en 2017 en tant que directrice de production pour Parcours Danse. Elle s’implique dès l’année suivante comme codirectrice Parcours Danse, afin de mettre à profit ses connaissances du milieu de la danse et de contribuer au rayonnement des chorégraphes et artistes du Québec.

 

À la fin 2021, elle s’embarque dans une nouvelle aventure et intègre Sibyllines, théâtre de création, à titre de codirectrice générale et de directrice administrative, où elle viendra en soutien à la vision artistique de la directrice artistique Brigitte Haentjens. Elle dirige la publication des cahiers dramaturgiques, cahier qui accompagne chaque création de la compagnie et qui révèle le processus de création et les inspirations qui ont accompagné le travail artistique.

 

Émilie porte maintenant le chapeau de dramaturge pour la toute première fois avec Création Dans la Chambre, pour Autobiographie du rouge d’Anne Carson.

 

 

 

 

Références 

 

Carson A. (1986). Eros the Bittersweet. Princeton University Press.

Carson A. (2008). Variations on the Right to Remain Silent. A Public Space, volume 7.

Carson A. (2020). Autobiographie du rouge: roman en vers (V. Khamphommala, Trad.). L’Arche.

Carson. A. (2023). Verre, ironie et Dieu (C. Malroux, Trad.). Éditions Corti.

Charlebois Plante G. (2024). Notes d’intentions. Non édité.

McNeilly K. (2003). Gifts and Questions: An Interview with Anne Carson. Canadian Literature 176.

Writer Anne carson : Life is not fair. 2024.Louisiana Channel.

Anne Carson, Conversation. 2016. Lannan Foundation

 

[1] Traduction libre: […] A space between languages. It’s a place of error or mistakenness, of saying things less well than you would like, or not being able to say them at all                                                                             

[2] Gertrude Stein