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On dit souvent de spectacles qu’ils sont singuliers.
C’est un mot à la mode que nous utilisons dans les théâtres, dans les médias, entre nous. Mais ces spectacles, le sont-ils vraiment, singuliers? De quoi est-il fait, ce mot?
Il laisse supposer un spectacle comme on n’en a jamais vu, il promet l’étonnement. Avant mon arrivée à la barre d’ESPACE GO, j’avais assisté à L’écoute d’une émotion. Devant ce fascinant spectacle, face à la matérialisation de décisions artistiques sans compromis, je réalisai à quel point la singularité m’avait manquée. À quel point elle fait figure d’exception, malgré la généreuse utilisation que nous faisons du mot.
Si elle m’est précieuse, c’est que lorsqu’elle est sincère, elle me rappelle à mon propre pouvoir. Je parle ici de ce pouvoir que chacun·e peut reprendre sur son monde intérieur, sur l’ampleur de celui-ci, sa richesse, son inclinaison à la métamorphose.
Dans un contexte où l’autre monde, celui extérieur et partagé, apparaît si menaçant et trop souvent en décalage complet avec mes désirs, je chéris ce rappel que le droit au rêve continue de m’appartenir entièrement. Il est un refuge lorsque je suis écrasée par le réel, mais aussi un espace d’imagination essentiel pour me remettre en action, pour retourner au monde forte et légère, car moi seule connais les secrets de qui je suis. La singularité est peut-être, au fond, la manifestation de cette connaissance malicieuse de soi.
Parce que Marie-Laurence Rancourt écoute avec entêtement sa propre voix, elle déploie une vision à la singularité si radicale que je peux y discerner la mienne. Elle ouvre les possibles comme des fruits. Je navigue dans ses œuvres avec enchantement, ravie de la mutation du réel en abstraction, et des fantasmes en faits. Elle rend tangible l’existence en superposition de ces deux pôles. Le cercle est complet. Avec grâce et intelligence, elle brouille les frontières, laisse entrer le mystère d’un tout qui a peut-être toujours existé, que l’on se cache. Il y fait noir, mais c’est bien. Il y a des voix au loin, une densité de possibles, l’ombre de choses familières devenues étrangères. Les mondes se renversent et les inquiétudes se dissolvent dans l’air, car elles n’existent que si on les regarde sous un certain angle. Si l’axe tourne, tout peut confusément, merveilleusement, arriver.
Et l’espoir revient.
Je reviens à la singularité. Je parle souvent du fait que si j’aime tant le théâtre, c’est qu’il a ce pouvoir rare, physique, de travailler par osmose avec celles et ceux qui sont présent·es. Des artistes travaillent avec une énergie, une attitude, et sans que celle-ci soit nommée dans le spectacle, si elle est incarnée, elle traverse vers la salle, passe mystérieusement de la scène aux corps présents des spectateur·ices. Au-delà des mots, quelque chose d’essentiel peut circuler. Pas toujours. Peut-être même pas souvent. Mais c’est ce don que je guette, c’est dans l’espoir de le recevoir que je m’assois depuis mon enfance, remplie d’espoir, dans une salle noire.
Marie-Laurence, entre à pieds joints dans le mystère. Elle n’a pas peur de lui, elle l’ouvre comme un fruit. Son regard est, oui, vraiment, singulier. Ses décisions sont, oui, vraiment, radicales. Je navigue dans ses œuvres avec enchantement, disposée à la métamorphose du réel en abstraction. Au fond, peut-être les deux avaient-ils toujours existé en superposition? Avec grâce et intelligence, elle ouvre la porte pour nous. De l’autre côté, il fait noir. Il y a des voix au loin, une densité de possibles, l’ombre de choses familières devenues étrangères.
Le monde est-il celui que je connais?
Comment puis-je même avoir déjà cru que je connaissais le monde?
Parce que je me connais moi?
Mais est-ce que je me connais vraiment?
Est-ce que je vous connais vraiment?
Édith Patenaude
Directrice artistique et codirectrice générale