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Édith s’invite chez Mélanie

l'amour ou rien

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ÉDITH
Chère Mélanie, on est lundi. Le spectacle est dans…
 
MÉLANIE
8 jours, oui.
 
ÉDITH
Comment tu vas aujourd’hui ?
 
MÉLANIE
Bien.
 
ÉDITH
Je t’ai croisée plus tôt, et on se disait que c’était la journée où on touche du bois, parce qu’on dirait que l’entrée en salle a l’air de bien se passer.
 
MÉLANIE
Ça va très bien l’entrée en salle, vraiment. Mais j’ai bataillé beaucoup en studio.
 
ÉDITH
Oui ?
 
MÉLANIE
Oui, j’ai bataillé pour trouver la forme, pour trouver les frissons.
 
ÉDITH
Ben oui, on veut des frissons.
 
MÉLANIE
Je veux que le spectacle me corresponde en fait. Parce qu’il y a beaucoup de gens impliqués, de visions impliquées. Donc, ça demande un genre de doigté.
 
ÉDITH
Comment tu navigues ça ? Déjà, on part d’un essai, ce qui est atypique pour une œuvre théâtrale. Et là, on te propose ça à toi, qui vient de l’écriture du corps. Et puis, tu as les visions de tous tes interprètes, et ça passe par le filtre de Lorrie à l’écriture, de ta dramaturge, Angélique, de ta grande complice Anne-Marie. Tu as tous les concepteurs et les conceptrices. Et là, Olivier (du Trident) et moi qui venons jaser avec toi. Comment tu gardes ta direction ?
 
MÉLANIE
Je la garde parce que je suis têtue. En fait, au-delà d’être têtue, si je ne vibre pas vraiment, je sens qu’il y a quelque chose qui cloche, quelque chose qui fausse. C’est sûr que c’est complètement différent quand je fais un spectacle de danse où tout part de mes intuitions. Je n’ai même pas besoin de partager quoi que ce soit avec qui que ce soit.
 
ÉDITH
Quand tu entames un projet chorégraphique, tu n’as pas à expliquer, je dirais, ta dramaturgie interne ?
 
MÉLANIE
Le système étant le système, on doit quand même aller chercher des sous, et donc on est très fortement invités à expliquer un concept.
 
ÉDITH
Oui et bon, un spectacle vient au moins d’une intuition, ça ne sort pas du néant.
 
MÉLANIE
Mais les quelques fois où je n’ai rien eu à expliquer, c’était vraiment trippant.
 
ÉDITH
Oui ?
 
MÉLANIE
Pendant la pandémie, par exemple, le spectacle sur lequel je travaillais est tombé à l’eau. Alors j’ai juste appelé cinq filles et j’ai dit : on travaille. Je ne savais pas vers quoi je m’en allais. Comme le dit Angélique Willkie de mon travail : je ne sais pas où je vais, mais je sais très bien ce que je fais…
 
ÉDITH
J’ai de la difficulté à imaginer, en théâtre, entrer en répétition sans intention précise.
 
MÉLANIE
C’est ce qui me confronte beaucoup avec le monde du théâtre. Il y a plein de choses que j’apprends, plein de choses que j’adore, mais le fait de prédéterminer ce que sera le spectacle, ça me heurte profondément. Ça me fait mal. Ce qui est intéressant pour moi dans l’idée de la création, c’est de dépasser l’intuition des départs.
 
ÉDITH
C’est aussi ça, à GO, qu’on espère de nos créatrices : qu’elles aillent au-delà d’elles-mêmes, qu’elles repoussent les limites de la pratique. On essaie de mettre en place des processus qui sont souples. Je comprends que même nos processus souples, pour toi, c’est rigide ?
 
MÉLANIE
Oui, mais ça me montre d’autres chemins, ça m’appelle à d’autres façons de faire.
 
ÉDITH
En théâtre, on travaille tellement toujours dans la même structure que les étapes, les échéanciers, sont complètement intégrés.
 
MÉLANIE
Le danger c’est de formater le travail. Tout le monde a l’air de savoir !
 
ÉDITH
Ça devient comme une seconde nature.
 
MÉLANIE
Oui, et moi je suis comme : c’est ça qu’il faut faire tout de suite ? Il faut décider ça ? Mais voyons donc ! Je comprends qu’il faut être efficaces. Mais, je résiste à ce que des décisions télégraphiées me prédéterminent.
 
ÉDITH
C’est intéressant, parce que je navigue dans cet univers-là depuis un moment, et c’est comme si, plutôt que de remettre en question le système, je me demande comment m’en servir pour être plus libre. Évidemment, on apprend que, quand les échéanciers se mettent en branle, ils sont inarrêtables. Il faut travailler en amont pour avoir de la souplesse.
 
MÉLANIE
Moi, la création que j’aime, ce n’est pas celle avec mon cahier de notes chez moi. Je le fais, je me prépare, je lis. Mais ce n’est pas cette création-là qui m’excite. Ce sont les inattendus, les accidents, ce qui arrive live.
 
ÉDITH
Tu réfléchis comment à la création, c’est comment dans ta tête ?
 
MÉLANIE
Je travaille beaucoup l’ambiguïté, c’est-à-dire qu’une chose peut et doit être son contraire. Comme spectatrice, je ne veux pas que les choses me soient exposées. Alors quand je sens que le sens est trop direct, je vais essayer de le –
 
ÉDITH
Alors là, c’est vraiment intéressant, parce que dans all about love, il y a ces 13 chapitres qui parlent de 13 choses précises. Bon, après, notre chère bell hooks n’est pas si linéaire que ça dans sa pensée.
 
MÉLANIE
Non !
 
ÉDITH
Elle fait parfois des gros slaloms. Mais quand même, il y a quelque chose d’évident en principe dans la forme du spectacle, du fait qu’il y a ces 13 chapitres. On parle de ça, et puis de ça, et ensuite de ça. Mais j’ai l’impression qu’une partie de ton travail a été de te libérer de cette structure-là ?
 
MÉLANIE
Oui, mais en fait c’est comme une structure invisible. Je ne pense pas qu’un spectateur se dit : ah, voici le chapitre sur l’honnêteté. Mais les chapitres ont été des guides. C’est sûr que je travaillais avec Lorrie Jean-Louis, une autrice qui répondait librement au texte. C’est moi qui ai dû rapatrier le sens. Donc, je me suis retrouvée dans une posture concrète. Je devais me demander : qu’est-ce qu’on dit dans ce tableau-là ?
 
ÉDITH
Mais cette ambiguïté reste, au-delà de la structure, non ? J’ai l’impression qu’il y a eu un souci pour toi de maintenir une tension, en tout cas de ne pas aller là où on t’attend quand on pense à all about love.
 
MÉLANIE
Ou alors je vais là où on m’attend, parce que je plonge du côté de la force sombre, comme à mon habitude. Mais en relisant l’essai en fin de semaine, je me disais : ah ! C’est ça que je fais ! Je suis en train de déposer la rareté de l’amour sur ce que bell hooks appelle lovelessness. En anglais, ce mot-là existe. Lovelessness. On vit dans un monde sans amour. On dirait que j’ai déposé l’amour ou rien sur cette notion-là.
 
ÉDITH
Et bon, on vit à notre époque. On sent qu’on est entrés dans une ère sombre. Est-ce que ça t’a affecté dans le processus ?
 
MÉLANIE
C’est drôle parce que je résiste à ça. Ce n’est pas parce que c’est plus proche de nous que c’est plus prégnant. Parce que la fin du monde, dans une mine au Congo –
 
ÉDITH
Ça existait déjà.
 
MÉLANIE
Oui, c’est ça. C’est sûr qu’il y a quelque chose qui est plus proche dans notre périphérie, mais on dirait que je résiste à dire que c’est notre fin du monde.
 
ÉDITH
J’ai envie de faire référence à cette conversation qu’on a eu l’autre jour, où je posais la question : est-ce qu’il y a assez d’amour dans le show ? Tu m’as parlé du concept de l’afro-pessimisme et ça été un choc. Ça a complètement transformé ma lecture du spectacle.
 
MÉLANIE
C’est vrai qu’il y a une partie de moi qui se dit : comment on peut lire ce livre-là et passer à côté des enjeux qui sont vraiment importants, du patriarcat, de la question raciale, de la domination. Le concept d’afro-pessimisme, tel que je l’entends, donne la liberté de ne pas devoir consoler ou réconforter.
 
ÉDITH
Ça m’ébranle de me dire que, même si j’ai évidemment détecté ces sujets dont parle bell hooks – ils ne sont pas du tout cachés dans l’essai – je ne leur ai pas accordés la même importance dans ma lecture. Notre notion d’amour ne part pas du même endroit.
 
MÉLANIE
Mais c’est clair ! Tu sais, j’ai eu cette conversation-là avec plusieurs personnes qui disaient, troublées, qu’ils ou elles n’avaient pas compris la question raciale dans l’œuvre. En fin de semaine, j’ai lu dans salvation, un autre essai de bell hooks, quelque chose comme : on s’entend que les vies noires sont faites de plus de souffrances. Tu sais, elle le dit comme une évidence. C’est une toute petite phrase, tu peux passer par-dessus, mais elle est fondamentale. En même temps, dans all about love, j’ai l’impression que son idée de l’amour est tellement élevée qu’en refermant le livre, je me disais : peut-être que je n’ai jamais aimé et que je n’ai jamais été aimée. Alors le spectacle porte ça. C’est comme une quête inaccessible.
 
ÉDITH
Elle parle pourtant aussi de communauté et d’honnêteté. Mais demeure qu’on sent à travers l’essai que, même si elle veut ouvrir la porte à toutes les autres formes d’amour, il y a une douleur, il y a une quête qui est placée –
 
MÉLANIE
Dans la relation romantique.
 
ÉDITH
Oui.
 
MÉLANIE
Même dans le spectacle, on a eu du mal à en sortir, à écrire autre chose. Alors à un moment donné, j’ai dit : OK, on écrit tout au nous. Qu’est-ce qui arrive si on enlève tous les je et les tu ? Mais c’était très difficile. Et bon, quand on entend le mot amour, qu’est-ce qu’on projette là-dessus ? On ne brise pas tout à fait cette idée-là dans le spectacle.
 
ÉDITH
Mais bell hooks ne la brise pas tout à fait non plus.
 
MÉLANIE
Non, parce qu’elle-même est –
 
ÉDITH
Prisonnière de son désir romantique ?
 
MÉLANIE
Oui !
 
ÉDITH
all about love est un essai à part dans l’œuvre de bell hooks. Comment tu t’expliques que ce soit lui dont on parle le plus ?
 
MÉLANIE
Parce c’est le moins confrontant. C’est le plus facile d’accès.
 
ÉDITH
Penses-tu qu’il ouvre quand même une porte vers le reste de son œuvre ?
 
MÉLANIE
Je ne sais pas si elle ouvre une porte. Mais c’est beau : c’est comme si elle réconcilie peut-être quelque chose. C’est peut-être aussi ça l’amour. Dans salvation, elle parle du Docteur King versus Malcolm X. Ce sont deux façons complètement différentes de –
 
ÉDITH
De lutter ?
 
MÉLANIE
Oui. Elle ne dit pas qu’elle choisit Martin Luther King, mais on sent que pour elle, cette façon d’offrir l’autre joue et de continuer à aimer, même ceux qui te détestent et ceux qui te dominent, c’est une possibilité. Alors que Malcolm X dit qu’à partir du moment où on aime notre oppresseur, on n’est pas dans l’amour de soi.
 
ÉDITH
Comment choisir ?
 
MÉLANIE
Ben oui, c’est ça !
 
ÉDITH
Si tu étais obligée de choisir entre les deux, qui tu choisirais ?
 
MÉLANIE
J’ai été entraînée à penser comme Martin Luther King, et plus tard dans ma vie, je suis devenue plus combative. Et là, je ne sais plus. En ce moment, je pense que c’est une négociation. Le spectacle dit qu’on ne négocie pas, mais c’est une friction constante. Moi, la phrase qui me reste du processus, c’est : ce sont quoi, les gestes d’amour ? Parce que ça peut être une chose et son contraire. Je disais à l’équipe qu’on allait essayer de vivre et de pratiquer ce qu’on prêche dans le travail. Je me retrouvais devant un nœud et je me demandais : c’est quoi le geste d’amour ? Parfois, je pense que c’est juste d’être planté, ancré, en toute honnêteté.
 
ÉDITH
Parce que tu es une personne entière et que l’œuvre t’a certainement habitée dans les derniers mois, est-ce que tu sens que ça a bougé des choses à l’intérieur de toi ?
 
MÉLANIE
Ah oui. Je me suis beaucoup demandé comment ces sujets-là transpirent jusque dans ma vie. Ça a bougé plein de choses, en fait, avec les personnes que j’aime. Il y a peu de spectacles qui agissent aussi profondément. Tu sais, tu peux faire des shows –
 
ÉDITH
Oui, qui ont plein de sens, mais qui touchent à des choses qui sont plus extérieures.
 
MÉLANIE
Oui. Là, dès qu’on se dépose dans ce sujet-là, c’est un peu intense. Par exemple, dimanche matin, mon garçon me demandait de faire son déjeuner. Et là, je me disais, à 10 ans, mon homme, peut-être que c’est le temps que tu te verses un bol de céréales sans moi. Et là, la question : c’est quoi le geste d’amour ? Mais je ne l’ai pas vu depuis une semaine, il se fait garder tous les soirs. Est-ce que je me lève et je vais faire son bol de céréales ou sa crêpe, peu importe, ou – ?
 
ÉDITH
Ou je développe son autonomie ?
 
MÉLANIE
Oui.
 
ÉDITH
Et je l’aime en l’aidant à s’organiser.
 
MÉLANIE
Exactement. Et un matin ça peut être une chose, puis l’autre matin ça peut être autre chose. Mais tu sais, c’est comme si j’étais paralysée dans mon lit en train de me dire : c’est quoi le bon geste ?
 
ÉDITH
On voudrait que l’amour soit une chose consistante, qui se répète en gestes réguliers jour après jour, mais la vie est plus chaotique que ça. Le cadre est en mouvement. Pas le cœur, mais le cadre. J’imagine bien que ce sujet-là, porté pendant des mois –
 
MÉLANIE
Oui, c’est confrontant, c’est vraiment confrontant. Tu sais, dans ma carrière, j’ai vraiment poussé les gens dans leurs retranchements pour le bien de l’œuvre. Là, c’est moins ça. Cette fois-ci, c’est pour le bien de chaque personne, mais tout en essayant de fabriquer une pensée commune. Comment je peux servir chaque personne, et comment chaque personne peut servir l’œuvre ?
 
ÉDITH
Je pense que ce soin-là, cet amour-là, finit par infuser l’œuvre autrement et être perceptible. Je crois beaucoup au fait que ce qui se passe dans le processus se transmet sur scène.
 
MÉLANIE
Mon pari, c’est qu’il y ait de l’amour qui transpire, pas dans ce qui est dit ou ce qui est fait, mais dans comment c’est porté. Dans la façon de le faire. Je ne sais pas si c’est possible, mais ça, ce serait mon ultime désir.
 
ÉDITH
J’y crois absolument.