Billetterie

Mot de Stéphanie Jasmin et Denis Marleau

Les carnets d'UN CŒUR HABITÉ DE MILLE VOIX

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René aime la musique baroque. Il l’écoute avec bonheur, se sentant tout à coup léviter du lit auquel il est cloué, regardant le temps qui passe et la neige tomber. Olga, son « infirmière russe », assure une présence tranquille, veillant sur lui avec son regard à la fois attentif et insondable. René aime également les livres, qui l’entourent tels des territoires à explorer, lui qui ne peut presque plus marcher. Mais ses yeux se brouillent peu à peu, à son grand désarroi. Aussi, Louise, une amie chère, vient parfois lui faire la lecture. En cette fin d’après-midi, il l’attend et elle viendra. Mais cette fois ce sera pour retisser le récit des images et des fragments de mémoires qui lui reviennent de ses amies, de ses amours et de ses luttes pour les droits des femmes et de toutes les diversités de l’arc-en-ciel LGBTQ. Car René est un homme trans des premières générations qui ont exprimé et défendu contre vents et marées cette vitale affirmation de soi. Il s’est battu aussi pour le mariage gai, qui a permis à ses amies Doudouline et Polydor de s’unir aux yeux de tous, malgré les protestations de la Grande Sophie, actrice émérite et mère de la première. À travers ce récit recomposé par éclats, courtepointe d’images et de sensations fugitives qui reviennent à la mémoire de René, se dessine en creux le triste destin de Gérard, artiste incandescente qui s’est brûlé les ailes trop jeune.

 

 

C’est cet espace de la mémoire de René où resurgissent les personnages de sa vie qui nous a intéressés. Comment les amitiés qui restent gravées quelque part en soi, malgré le temps qui passe, peuvent « prendre vie » en étant nommées, remises « en récit ». Ce regard intérieur de René, presque aveugle, est toujours vif, il fait apparaître ses amies chères dans cet espace interstice entre la littérature, la pensée et le réel, que peuvent être le plateau et les artifices du théâtre. Déléguant ainsi son regard, René fait exister ces images devenues ses icônes à lui, dans la blancheur ensommeillée de sa chambre et du paysage enneigé vu de sa fenêtre. La mémoire n’a pas de limite, elle explose les murs et déjoue le passage du temps. Tout existe au présent en soi et, au lieu de faire sombrer dans une nostalgie solitaire, peut devenir une fête. Car chez Marie-Claire Blais, cela se termine ou culmine souvent en une fête. À l’image de Gérard 2 qui choisit d’incarner la suite de Gérard tragiquement disparue, rien ne meurt vraiment. Tout peut continuer de vivre quelque part en chacun de nous, peut être réactivé, remis en vie par l’art, la musique et les mots. Et la scène permet ces (ré)incarnations, ces rencontres entre les fantômes et les vivants, entre la pensée des êtres absents et l’apparition soudaine de ceux-ci, vivante et colorée. Le théâtre rend possible ces coexistences de temporalités différées comme celles, intempestives, du rire et des larmes.

 

 

Marie-Claire Blais semblait parfois vivante auprès de nous lors de ce processus. Elle, que nous avons eu la chance et la joie de côtoyer de si près pendant la création de Soifs matériaux, en 2019, sur son île et durant les répétitions à ESPACE GO. Nous n’oublierons jamais le regard bienveillant, clairvoyant et lumineux, qu’elle portait sur les êtres humains et l’hommage profond qu’elle leur faisait en les rendant personnages. Les mots du dernier livre qu’elle a publié, assemblés par Kevin Lambert, artiste sensible qui parle aussi sa langue, nous soufflent de maintenir la garde. Car si Marie-Claire entretenait un optimisme inébranlable envers l’humanité, elle portait un regard affuté sur les événements politiques du monde, dénonçant les injustices et l’extrême droite qui sourd tout près de nous. La lutte est loin d’être terminée.

 

 

Un merci tout particulier à Ginette Noiseux, créatrice inspirée des costumes de ce Cœur habité de mille voix, pour toutes ces belles années de complicité artistique que nous avons partagées ensemble.

 

 

 

Stéphanie Jasmin et Denis Marleau
Metteurs en scène