Billetterie

« LA CHAÎNE NE SERA PAS ROMPUE »

Les carnets du spectacle

Retour au spectacle

De La Belle Bête (1959) qu’elle publie à vingt ans au posthume Augustino ou l’illumination (2022), dernier fragment de ce qui aurait été le douzième roman du monumental cycle Soifs, Marie-Claire Blais (1939-2021) a consacré sa vie à l’écriture. Son œuvre, vaste et exigeante, composée de poèmes, de textes de théâtre, d’essais et surtout de romans, est l’une des plus importantes de la littérature écrite en français. Et, de toutes celles qui émergent au Québec autour de la Révolution tranquille, la sienne est sans doute celle qui a le mieux traversé les époques et su rester en dialogue étroit avec l’actualité, de sorte qu’à quatre-vingts ans, c’est à la jeune génération que Marie-Claire Blais s’adressait avec le plus d’acuité.

 

 

 

 

RETOUR ET BILAN

 

           

Un cœur habité de mille voix est le dernier roman de Marie-Claire Blais à avoir paru de son vivant en 2021. Il ne fait pas partie du cycle Soifs. Pourtant il y a bien quelque chose du geste cyclique à faire revivre, avec René, Louise, Gérard 1 et 2, Polydor, Doudouline et la Grande Sophie, des personnages apparus dans deux romans plus anciens, Les nuits de l’Underground paru en 1978 où on rencontre pour la première fois, dans le bar de femmes lesbiennes dont le nom sert de titre au livre, René et Louise, et L’ange de la solitude publié en 1989, où apparaissent, autour de la figure tragique de Gérard 1, Doudouline et Polydor. Ainsi Marie-Claire Blais revient à des personnages qu’elle a créés autrefois, comme si elle refusait, en quelque sorte, de les laisser figés dans les dénouements de ses anciens textes. Plutôt que de les abandonner aux pages déjà écrites, elle leur invente les vies qu’ils auraient eues depuis les romans qui nous les ont fait connaître.

 

 

Ce faisant, elle se saisit du temps qui sépare les livres antérieurs du nouveau, depuis les années soixante-dix pour Les nuits de l’Underground et les années quatre-vingt pour L’ange de la solitude jusqu’à nos jours. Un cœur habité de mille voix n’est pas pour autant la chronique de ces décennies et nous n’apprendrons finalement que quelques-uns des événements qui ont eu lieu, la fin de l’amour de René pour Nathalie, le cancer de Louise, le mariage de Doudouline et Polydor. Il s’agit davantage de prendre la mesure de ce qui a changé : pour les trajectoires individuelles d’une part, René est devenu un vieux monsieur dépendant, ses amies ont vieilli et, d’autre part, pour la société, occidentale en tout cas, où la reconnaissance des droits lgbtq a progressé malgré tout. Car ce n’est pas par hasard si Marie-Claire Blais retourne ici à ses textes les plus explicitement homosexuels : les amours lesbiens dans Les nuits de l’Underground et une communauté de femmes dans L’ange de la solitude. Un cœur habité de mille voix fait aussi, à la manière allusive, poétique et prophétique de Marie-Claire Blais, le bilan des cinquante dernières années de lutte contre la discrimination fondée sur la sexualité et le genre ; tantôt avec une ironie légère, à travers René qui peine à obtenir de son infirmière Olga qu’elle l’appelle « Monsieur », tantôt en évoquant les heures les plus sombres de la lutte pour les droits des gays, telle « cette nuit de juin sous les injures des policiers, à New York », allusion au raid policier au Stonewall Inn qui, le 28 juin 1969, déclencha d’importantes manifestations.

 

 

Le chemin parcouru se mesure à toute sorte de niveaux : René, en écho aux revendications trans les plus contemporaines, explique à Olga : « je sais que je suis un homme, je suis né dans un corps qui refuse de m’accompagner dans cette vérité, j’appartiens à un corps menteur, ou qui tous les jours de ma vie a menti sur ce qu’il est ». La Grande Sophie, actrice en vue, soucieuse de son image qui craignait que la vie de sa fille ne la rende cardiaque, assiste avec bonheur au mariage de celle-ci avec une femme. Si le texte de Marie-Claire Blais résonne autant avec notre contemporanéité, il rappelle que ni les luttes actuelles ni les gains qu’elles ont permis ne sont neufs, il les replace discrètement, au détour d’une remarque, dans leur histoire et reconnaît la dette que les activistes d’aujourd’hui ont à l’égard de ceux et celles des années soixante-dix : « les générations nouvelles, hélas, ne semblent rien savoir des exploits de René dans la défense des siens ». En ce sens, Un cœur habité de mille voix est un texte de réparation qui rend hommage à ceux et celles, obscurs précurseurs oubliés, qui ont cru possible ce qui peu à peu se réalise. Progrès jamais acquis cependant, qu’il faut encore promouvoir et défendre dans la rue où se tient la grande manifestation que René, désormais incapable de quitter sa chambre, regarde à la télévision.

 

 

 

 

Testament

 

 

Est-ce d’être le dernier qu’elle a publié qui fait qu’à nos yeux Un cœur habité de mille voix apparaît comme le testament de Marie-Claire Blais? Plus qu’ailleurs peut-être, la fiction interroge ici la fin de la vie. La vieillesse de René ne s’accompagne d’aucune prétendue sagesse ; son corps usé et limité, sur lequel Olga veille un peu comme une geôlière, n’empêche pas que subsistent en lui la révolte contre les injustices, l’amour de la vie, le goût de l’amour et le sens de la fête. La fin, toute fin, demeure un scandale insupportable : « on désire, on désire, et puis plus rien, comment expliques-tu la fin du désir ? », demande René à Louise. Malgré son grand âge, quatre-vingt-treize ans, il ne consent nullement à la mort : « on mourait de toute façon en terre étrangère, prêt à entrer dans de plus étrangers pays encore, tant la mort pour chacun était une anomalie, une indescriptible terreur de quelque démoniaque inconnu ». Comment oublier que ce « pays étranger », cette « anomalie », ce « démoniaque inconnu », Marie-Claire Blais est à sa porte quand elle écrit ces mots? Leur intensité marque la révolte absolue que, selon elle, devrait nous inspirer la mort, dont rien ne console sauf, peut-être, une certaine familiarité avec les fantômes : « seul René savait que les morts avaient autant de droits que les vivants, qu’ils pouvaient apparaître, puis repartir avec une discrétion repentie, comme ils étaient venus ». La possibilité de la mort impose le devoir de se souvenir qui est aussi au cœur de l’écriture de Soifs et René « songeait à ces jours déjà anciens, se disant, je ne dois rien oublier, non, je ne dois rien oublier ». Si Un cœur habité de mille voix est bien le testament littéraire de Marie-Claire Blais, alors sa première clause est qu’il faut choisir la vie, toujours et jusqu’au bout.

 

 

De là vient sans doute que le dispositif qui réunit les personnages tient à la fois des « préparatifs pour le deuil » et de ceux d’une fête. Comme dans Soifs, cette réunion qui sera la dernière entremêle les affects. À la joie de se revoir, à la visite que les filles font à René, à l’excitation particulière des préparatifs, le choix par Louise du costume et des souliers que portera René, se greffe la mémoire des chagrins, des deuils, celui de Gérard morte à vingt ans, deuil à la fois affirmé et transcendé dans son prénom qu’une des filles choisit de porter par la suite, et des griefs aussi, comme ceux que Louise n’a pas tout à fait oubliés à propos du comportement que René a eu avec elle autrefois. La scène ne manque pas d’humour. On le sait, chez Marie-Claire Blais, et sans doute aussi dans la vie en général, pas d’adieux, fussent-ils les derniers, sans qu’un rire fuse dans la gravité, pas de fête sans que s’insinuent des pensées sombres. La présence de la musique a la même importance ici que dans Soifs : René en écoute le matin sur son téléphone ; Doudouline, qui est aussi comédienne comme sa mère, compose des chansons et prépare avec Polydor une comédie musicale sur la vie de Gérard 1, « la peintre de notre génération » comme le lui disait Louise. La littérature s’inscrit à travers le personnage d’Alexis qui « ne vivait que pour la poésie, elle pouvait réciter par cœur Rimbaud, Lautréamont, Verlaine, elle promenait partout sa valise, laquelle contenait toute son œuvre poétique ». L’importance de ces personnages artistes et de leurs créations qu’elles commentent, soulignant les audaces de la comédie musicale, les traits rouges et noirs des tableaux, confirment le rôle que joue la création artistique dans l’œuvre de Marie-Claire Blais, où elle augmente la vie en défiant ses limites et assure la mémoire la plus fidèle des êtres et des événements.

 

 

 

 

Au cœur et dans le chœur du politique

 

 

Suis-je la seule à confondre si fréquemment le c.œ.u.r et le c.h. œ.u.r dans le titre de ce roman ou cette homonymie ne lui est-elle pas essentielle? Un cœur/chœur habité de mille voix pourrait intituler aussi bien tout le cycle Soifs tant la technique stylistique que la superposition des mots révèle est typique de Marie-Claire Blais. Qu’un cœur soit « habité de mille voix » en fait un chœur où s’entendent toutes ces voix, tantôt à l’unisson, tantôt dans la dissonance. C’est bien cet effet choral, avec parfois le décalage du canon, que produit la virtuosité de l’écriture de Marie-Claire Blais. En ce sens, Un cœur habité de mille voix relève du même type de narration que Soifs. L’adaptation de Kevin Lambert vient souligner cet aspect du texte par la répétition de certaines répliques qui relancent le propos à la manière d’un thème musical repris au début d’un nouveau mouvement. Autour de René, avec Louise, sous le regard d’Olga, s’élève le chœur des proches qui ont traversé sa vie. Chaque chant y a sa partie, dans un aller-retour des individualités au collectif.

 

 

Mais ce cœur habité de tant de voix, c’est aussi celui, presque au bout de sa course, de René, un cœur qui se débat devant la mort. Qu’il soit ainsi peuplé signifie que, pour Marie-Claire Blais, l’identité est composite, les autres y contribuent, rencontres, amis et amours qui font ce que nous sommes. Nos cœurs, nous dit ce texte, sont également et peut-être d’abord « habités », hantés donc, par nos morts qui continuent de vivre en nous. René ne croit pas autre chose :

 

 

« ou bien Louise avait ce don de communiquer avec les morts qui pour elle étaient des êtres vivants, ou la mort n’existait pas, ce n’était qu’une passerelle, une oasis, vers les cités de toutes les transformations, métamorphoses et renaissances prolongées, vers tous les recommencements, la vie et la mort se mêlaient ensemble, continuellement se joignaient à notre insu, autrement aurions-nous seulement supporté cette pensée? »

 

 

À cette « fête pour un vieux monsieur » où ses amies viennent saluer René succède « Le jour de la manifestation » selon le titre de la scène 16, écho de la consigne que René donne à ses amies : « il y aura bientôt une manifestation à Washington, dans quelques jours, je veux que vous continuiez la chaîne, oui, que vous alliez là-bas pour moi ». La manifestation de rue — qui est également une sorte de chœur, avec les slogans scandés d’une seule voix et les chants entonnés ensemble par les manifestants et manifestantes — pourrait être l’une des représentations de ce nœud de l’unique et du multiple que désigne l’expression un « cœur habité de mille voix ». René évoque « une Marche qui affrontera la lâcheté », « la plus immense marche des femmes » :

 

 

« l’incroyable et si vaste Marche des femmes venues de partout dans le monde, dans les rues de Washington, pour protester, les unes étaient coiffées d’un chapeau en laine rose, d’autres avançaient avec leurs pancartes, ne criaient-elles pas, cette fois, il faut défendre les droits de toutes, de tous, et chacune des filles de la bande n’était-elle pas là, quelque part, dans ces groupes diffus qui marchaient »

 

 

Quoique le terme « Marche des femmes » puisse désigner d’autres événements, ces détails, Washington, la couleur rose des chapeaux, pointent vers les immenses manifestations qui se sont tenues aux États-Unis et dans le monde, le 21 janvier 2017, pour protester contre l’élection de Trump, notoirement sexiste et agresseur de femmes. L’allusion à cette manifestation de 2017, organisée par des femmes mais réclamant, au-delà de leurs revendications propres et de celles des personnes LGBTQ, une société égalitaire et juste, élargit le propos militant d’Un cœur habité de mille voix. « La chaîne » qui doit continuer est celle de la résistance à l’oppression et à l’exclusion, de la solidarité « de toutes, de tous », du courage et de la persévérance. C’est aussi le legs de Marie-Claire Blais dans ce texte. Manifestons, nous dit-elle, contre la lâcheté, et espérons jusqu’à la fin que les ami·es viennent nous voir et que les animaux perdus rentrent à la maison comme le fait la petite chatte Comtesse que René était sûr de revoir.

 

 

 

 

ADAPTATION

 

 

Entre Marie-Claire Blais et Kevin Lambert qui signe l’adaptation d’Un cœur habité de mille voix, il y a de fortes affinités et une continuité : le troisième livre de Kevin Lambert Que notre joie demeure (2022) est, entre autres, un hommage à Soifs et l’auteur a revendiqué cet héritage en recevant pour ce roman le prix Médicis 2023 qui avait couronné, soixante-deux ans auparavant, Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Pour le dire dans les termes de l’écrivaine, la voix de Marie-Claire Blais est l’une de celle qu’on entend dans le chœur de Kevin Lambert. Adapter a signifié ici transposer en répliques la lente coulée des monologues intérieurs des personnages sans pour autant forcer le dialogue puisque souvent, dans Un cœur habité de mille voix comme aussi dans Soifs, ces voix se croisent autant qu’elles s’adressent les unes aux autres. En effet, à plusieurs reprises, les personnages sont en même temps, parfois à l’intérieur de la même réplique, les interlocutrices de celles qui leur font face et les récitantes de ce qui se déroule, à la fois dans le présent de la scène et dans le passé qu’elles se remémorent. Il fallait également concentrer pour le théâtre une narration romanesque tout en spirales. Kevin Lambert a resserré en dix-sept scènes les trois parties du roman où non seulement Louise raconte à René ce qu’il est advenu de chacune des filles de la bande mais où, dans un mouvement d’emboîtements successifs, plusieurs d’entre elles évoquent leur propre itinéraire, leur enfance, leurs amours, leurs traumas. Chaque scène correspond à un moment significatif du récit ; au premier trio composé de René, Louise et Olga, se joint le chœur qui se déploie grâce à Doudouline, Polydor, Gérard 2, Alexis et la Grande Sophie. Le travail formel qu’est l’adaptation théâtrale d’un roman constitue en soi une lecture et une interprétation : à la fois très personnelle et rigoureusement fidèle à l’œuvre de Marie-Claire Blais, celle que Kevin Lambert fait d’Un cœur habité de mille voix donne à entendre l’espoir dans la peine, au plus près du titre de la troisième partie du roman « Deuils et renaissances ».

 

 

 

 

 

Texte rédigé par Élisabeth Nardout-Lafarge

 

 

Élisabeth Nardout-Lafarge est professeure émérite au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Spécialiste de littérature québécoise, elle a notamment coorganisé avec Daniel Letendre les « Journées internationales Marie-Claire Blais » à la Maison de la littérature à Québec en novembre 2016 et coédité les actes de ces rencontres dans le volume Lectures de Marie-Claire Blais paru aux Presses de l’Université de Montréal en 2019. La même année, elle a réuni les travaux des étudiants du séminaire « Lectures de Soifs » dans un cahier de recherche du Crilcq (Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises) et elle a publié en 2023 un essai, Écriture de l’inachèvement dans le cycle Soifs de Marie-Claire Blais.

 

 

Retour au spectacle