Billetterie

L’empreinte des «sauveurs blancs» et de l’amitié

Les carnets de tremblements

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En tant qu’êtres humains, nous vibrons. Nous nous demandons souvent (parfois désespérément) si quelqu’un nous remarque. Nos vibrations, nos mouvements et nos actions affectent les autres. Ils sont l’empreinte que nous laissons sur le monde, que nous le voulions ou non. Le défi est la prise de conscience, avoir au moins un intérêt passager ou, idéalement, une compréhension et une appréciation de la façon dont nos comportements sont interreliés.

 

 

La pièce tremblements est l’histoire d’une femme qui s’interroge sur ses « vibrations », c’est-à-dire sur son impact sur le monde. Marie, une infirmière qui travaille pour une organisation d’aide internationale, réfléchit à son travail humanitaire dans un monologue qu’elle adresse à son ami et collègue Wolfgang. Elle raconte deux missions spécifiques : la première se situe dans un hôpital de campagne en Afrique centrale et la seconde sur un navire de sauvetage de migrants en Méditerranée. Dans ces deux situations, Marie a été témoin de souffrances inimaginables.

 

 

Marie raconte qu’en Afrique elle s’est occupée d’un grand groupe de survivantes d’agressions sexuelles qui n’ont été découvertes que lorsque l’une d’entre elles a osé se défendre. Elle se souvient que les femmes étaient trop timides pour approcher le personnel médical. Malgré cette réticence, Marie parvient à convaincre une de ces femmes de se faire soigner. Ce n’est qu’ensuite qu’un constat fait son chemin : parce qu’elle les a suivis, la survivante risque d’être ostracisée par son village.

 

 

Un doute quant à la bonté de ses actions continue de s’insinuer chez Marie alors qu’elle se rebelle contre les lois ­antiavortement qui limitent les choix et les désirs des femmes africaines. Ce n’est pas une coïncidence si la femme qu’elle a aidée, dont elle raconte l’expérience, appartient au groupe démographique le plus important, mais dont on parle le moins, des femmes qui ont recours à l’avortement : celles qui sont déjà mères. La situation était difficile. Marie aide une mère désespérée à mettre fin à une grossesse non désirée, mais elle ne l’accompagne pas jusqu’au bout et la laisse faire face seule aux potentielles retombées.

 

 

Ce sentiment grandissant de faire partie des « sauveurs blancs », Marie ne peut l’aborder avec honnêteté qu’avec Wolfgang.

 

 

Aider, c’est aussi faire face à des situations inédites et parfois indélébiles. Ainsi, Marie regrette d’avoir recueilli le témoignage d’une femme afghane qui a survécu à de terribles atrocités dans un centre de détention de migrant·es en Libye. Ce n’est pas la blessure qui la fait regretter, mais le fardeau que représente la connaissance des détails. Elle ne sait pas quoi faire de ce savoir, comment le réconcilier avec sa propre vision du monde. Comment le réparer ou comment exister dans un monde où de telles choses se produisent. Le seul réconfort que Marie peut trouver est de savoir qu’il y a aujourd’hui dans le monde des gens qui sont sans doute en vie grâce à elle. Mais même de cette satisfaction, Marie se sent coupable. Il n’y a pas de paix possible.

 

 

Les récits de Marie nous font réaliser qu’il n’est pas simple de se mettre au service d’une communauté autre que la sienne propre, peu importe de quoi est faite la différence qui, en principe, nous sépare.

 

 

Ce qu’il faut peut-être comprendre pour celles et ceux qui souhaitent se mettre au service d’une communauté autre que la leur – que cette différence soit fondée sur la classe, la culture, le sexe, l’orientation sexuelle ou tout ce qui rend les gens uniques – c’est qu’aider est un choix et qu’il n’est pas nécessairement facile, car aider implique de s’interroger sur nous-mêmes, sur notre morale et sur nos valeurs.

 

 

Par exemple, dans un monde où l’actualité internationale récente s’est davantage préoccupée d’une poignée de riches individus morts tragiquement lors d’un voyage touristique pour voir l’épave du Titanic, les médias n’ont accordé que peu d’importance aux centaines de migrant·es qui se sont noyé·es en même temps en cherchant refuge. Notre attention est un puissant pouvoir. Où choisissons-nous de la déposer?

 

 

Marie est honnête. Honnête au sujet de ses contradictions, de ses sentiments, de ses désirs et de ses besoins, et honnête lorsqu’elle pose l’une des questions les plus difficiles qui soient : comment aider?

 

 

Le travail humanitaire, le travail dans le domaine de la diversité, de l’équité, de l’inclusion et de l’accessibilité, et presque tout travail au service des autres est difficile et souvent inconfortable. Il l’est parce qu’il oblige à reconnaître et à examiner ses privilèges, parce qu’il met en évidence l’intersectionnalité. Les conditions qui rendent ce travail nécessaire ne sont pas apparues du jour au lendemain et ne peuvent pas être rectifiées du jour au lendemain, ou même sur une seule génération. Il faut le temps de s’éduquer sur des expériences autres que les siennes. Il faut de la patience, de l’ouverture, de la considération, de la force, de l’honnêteté. Et à travers les épreuves nécessairement rencontrées, le soutien par des êtres aimés.

 

 

Le récit de Marie s’adresse à Wolfgang, avec qui elle entretient une relation intense, mais platonique. Elle reconnaît lentement son besoin d’échanger avec quelqu’un qui la voit dans tout ce qu’elle est et partage des traumas similaires aux siens. Lui seul, peut-être, pourra adoucir par son amitié les conséquences mentales, émotionnelles et physiques du travail humanitaire. Le dernier tabou, pour Marie, est la reconnaissance de son propre besoin de l’autre, c’est-à-dire du besoin de la personne aidante d’être à son tour aidée.

 

 

 

 

Texte provenant de Human Cargo

 

 

 

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