CSG : Il m’a d’abord été difficile de formuler des questions puisque j’ai l’impression que ta pièce, MYTHE, ne se veut pas révélatrice d’une vérité absolue, qui réconcilierait l’humain avec certaines questions concernant la vie et la mort ; qu’elle ne cherche pas à répondre à ces questions ni à fournir une réponse définitive au public. Qu’est-ce que tu avais envie de communiquer avec les thèmes qui sont abordés dans MYTHE ?
MB : J’ai lu beaucoup de textes anciens sur la spiritualité, sur le bouddhisme, sur les grandes religions monothéistes, et sur ce que plusieurs religions et plusieurs mythes ont en commun. Il y a aussi les grands mythes fondateurs de l’humanité, et beaucoup d’éléments se répètent et se recroisent, comme la célébration de l’instant présent et l’acceptation de la mort. Je pourrais en nommer bien d’autres, mais ce sont davantage les mythes cosmogoniques (les mythes racontant la création du monde) qui m’intéressent. Ces mythes impliquent souvent l’idée que dans la mort il y a un croisement avec la naissance. Cette espèce de dualité de ce qui commence et se termine simultanément se retrouve aussi dans les mythes eschatologiques (les mythes racontant la fin du monde). La capacité qu’ont les humains d’inventer me fascine. Je trouve impressionnant que la révolution cognitive ait permis de faire des liens entre le monde naturel et le monde cosmique, et que l’humain ait essayé de les mettre dans une histoire. Je crois que dans la volonté de faire des histoires, il y a une quête de sens qui s’incarne. Malgré cela, les grandes questions unanimes à travers l’humanité demeurent : pourquoi vit-on, pourquoi meurt-on, et quel est le sens de tout ça ? Ces questions sont centrales dans mon travail, et je tente d’y apporter des réponses de manière sensorielle. Bien sûr, ces réponses ne sont pas catégoriques, certaines résonnent davantage avec mon développement personnel.
CSG : Je trouve très intéressant que tu parles des recherches et des lectures qui ont permis la création de ta pièce puisque je me demandais justement s’il y avait eu un mythe fondateur sur lequel elle s’était construite. Je comprends qu’il s’agit plutôt, comme tu l’as expliqué, d’une multitude de mythes et de religions qui ont orienté les réponses que tu tentes d’exprimer dans MYTHE. Puisqu’il y a entremêlement de plusieurs mythes et de plusieurs interprétations du commencement dans ta pièce, comment penses-tu que le public s’imprègne de ces réalités ?
MB : Ce que j’aime et ce qui est mis en scène dans MYTHE, c’est le brassage perpétuel de l’imagination et la capacité de l’humain à créer des réalités, à créer des mondes, et à faire du sens. Comme je disais, ce que je trouve beau, ce sont les choses qui se recoupent. Par exemple, il y a un passage dans ma pièce où plusieurs mythes cosmogoniques se rencontrent, comme celui du Père qui crée l’univers, celui de la science et de l’atome, ou bien celui d’une bouche béante qui s’ouvre et d’où jaillit le monde.
Il y a plein d’images comme celles-ci qui sont remplies de métaphores extraordinaires sur ce que la science dit aujourd’hui. Je pense que, pour le public, naviguer dans ces images peut amener à une compréhension magnifique de notre existence. Je reviens sur l’image de la bouche, qui vient de La Théogonie d’Hésiode, parce que c’est un mythe central de la pièce : au commencement, il y avait le chaos ou Chaos, le dieu primordial. Il est décrit comme un abîme, un gouffre. J’y ai tout de suite vu une métaphore de la gorge. Dans le mythe, quand la bouche s’ouvre, Gaïa, la déesse de la nature, en sort. Dans mon esprit, Gaïa est effervescente, elle regorge de couleurs et de textures, c’est la Terre mère des Anciens, mais c’est aussi la voix, qui sort de la bouche ! Je trouvais hallucinante cette métaphore de la voix qui est la vie et qui crée la vie. Vers la fin du spectacle, l’image s’incarne dans l’évocation du rituel funéraire égyptien ancien d’ouverture de la bouche, mais cette fois pour aller vers la mort. Lorsque la bouche du défunt s’ouvre, l’âme quitte le corps pour aller vivre dans l’après-vie. Dans le Bardo Thödol, le livre des morts tibétain, l’âme quitte aussi le corps, auquel on doit dire adieu pour qu’il aille se dissoudre dans les éléments. Ce sont toutes des images qui soutiennent le spectacle. Je fonctionne beaucoup par associations libres, c’est un travail syncrétique. Je fais sens avec ces images, je fais des liens, mais peut-être qu’objectivement, il n’y en a pas réellement.
CSG : Si on demeure dans cette idée que ta pièce présente une multiplicité de mythes, d’images et de métaphores racontant le commencement du monde et la mort qui vient avec la naissance, à quoi servent fondamentalement ces mythes ?
MB : Ce sont des reflets de la condition humaine, du sens que l’on cherche dans l’existence, et de notre rapport aux changements. On oublie fréquemment que la transformation, même si elle est difficile, est porteuse de nouveautés. C’est surtout ce principe qui me frappe : on a tendance à résister au mouvement de la vie, mais souvent, il y a de sublimes recommencements. Le deuil implique de faire face à certaines choses difficiles, et d’accepter qu’elles se transforment. Les grandes quêtes initiatiques, comme celles de Gilgamesh et d’Ulysse, imposent toujours d’abandonner ce à quoi nous sommes attaché·es, de faire confiance et d’évoluer pour créer de nouvelles choses. Il y a un mouvement constant, comme dans la nature. Quant au deuil, il implique une dissolution de l’ego et du soi. Ça me fascine beaucoup, car ça rejoint certains aspects plus modernes de notre développement personnel, sans tomber dans l’ésotérisme ou le dogme. Nous sommes à la frontière entre les deux.
Le commencement du monde et la mort sont des grands principes spirituels qui peuvent nous aider à chaque moment de notre vie, surtout en ce moment, alors que nous sommes forcé·es d’accepter la contrariété. Puiser dans ces histoires me montre que je ne contrôle rien de tout ça. Dans les paroles à la fin du spectacle, il y a un peu de ça : je sais que je ne sais rien, I’m knowing that I know nothing.
CSG : La pièce MYTHE est le deuxième opus d’une trilogie. Le premier opus est GLORIA, présenté à La Chapelle en mai 2017, et le troisième, WARM UP, a été présenté en décembre 2021, également à La Chapelle. Y a-t-il un fil conducteur liant les trois opus ? Comment ceux-ci ont-ils été pensés ?
MB : Ils sont reliés par une quête de sacré, de sublime et de grâce. GLORIA aborde le lien entre nous et le plus grand que nous, et explore le rapport individuel au plus grand que soi. Elle part des ruines du monde passé pour se projeter dans le futur et explorer vocalement des états transformateurs. Il est aussi question de la dissolution du soi, mais celle-ci passe par le langage : je chante en grec, danois, anglais, bulgare, russe et français. Ce voyage musical et collectif me mène à comprendre ma propre résonance dans l’espace-temps et à délimiter mon territoire.
Dans MYTHE, on est dans la multiplication de cette résonance. On est dans la charge émotive de la polyphonie, du sublime porté par le collectif, féminin de surcroît. On explore ce qui est sacré dans l’existence, ce qui est commun aux générations humaines dans le temps. Le sens que les anciens ont trouvé dans le fait de naître et de mourir. J’ai cherché dans l’antique, même dans la préhistoire, pour tenter de comprendre ce qui, au néolithique, a éveillé des questionnements d’ordre plus religieux. D’où vient la pensée symbolique, par exemple ?
Ensuite, la suite logique était de parler du sacré dans notre rapport à la nature avec WARM UP. Le dérèglement climatique nous indique que ce lien est brisé. Je ne pouvais pas passer à côté du coût écologique de mon travail. L’idée de produire mon électricité sur scène s’est imposée comme le sujet et la forme du spectacle. Il fallait que je tente une réparation, une forme radicale de respect, afin de rétablir ce lien malmené dans notre société industrielle. Il s’agissait de ramener l’individu, très sublimé dans mes deux autres spectacles, à une échelle où la nature prend toute la place, et où nous sommes dans un rapport plus horizontal avec elle.
CSG : Tu as mentionné l’aspect du collectif dans MYTHE. C’est d’ailleurs un élément qui distingue ta pièce des deux autres opus. J’ai beaucoup aimé la connexion entre les interprètes et la symbiose de leur état d’esprit et de leurs voix, surtout dans une pièce où des sujets comme la mort et le mystère de la vie sont abordés. J’imagine que ces interprètes ne sont pas toutes spécialisées en musique ou en chant. Comment les as-tu approchées avec ton projet ? Comment se sont déroulés le processus de création et l’union des voix, des états d’esprit ? Avez-vous rencontré des enjeux lors de la mise en scène du texte ?
MB : La distribution s’est faite instinctivement. Il y a des personnes à qui j’ai écrit, parce que je voulais travailler avec elles depuis un certain temps, comme Laurence Dauphinais et Elizabeth Lima. Je cherchais davantage des présences, des sensibilités et des coups de cœur que des voix. Bien qu’elles venaient de différents horizons, les performeuses pouvaient toutes improviser, jouer et chanter. Le travail principal consistait à créer une cohésion dans le niveau de jeu, de doser le rapport à la performance, autant dans l’interprétation que dans le chant. Nous avons ensuite appris les chansons, et nous nous sommes distribué les voix selon nos aisances. En s’épaulant dans ce processus, tout fonctionnait bien. Je tiens pour acquis que toute personne peut chanter, et que du moment qu’elle a un sens de la justesse musicale, elle peut entrer dans un groupe si celui-ci lui fait une place. Il y avait beaucoup de bienveillance dans le processus, ce qui fait que chacune d’entre nous, selon ses insécurités, a pu s’ajuster. Le fait que nous soyons peu nombreuses a aidé à créer une forte complicité dans le groupe. C’était très important de faire honneur aux interprètes dans leur totalité. Je les trouve extraordinaires, ce sont elles qui font que le spectacle génère des frissons. Ce sont, pour moi, comme des magiciennes.
CSG : Puisque tu abordes la musicalité de ta pièce, peux-tu nous dire quelques mots sur les chants qui accompagnent ta création ? Que signifient-ils dans le contexte de MYTHE ?
MB : Dans ma recherche pour GLORIA, j’ai beaucoup écouté de chants sacrés et j’étais transportée par l’état qu’ils créaient en moi. Ça a été un tournant dans ma démarche vocale. J’écris de la musique depuis assez longtemps et commencer à travailler une forme de chant qui n’est pas du français m’a permis de trouver une musicalité qui me touche irrationnellement et sincèrement. Je pense que le chant va au-delà des paroles. Quand je compose, j’essaie de vivre cette sensation de bien-être que le chant procure dans le corps. C’est difficile à décrire. C’est vraiment du travail intuitif et il y a beaucoup d’improvisation. Je m’enregistre une première fois, puis je rajoute des voix et ça finit par créer quelque chose. Je travaille avec des bourdons musicaux, qui consistent à tenir une note en continu, et j’ajoute de la parole par-dessus. Ce « spoken word » qui devient une chanson puis qui se transforme en monologue montre comment MYTHE s’inscrit dans le registre de la musique, du théâtre et de l’oralité.
CSG : La musique est en effet un élément central dans ton travail artistique, mais la composes-tu toujours de cette manière, en procédant principalement par l’improvisation ?
MB : Oui, je compose comme ça depuis des années. Ayant étudié le théâtre, mais écrivant des chansons et jouant d’un instrument depuis l’enfance, je chérissais le projet de faire de la mise en scène avec la musique, de créer un dispositif scénique immersif pour qu’on la ressente de manière kinesthésique. Je voulais qu’on soit dans un autre rapport scénique qu’un rapport à l’italienne, et qu’on sente qu’on fait partie de la musique. La proximité avec les voix dans MYTHE est très importante, ça fait partie de la dramaturgie et de l’écriture scénique. Ça vient d’une attirance pour les cabanes et pour les installations muséales. J’essaie de recréer cette sensation d’être enveloppé·e, par la musique et par les scénographies conçues pour GLORIA et MYTHE. J’aime aussi beaucoup la musique numérique et électronique. Quand je vais voir un spectacle audiovisuel, par exemple ceux proposés par le festival ELEKTRA, il y a tout le temps un énorme écran et du son qui fait vibrer les corps, ce qui montre bien le rapport entre les sens et la musique. Ainsi, dans MYTHE, le public est dans une bulle, il vit la musique avec tout son corps plutôt que de la vivre seulement avec ses oreilles. Je ne veux rien enlever aux dispositifs scéniques frontaux, mais je crois que le fait d’être dans une salle en 360 degrés, avec d’autres personnes à proximité, participe à rendre le concert sensible. Le concert devient méditatif, intime, et permet davantage au public de faire une introspection. Je crois qu’un espace multidimensionnel et multisensoriel aide beaucoup à ce que la musique devienne poreuse et qu’elle impacte l’éthos des gens.
CSG : J’aimerais que tu m’éclaires sur l’expérience que tu offres au public. D’abord, les spectateurs et les spectatrices entrent dans une salle configurée en 360 degrés, c’est-à-dire en rond, et qui rappelle un peu l’idée d’un feu de camp. Ensuite, les interprètes s’assurent de distribuer un petit papier à tout le monde, où il est inscrit « À la mémoire de… », pour que chaque personne y inscrive le nom d’une personne ou de quelque chose à qui elle dédie le spectacle. Le spectacle est très intéressant et dynamique puisque les interprètes se déplacent à même le public, ce qui vient brouiller la ligne entre celles et ceux qui assistent et celles qui performent. En quoi la participation du public est-elle importante dans le contexte de ta pièce ? Pourquoi décides-tu d’abolir la ligne qui sépare habituellement les interprètes du public ?
MB : Comme pour le reste, il y a une volonté d’unité et une volonté de rassembler les personnes entre elles. Je pense qu’en faisant toutes et tous partie du même espace, nous faisons l’événement ensemble. Puis, je pense que ça rend les choses plus significatives et plus profondes. Dans la première version de MYTHE, présentée en 2018 à l’OFFTA, il n’y avait pas de feu central, ni de petits sanctuaires, ni de bancs, ni de coussins, ni de thé. Ça manquait de convivialité et de chaleur. L’idée des petits bouts de papier est arrivée pour représenter le chemin dramaturgique vécu par le spectateur ou la spectatrice via un objet tangible, ce qui nous rapprochait du rituel et nous éloignait du récital. Le spectacle débute avec une interprète au chevet d’un·e mourant·e. La mort sera le point de départ. Le petit bout de papier sera d’abord exposé au mur avec tous les autres, pour rappeler les peintures rupestres et ces multiples voix qui se sont tues dans l’histoire. Ensuite, le petit bout de papier sera chiffonné et jeté au feu pour symboliser sa nécessaire transformation. Il sera finalement redonné aux spectateurs, comme une offrande, un message. On fait donc vivre à l’objet tout ce qu’on suggère dans le son, les paroles et la musique. Bien sûr, c’est une participation volontaire et bienveillante, et qui ne se veut aucunement intrusive.
CSG : Comment envisages-tu la suite des choses, maintenant que les trois créations de ta trilogie ont été présentées ?
MB : J’envisage GLORIA, MYTHE et WARM UP comme mon répertoire. Je cherche à les présenter le plus possible. Ce qui est beaucoup ressorti de WARM UP est la nécessité de chanter. Je pense que mes aspirations d’interprète me rattrapent, et j’envisage de me consacrer, pour au moins la prochaine année, à chanter. Je travaille également sur un album. Ça ne veut pas dire que je vais arrêter de faire des spectacles multidisciplinaires, mais pour l’instant, je veux que ma voix soit à l’avant-plan. Je pense continuer l’écriture également. La sortie de mon premier recueil, Mythe, précédé de Gloria, m’a donné de l’élan. Les spectacles multidimensionnels vont peut-être prendre une autre forme, et je ne dis pas non à tout ce qui implique du travail scénique, mais WARM UP a quand même été un processus très difficile pour le corps. Je veux aussi aller plus loin dans la spiritualité et je veux approfondir mon engagement envers l’environnement. J’espère trouver une forme qui va répondre à ces besoins-là.
CSG : Comment entrevois-tu ton passage à l’ESPACE GO ?
MB : Je voulais présenter MYTHE à ESPACE GO. Je pense que c’est le lieu où cette pièce résonne le mieux. J’espère que la rencontre avec le public aura lieu. Je pense que ce serait un grand événement dans ma vie. Si je peux me permettre, j’aimerais reparler des interprètes, parce que souvent, quand je parle de la dramaturgie, je parle un peu moins des interprètes alors que tout le spectacle repose sur elles : Émilie, Elizabeth, Florence et Laurence. Le spectacle, c’est nous cinq. Quand nous étions en résidence pour le présenter l’an passé (en janvier 2021), le couvre-feu venait d’être instauré. C’était vraiment un contexte difficile, mais nous avons quand même répété comme si nous faisions le spectacle. C’est à ce moment-là que j’ai découvert que chanter en groupe et être ensemble dans la bienveillance, sans aucun souci, sans aucun stress, c’était un cadeau, une période bénie pour nous cinq. Nous étions très heureuses de nous retrouver dans la chaleur de nos voix. Il n’y avait rien de plus important que de nous faire du bien et de nous partager ça. Alors j’ai extrêmement hâte de les retrouver. Ce que je trouve très beau, c’est de donner de l’espace à l’unicité de chacune d’elles, de les voir porter MYTHE dans une couleur qui leur est singulière. Dans la somme de nos différences, nous sommes plus fortes, et cet aspect ressort beaucoup dans le chœur.
Entretien réalisé par Camille Saint-Germain, janvier 2022.