Billetterie

Insoumission

Avertissement

Cette section du dossier dramaturgique contient d’importants divulgâcheurs.
 
 

Traumavertissement

Il sera question de suicide, de viol, d’agressions sexuelles, de non-consentement et de rapports de domination abusifs.
 
 

Note de la dramaturge

Au Québec, « 96,8 % des agresseurs sont des hommes (Sécurité publique, 2013) et 78,1% des victimes sont des femmes (Sécurité publique, 2013) »[1] selon le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS). Dans le cadre de ce dossier dramaturgique, le mot « agresseur » sera accordé au masculin afin de refléter ces statistiques.

 
 

« Je crois que le travail de la culture populaire et du théâtre populaire est de maintenir la paix. Notre travail, en tant qu’enseignant·es, est plutôt d’encourager les nouveaux auteurs et nouvelles autrices à la briser, à mettre fin au mensonge, à proclamer la vérité devant le pouvoir. Pensez sérieusement au mot en-courager : que donnons-nous à nos élèves le courage de faire, exactement? Pas juste de divertir. [Traduction libre] »[2]
 
– Naomi Wallace, On Writing as Transgression (2008)

 
 

Dans un entretien pour la revue American Theatre, Naomi Wallace affirme que les auteur·trices doivent écrire « comme si la vie des autres en dépendait [Traduction libre] »[3], comme si chaque phrase pouvait en détourner le cours. Pour l’autrice, écrire implique d’adopter à la fois la lucidité des cyniques et la rêverie des utopistes, de reconnaître son propre rôle au sein des systèmes d’oppression tout en imaginant comment s’en libérer. Écrire exige de se responsabiliser et d’identifier ses angles morts afin de mieux rêver le monde.
 
Pour révéler le caractère insidieux de la discrimination ordinaire, Naomi Wallace adopte un regard autre, un regard subjectif qui déconstruit et remet en question les normes sociales. Ce changement de perspective ne sert pas qu’à dépeindre la cruauté des rapports de domination, il permet surtout à l’artiste et à ses personnages d’être en contrôle du narratif et de se réapproprier le pouvoir, de (faire) voir le réel autrement.
 
 

LA VENGEANCE, INÉVITABLE?

 
JUDE : […] Mais on… On est capables de planter ces bâtards-là. On est capables. Y pensent qu’y savent, y pensent tellement qu’y savent pis sont ben high en pensant à ça présentement. Mais y savent rien! […] On va virer la trampoline à l’envers, Acton, on va s’emparer de leur plan pis on va le changer boutte pour boutte, pis c’est nous qui va les niaiser. […] Y pensent que ta conne de sœur le saura pas, mais c’est eux autres qui le sauront pas. Si on planifie ça comme y faut, c’est nous qui vont rire. D’eux autres. Maudits losers! » (p.89)
 
 

Jude est prête à tout pour sa famille, tout pour que son frère Acton puisse bénéficier d’une protection. Lorsqu’il lui avoue que ses amis planifient de lui filer en douce ce qu’on appelle aujourd’hui la drogue du viol, elle accepte de jouer le « jeu ». Le soir de ses dix-sept ans, elle ingère volontairement le comprimé, sachant que Frayne et Hoke la violeront tour à tour dans son sommeil. Les deux agresseurs ne sauront rien de l’implication de Jude dans leur plan jusqu’à ce qu’elle avoue tout quatorze ans plus tard.
 
LA BRÈCHE réinvente le genre du Rape and Revenge, attribué aux œuvres mettant en scène la vengeance d’une survivante de viol ou d’un·e de ses proches sur son ou ses agresseur(s). L’autrice et journaliste Iris Brey les définit comme des récits de transformation grâce auxquels la survivante retrouve une certaine forme de justice[4], généralement par la violence physique.
 
Depuis les années 70, nombre de films offrant une variation sur ce thème ont vu le jour. Des œuvres comme Taken (2008) du réalisateur Pierre Morel mettent en scène la quête d’un homme en colère pour venger une femme enlevée, violée et/ou tuée. D’autres films comme Revenge (2017) réalisé par Coralie Fargeat racontent la façon dont une survivante de viol pourchasse son agresseur jusqu’à le tuer.
 
Ces films ont ainsi popularisé une certaine vision de l’expérience du viol et de la « bonne victime ». Subir une agression demanderait inévitablement réparation, qui ne peut être garantie par le système judiciaire, toujours défaillant en ce domaine. Un seul type de réaction face au viol serait alors « permis », celui de la vengeance sanglante où le trauma devient moteur d’émancipation.
 
Or, cette « solution » n’offre qu’une satisfaction éphémère, alors que le système de violence à l’origine du viol est perpétué. Les rôles de la victime et de l’agresseur sont inversés dans une reproduction des codes associés à la masculinité et à la virilité toxiques. « Les outils du maître ne détruiront [pourtant] jamais la maison du maître »[5], affirmait la poète et féministe américaine Audre Lorde. Pour comprendre l’expérience du viol dans toute sa complexité, il faut dépasser ce modèle patriarcal de soi-disant guérison. Il est surtout important d’accéder à la psychologie des survivantes, à leur vécu intime afin de représenter la pluralité de leurs réactions.
 
LA BRÈCHE tend justement à déjouer les attentes et à se défaire du schéma où la survivante n’a d’autre choix que d’être dans un agir perpétuel. Dans la majorité des agressions sexuelles, la survivante ne cherchera pas à se venger ou à utiliser la violence contre son agresseur, qui se trouve le plus souvent à être l’un de ses proches, comme le dénonce Suzanne Zaccour dans son essai La fabrique du viol (2019). La pièce de Wallace adopte cette perspective. La « vengeance » de Jude ne dépend pas d’un abus physique ou d’une scène de violence spectaculaire; elle se fait plus discrète, insidieuse, et prend tout son sens au moment où Jude révèle sa version des faits en 1991, quatorze ans après l’agression.
 
Le plaisir pervers des jeunes Hoke et Frayne vient de la domination du corps de Jude à son insu. Il prend sa source dans ce que le geste a de déplacé, de criminel et surtout de secret. En avouant qu’elle était dans le coup depuis le début, Jude dérobe à ses agresseurs toute satisfaction de l’avoir possédée. L’événement devient soudainement banal, il perd de son caractère électrisant.
 

 
JUDE : Vous avez rien fait d’extraordinaire. Vous avez même pas enfreint la loi. (p.95)

 
 
De là le triomphe de Jude, si l’on peut dire : elle n’a jamais eu à traquer ses agresseurs. La peur, les regrets, la culpabilité l’ont fait pour elle toutes ces années. Hoke et Frayne ont dû faire face à leurs remords quatorze années durant avant de découvrir qu’ils ont été en quelque sorte dupés. Il n’en demeure pas moins que Jude a été violée et qu’elle en sera à jamais marquée, bien plus que ses agresseurs. LA BRÈCHE pose essentiellement la question du consentement et en souligne bien toutes les nuances, dont l’impossibilité pour Jude de simplement « passer à autre chose » malgré qu’elle ait pris la pilule de son plein gré.
 
 

UNE HISTOIRE DE CONSENTEMENT

 
HOKE : Ouais. Mais là on est. Libres. Y a pas eu d’agression. Je veux dire, on peut pas se voler soi-même pis on peut pas abuser de quelqu’un de consentant, non? » (p.98)
 
 
Avec les mouvements de dénonciation des agressions sexuelles des dernières années, une réflexion s’est imposée sur le consentement, dont la définition a été profondément malmenée dans le langage populaire. Selon la Collective pour un ouvrage de référence participatif sur la santé féministe (CORPS), « cette notion implique qu’avant et pendant une relation sexuelle, les partenaires doivent s’assurer de leur volonté respective à entreprendre ou à poursuivre l’interaction. »[6] Le consentement n’est donc jamais fixe, il est plutôt évolutif et constamment à reconsidérer par les partenaires.
 
C’est là où Frayne et Hoke sont coupables d’agression. Sous l’effet de la drogue, Jude n’a pu consentir aux actes des deux jeunes hommes dans l’immédiat. Bien qu’elle ait donné son accord avant les faits, ils n’en savaient rien et n’avaient pas l’intention de le demander. Chaque partenaire doit être libre de retirer son consentement à tout moment, de façon consciente, éclairée et volontaire. Depuis quelques temps, la notion de consentement enthousiaste ou joyeux s’est d’ailleurs popularisée afin de souligner l’importance de manifester activement son désir à s’engager dans une relation sexuelle. Cette distinction permettrait également de modifier l’approche légale dans les cas d’agressions sexuelles. Pour protéger la présomption d’innocence, la victime doit généralement porter la responsabilité de la preuve, mais si le consentement enthousiaste est invoqué, l’agresseur devra forcément valider s’il s’est assuré de l’obtenir tout au long de l’acte.
 
Encore aujourd’hui, la victime absorbe souvent le blâme de la violence sexuelle qu’elle a subie, ce que LA BRÈCHE dénonce avec justesse. Par deux fois, Jude rappelle aux hommes qui l’entourent leur responsabilité face aux événements, peu importe le rôle qu’ils ont joué. Bien qu’Acton n’ait pas participé physiquement à l’agression, il est complice, notamment parce qu’il n’a pas respecté la demande de Jude d’être présent pour la protéger.
 
 

FRAYNE à Judith : T’aurais pu dire non.
JUDE : Toi t’aurais pu dire non. » (p.97)
[…]
JUDE, explose, [à Acton] : T’aurais pu dire, je te laisserai pas faire ça, je te laisserai pas faire ça, t’es ma sœur. T’es ma sœur! Je te laisserai pas, je te laisserai pas, je te laisserai pas. […] T’aurais pu dire non. (p.124)
 
 

En provoquant les retrouvailles des trois personnages en 1991, Naomi Wallace aborde le thème du pardon, entre une sœur et un frère, entre victime et agresseurs, entre ami·es de longue date. Le suicide d’Acton devient l’élément déclencheur pour que Jude, Hoke et Frayne se confrontent au passé. LA BRÈCHE révèle finalement que la vengeance, qu’elle soit spectaculairement violente ou aussi subtile que celle de Jude, ne pourra jamais être absolue. Les agressions sexuelles laissent une trace indélébile sur le corps, ce qui rend le plein pardon invraisemblable. Il n’est pas de la responsabilité des survivantes d’acquitter leur agresseur, d’autant plus que le trauma du viol leur exige déjà énormément de temps et d’énergie à soigner la blessure. La pièce permet pourtant à Jude de reprendre un certain contrôle sur son histoire et à exiger le respect grâce à la puissance des mots et au pouvoir de l’imaginaire.

 
 

ÉNONCIATION ET PROJECTION

 
HOKE : Mais, poudre aux yeux, mais au moins aujourd’hui on sait qu’Acton s’est pas tué parce qu’y pensait qu’on avait fourré /
JUDE,l’interrompt : Violé sa sœur.
HOKE: Parce qu’on l’avait pas violée pis y le savait. (p.99)
 
 

Depuis quelques années, la parole se délie et les témoignages se multiplient. La force des mouvements #AgressionNonDénoncée, #MoiAussi ou Dis son nom vient de ces écrits spontanés lancés dans l’espace public, mais surtout de la prononciation de mots auparavant tabous ou mal définis comme « viol », « agression » et « consentement ». Dans la pièce de Naomi Wallace, les personnages masculins contournent certains termes que Jude rectifie sans cesse. Nommer les choses telles qu’elles sont constitue la première étape vers la guérison et le dialogue.
 
LA BRÈCHE va cependant encore plus loin. Jude ne peut changer les faits ni prévoir réellement ce qui serait advenu de son frère si l’agression n’avait pas eu lieu, mais elle a le pouvoir d’apaiser sa douleur grâce à son imagination. On en voit déjà le potentiel lorsqu’elle se prête au « jeu de la chute » avec son frère. Revisiter un souvenir permet en partie de désamorcer le trauma et de conjurer la fatalité. À la toute fin de la pièce, Jude se projette en 1977 et fantasme sur un passé alternatif, un passé porteur de lumière dans lequel elle aurait évité le viol. Il lui permet d’envisager une possible rémission et surtout d’empêcher Hoke et Frayne d’avoir le pouvoir même sur son imaginaire. L’histoire de Jude lui appartient et c’est à elle d’en choisir l’issue. LA BRÈCHE dépasse le simple récit d’une survivante du viol; elle met en scène un personnage féminin à la fois vulnérable et souverain qui apprend à faire face à son trauma et à se pardonner, qui choisit de vivre malgré tout.
 
 

Pour une représentation féministe, complexe et diversifiée de l’expérience du viol, voir :
 

  • Outrage (1950), film réalisé par Ida Lupino
  • Thelma et Louise (1991), film réalisé par Ridley Scott
  • Baise-moi (2000), film réalisé par Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi
  • Elle (2016), film réalisé par Paul Verhoeven
  • Promising Young Woman (2020), film réalisé par Emerald Fennell
  • Big Little Lies (2017-2019), série télévisée créée par David E. Kelley
  • I May Destroy You (2020), série télévisée créée par Michaela Coel
  • Thelma, Louise et moi (2018), livre de Martine Delvaux
  • Le consentement (2020), livre de Vanessa Springora
  • King Kong Théorie (2006), livre de Virginie Despentes
  • La nuit du 4 au 5 (2018), pièce de théâtre de Rachel Graton

 
 
Dossier réalisé par Emmanuelle Jetté

 
Emmanuelle Jetté a complété un baccalauréat en Études théâtrales à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Elle y poursuit présentement une recherche-création bonifiée d’une concentration en études féministes dans le programme de la maîtrise en théâtre. Son parcours comprend notamment une session dans un programme de mise en scène à Valence, en Espagne.
Emmanuelle Jetté travaille actuellement comme dramaturge adjointe au Festival TransAmériques, avec lequel elle collabore depuis quatre ans dans le cadre des Cliniques dramaturgiques et de l’accueil des professionnel·les. Elle s’investit également dans le milieu académique comme assistante de recherche pour le groupe de recherche PRint – Pratiques interartistiques et scènes contemporaines. Elle vient de terminer un mandat de deux ans en tant que membre du conseil d’administration et responsable des communications de la SQET – Société québécoise d’études théâtrales.

 

[1] RQCALACS. (s.d.). Statistiques. Récupéré de http://www.rqcalacs.qc.ca/statistiques.php
 
[2]I believe the job of mainstream culture and mainstream theatre is to keep the peace. Our job, as teachers, is to encourage new writers to break it, to disrupt the lie, to speak truth to power. Think seriously about the word en-courage: What are we giving our students courage to do, exactly? Not just entertain.”
 
Wallace, N. (2008). On Writing as Transgression. Dans Cummings, S.T. et Abbitt, E.S. (édition). The Theatre of Naomi Wallace (p.281-286). New York : Palgrave Macmillan.
 
[3] “write as though the lives of others depended on it”
 
Murray, J. (2015, 10 novembre). Radical Vision and Form: A Conversation With Naomi Wallace. American Theatre. Récupéré de https://www.americantheatre.org/2015/11/10/radical-vision-and-form-a-conversation-with-naomi-wallace/
 
[4] Brey, I. (2020). Le regard féminin. Une révolution à l’écran. Paris : Éditions de l’Olivier.
 
[5] Lorde, A. (1984). The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House. Dans Sister Outsider: Essays and Speeches (p.110-114). Ed. Berkeley, CA: Crossing Press. Récupéré de https://collectiveliberation.org/wp-content/uploads/2013/01/Lorde_The_Masters_Tools.pdf

 

[6] La CORPS féministe. (2019). Corps Accord. Guide de sexualité positive (p.95). Montréal : Les Éditions du remue-ménage.