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Entretien avec Solène Paré

LA BRÈCHE, écrite en 2015, s’inscrit résolument dans le mouvement des luttes féministes des dernières années, qui exigent entre autres pour les femmes cis et trans ainsi que pour les personnes non binaires le droit à la parole et au contrôle de leur propre corps. Les récentes vagues de dénonciation ont permis aux survivant·es d’agression de partager leurs histoires et de s’emparer d’une tribune trop souvent occupée par leurs agresseurs. Elles nous ont aussi appris l’importance de reconnaître la pluralité des individualités. Il n’y a pas qu’une seule façon d’être femme et de traverser une expérience éprouvante.
 
 

La première image du spectacle me semble refléter ces revendications, alors que le personnage de Judith Diggs de 1991 s’avance sur le plateau. Sans révéler le cœur de l’intrigue, qu’as-tu voulu transmettre par ce choix de mise en scène? Quelle(s) histoire(s) cherches-tu à nous raconter?
 

L’histoire de Judith, de son point de vue à elle. Comme metteuse en scène, j’aime quand les personnages se mettent à raconter leur propre histoire ou à en douter, qu’ils prennent en charge la façon de porter leur parole. Il y a souvent un personnage dans mes mises en scène qui décide de faire avancer la pièce au détriment d’un autre personnage. Dans LA BRÈCHE, je trouve important que ce soit le personnage de Jude qui choisisse d’exposer cette histoire au public. Il y a tellement de façons de briser le quatrième mur : un regard qui balaie la salle, un clin d’œil complice avec le public, une adresse directe, une lente avancée… En conférant ce pouvoir au personnage de Judith, j’ai l’impression d’une reprise de contrôle du personnage sur sa propre histoire tout en accentuant le rapport d’intimité entre la scène et la salle.
 
 

Tu me racontais récemment que la traductrice Fanny Britt et toi étiez tombées sur une analyse féministe du Livre de Judith, une leçon théologique de l’Ancien Testament qui relate le triomphe du peuple juif sur l’armée de Nabuchodonosor grâce à la veuve Judith. L’article stipule que le personnage se définit par opposition, « seule face à la foule, et femme face aux hommes »[1], et qu’elle incarne à la fois protection et séduction. Qu’est-ce qui t’a intéressée dans cette figure pour construire le personnage de Judith Diggs?
 

La veuve Judith, c’est une femme qui décide de sauver sa ville en séduisant le général ennemi Holopherne, de donner son corps pour gagner une guerre. Elle a vraiment une vision et une volonté de fer. C’est stimulant au théâtre de travailler avec des forces plus grandes que nature, de prendre une histoire qui peut paraître quelconque et de la hisser au rang de mythe. C’est de donner du crédit à la voix d’un seul individu, d’un seul personnage, et de lui signifier qu’il a le droit à sa sacralité. Ça permet un type de jeu qui est plus grand, plus ouvert. Sous couvert d’un texte qui peut sembler réaliste, il y a quand même une tragédie.
 
 

La pièce aborde des sujets délicats, comme le consentement, et met en scène plusieurs relations de pouvoir. Comment as-tu abordé ces thématiques en répétition? As-tu changé quelque chose dans ta manière de travailler pour instaurer un climat de confiance?
 

Cette question me ramène à l’an passé, quand on a commencé à aborder la pièce toute l’équipe ensemble. On sortait alors d’une première vague de pandémie et d’un deuxième #MeToo. Au moment de commencer le travail, nous étions doublement traumatisé·es. Nous n’étions peut-être pas dans un état des plus intéressants ou même joyeux, mais en abordant ces thèmes-là aujourd’hui, on dit aux femmes qu’on les écoute, qu’on les croit et qu’on ne les a pas oubliées.
 

Quand on aborde le viol sur scène, c’est évident qu’il faut s’assurer d’un safe space [dans la salle de répétition]. On a évidemment parlé de consentement et du contexte dans lequel on évoluait. Les interprètes savaient qu’ils et elles pouvaient me rejoindre en cas de besoin.
 

On a aussi visionné le film Promising Young Woman (Fennell, 2020), qui été pour moi une révélation. Il raconte l’histoire d’une femme aux prises avec une culture du viol qu’on connaît bien. Au début du film, elle décide de se venger en faisant semblant d’être ivre dans les bars plusieurs soirs d’affilée. Systématiquement, elle se fait ramener par des hommes qui tentent d’abuser d’elle. Elle leur fait alors réaliser qu’elle est sobre et qu’ils ont essayé de la violer, de dépasser ses limites. Je n’adhère pas du tout au mythe de la « survivante parfaite », de la vengeresse à la Kill Bill (Tarantino, 2003-2004), mais j’aime l’aplomb, l’audace de ce personnage, qui a aussi quelque chose de mythique. Il y a vraiment de ça chez Jude. Une reprise du pouvoir avec tout ce qu’elle peut, avec ses mots, qui sont ses armes.
 
 

 

Au-delà du drame, LA BRÈCHE porte en elle quelque chose de lumineux. C’est finalement un récit complexe sur la dignité, qui ne se cantonne pas qu’à la condamnation de certaines actions ou certains comportements. Comment as-tu approché ces instants de clarté ou comment les as-tu fait apparaître?
 

Ce qui m’intéresse dans ces percées de lumière, c’est qu’elles se trouvent souvent à l’endroit où on s’y attend le moins. L’humour de la pièce vient d’un endroit glauque; il laisse toujours une légère amertume qui me trouble beaucoup. Dans la première scène, on remarque qu’il y a une complicité étrange entre Hoke, Frayne et Jude. On sent que derrière chaque attaque, il y a un désir d’amitié. Ce sont ces répliques à double tranchant qui m’intéressent. J’ai l’impression qu’elles gardent le public bien actif.
 
 

 

Naomi Wallace précise d’ailleurs avant le début de la pièce que « personne ne pleure dans cette histoire ». Cette indication t’a-t-elle interpellée ou l’as-tu plutôt mise de côté?
 

Au début, elle était au centre de nos conversations et elle intimidait un peu les interprètes. On a donc essayé de jouer de façon très fermée, avec une espèce de rudesse dans les répliques, mais il a fallu qu’on s’émancipe de cette indication pour mieux y revenir, que l’oncomprenne ce que chaque personnage ressent profondément avant de resserrer le jeu.
 

Au final, c’est toujours plus intéressant d’en donner le moins possible au public pour lui donner l’espace nécessaire pour ressentir. Le malaise existe dans la structure du texte, on n’a pas besoin de l’appuyer à outrance. En respectant le rythme qu’impose le texte (les répliques qui s’enchaînent, les silences savamment placés par l’autrice), c’est là que se révèle l’inconfort; effectivement, on n’a pas le temps d’encaisser un coup dur et déjà, on nous sert une blague. Ce sont aussi des personnages tellement fiers, tellement orgueilleux. Ils ne veulent pas pleurer et trouvent sans cesse des stratégies pour se ressaisir. Jude particulièrement protège sa vulnérabilité comme un trésor. Son riche monde intérieur – qu’elle partageait avec Acton et qu’elle porte désormais seule – lui sert tantôt d’arme, tantôt de pansement. À la fin de la pièce, alors que Jude se retrouve seule, elle semble s’admettre vulnérable pour la première fois. C’est l’issue qu’elle trouve. Si elle ne peut changer ce qui est advenu, elle tend la main au public, faisant appel à son pouvoir d’action, de réinvention.

 
 

LA BRÈCHE boucle ta résidence à ESPACE GO. Comment s’imbrique-t-elle dans ton parcours?
 

L’exercice féminin du pouvoir est un thème que je chéris. J’affectionne particulièrement les personnages controversés, les femmes dissidentes, complexes. Jude me fait un peu penser à la décadente Merteuil dans QUARTETT (ESPACE GO, 2019), qui partage son orgueil et son goût pour la provocation. Les deux étonnent par leur répartie et dépassent souvent les limites du « raisonnable ». Je vois en ces « monstresses » des réponses à la culture du viol dans laquelle on baigne.

 

Puis, comme la pièce LES LOUVES (ESPACE GO, 2019), LA BRÈCHE met en scène la chute du rêve américain en exposant un microsystème d’oppression. Les deux textes se penchent sur l’infiltration du capitalisme dans nos corps, dans nos façons de ressentir.
 

Dans mes mises en scène, j’accorde une importance particulière aux états de corps des interprètes; je crée des partitions corporelles exigeantes en puisant parfois dans la performance (ici une chute libre finale de 5 pieds). De plus, je place toujours la relation avec le public au centre de la recherche formelle : du choix de faire porter l’histoire par le personnage de Jude découle le choix d’un décor aux proportions légèrement distordues, comme si nous étions dans un espace mental.

 
 

Entretien réalisé par la dramaturge Emmanuelle Jetté
 

Emmanuelle Jetté a complété un baccalauréat en Études théâtrales à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Elle y poursuit présentement une recherche-création bonifiée d’une concentration en études féministes dans le programme de la maîtrise en théâtre. Son parcours comprend notamment une session dans un programme de mise en scène à Valence, en Espagne.

 

Emmanuelle Jetté travaille actuellement comme dramaturge adjointe au Festival TransAmériques, avec lequel elle collabore depuis quatre ans dans le cadre des Cliniques dramaturgiques et de l’accueil des professionnel·les. Elle s’investit également dans le milieu académique comme assistante de recherche pour le groupe de recherche PRint – Pratiques interartistiques et scènes contemporaines. Elle vient de terminer un mandat de deux ans en tant que membre du conseil d’administration et responsable des communications de la SQET – Société québécoise d’études théâtrales.

 

[1] Enderlé, M. (1979). Images de femmes ou une lecture féministe du Livre de Judith. Littératures, (1), 277-282. Récupéré de https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1979_hos_1_1_1145