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Domination

« Tout théâtre traite de questions de pouvoir. Qui le possède? Qui ne l’a pas? Qui cherche à l’obtenir et comment? Qui l’a perdu et pourquoi? Qui a tué pour s’en emparer? Qui est mort pour le soutirer? »
 
– Naomi Wallace,
 On Writing as Transgression
(2008)
 

La dramaturgie de Naomi Wallace s’enracine dans ces questions de pouvoir. Chaque pièce de l’autrice met en relation des personnages impliqués dans des rapports de domination qui régulent leurs actions jusque dans leur plus profonde intimité. Pour Wallace, il n’y a pas plus politique que de s’intéresser aux corps mêmes des individus et à leur interdépendance pour comprendre les rouages du capitalisme et du patriarcat, qui les instrumentalisent et les usent au quotidien. Corps-travail et corps-consommation, corps-reproduction et corps-sexualité deviennent objets de transaction dans un monde de marchandisation. Il sera question ici des différents systèmes qui influencent inévitablement la vie des personnages de LA BRÈCHE et leur rapport au monde.

 
 

LUTTE DES CLASSES

 

La pièce LA BRÈCHE ne met en scène que quatre personnages, à la fois des individus complexes et des entités représentatives des différentes classes sociales des États-Unis des années 70 et 80. En accord avec le slogan féministe des années 70, « le privé est politique », Naomi Wallace part du corps intime pour comprendre le corps social.

 

Hoke provient d’une famille aisée. Son père dirige une compagnie d’assurance santé et lui promet un avenir reluisant. Frayne n’a pas accès aux mêmes privilèges que son ami. Sa famille est issue de la classe moyenne, alors que celle de Jude et Acton tombe dans la précarité après la mort de leur père prolétaire. Asthmatique et victime d’intimidation, Acton se situe au plus bas de l’échelle, même s’il accumule les bonnes notes à l’école. Sa sœur Jude, elle, doit intégrer le marché du travail à l’adolescence pour soutenir sa famille, répondant ainsi aux dures exigences économiques de sa position sociale.

 
 

JUDE : Mais à dix-sept ans tu penses que tu te construis une vie, sauf que c’est la vie qui te construit. (p.127)

 
 

Lorsqu’ils se revoient en 1991, les personnages ne semblent pas avoir réussi à s’élever de leur condition, au contraire. Wallace dépeint dans LA BRÈCHE la brutalité du déterminisme social de l’époque. Alors qu’ils ont « l’impression de toutes s’en aller à la même place » (p.120), Hoke, Frayne, Acton et Jude suivent sans le savoir un chemin déjà tracé à l’avance dans une société procédant par élimination systématique.

 

Naomi Wallace rappelle le pouvoir que détient la bourgeoisie sur les classes inférieures en révélant l’emprise de Hoke sur les possibilités d’emploi d’Acton et Frayne, en plus de la gestion de leur santé mentale en tant que PDG d’une compagnie d’assurance. LA BRÈCHE déconstruit l’illusion du rêve américain, qui soutient que le labeur finit toujours par payer. Acton rappelle d’ailleurs à sa sœur que « c’est pas assez d’avoir des A, [qu’il] faut saisir l’opportunité » (p.123) à une époque de développement technologique fulgurant.

 

Les années 90 marquent en effet un tournant dans l’économie américaine, qui a délaissé le travail ouvrier au profit du travail de bureau. Avec la chute de l’URSS, le recul du rôle de l’État, la glorification des marchés et l’apologie de l’individualisme, la notion de lutte des classes revendiquée par le communisme est alors discréditée au profit d’une vision néolibérale et simpliste des rapports sociaux, qui ne divise la population qu’entre acheteur·euses ou vendeur·euses.

 

Or, depuis les années 80, l’écart se creuse de façon exponentielle entre les plus privilégié·es et les plus démuni·es : « De 1980 à 2000, le revenu moyen des 20% les plus défavorisés n’a augmenté que de 9%, [tandis que] les 1% les plus riches ont vu leurs revenus augmenter de plus de 200%. » En situant l’histoire de LA BRÈCHE entre les années 70 et 90, Naomi Wallace choisit d’explorer la genèse de l’histoire actuelle des États-Unis, ancrée plus que jamais dans une culture inégalitaire s’appuyant sur le contrôle des corps.

 

 

LOBBY PHARMACEUTIQUE

 

Les États-Unis sont présentement aux prises avec une sévère crise des opioïdes. Depuis les années 90, la production, la surprescription et la promotion massives de médicaments antidouleur addictifs par les laboratoires pharmaceutiques auraient causé la mort par surdose de 500 000 Américain·es et généré une circulation importante de substances illicites. L’industrie pharmaceutique américaine, mieux connue sous le nom de Big Pharma, doit aujourd’hui rendre des comptes.

 

Le lobbying de Big Pharma sur la politique, l’économie et la santé publique américaines demeure pourtant imposant. Aux États-Unis, les laboratoires pharmaceutiques bénéficient d’un plein pouvoir sur la tarification de leurs médicaments. Même si les prix pour les particuliers sont ensuite réduits par les compagnies d’assurance privées ainsi que par les programmes fédéraux Medicare et Medicaid , le coût reste terriblement élevé, surtout pour ceux et celles qui ne souscrivent pas à une assurance ou qui n’y sont pas éligibles. Ils et elles étaient 54 millions en 2019 . LA BRÈCHE met d’ailleurs en garde contre le pouvoir des compagnies d’assurance aux États-Unis et signale le danger de l’institutionnalisation des drogues de synthèse développées en laboratoire.

 

Au moment de la rencontre des personnages de la pièce en 1977, l’industrie pharmaceutique a déjà pris un essor considérable. À partir des années 50, les technologies évoluent et la spécificité génétique est davantage prise en compte dans la production des médicaments . La pilule contraceptive est créée entre 1946 et 1951 , tandis que le premier antidépresseur est commercialisé en 1955 . Alors que ces avancées scientifiques ont été célébrées notamment par les mouvements féministes, elles témoignent finalement d’une obsession occidentale pour « la gestion politique et technique du corps, du sexe et de l’identité » , selon le philosophe Paul B. Preciado. Entre des effets secondaires néfastes et un risque à long terme, la médicamentation systématique soutient une culture de domination et de neutralisation des différences.

 
 

CULTURE DU VIOL

 

LA BRÈCHE met particulièrement l’accent sur l’instrumentalisation du corps féminin. À travers le personnage de Jude, elle expose une culture du viol omniprésente qu’on tente encore aujourd’hui de dénoncer. La culture du viol est entendue comme un ensemble de « pratiques, mythes, conventions et faits culturels qui banalisent, dénaturent ou favorisent les violences sexuelles dans notre société. »
 
La culture du viol se nourrit de la domination du genre féminin, plus spécifiquement de son corps, pour le limiter à un objet de regard et d’exploitation. Le féminisme matérialiste des années 70 définit l’identité « femme » non pas comme une essence fixe, mais bien comme une classe sociale dominée. À l’instar du corps ouvrier dans l’idéologie marxiste, le corps des femmes devient une « unité matérielle productrice de force de travail » astreinte à compléter des tâches souvent non rémunérées, du ménage jusqu’au devoir marital.

 

En axant l’intrigue sur le désir de Frayne et Hoke de posséder le corps de Jude, LA BRÈCHE dénonce le fait que « les femmes sont des objets à prendre, leur corps un lieu où entrer par effraction, qu’elles ne s’appartiennent pas, pas vraiment, jamais entièrement » , comme l’écrit si justement l’autrice québécoise Martine Delvaux. Hoke et Frayne sont deux personnages masculins bien différents; l’un a tout d’un pervers narcissique, menteur et colérique, alors que l’autre joue le « bon gars » repentant. Ils représentent pourtant deux facettes possibles de la masculinité toxique, qui incite les hommes à adopter certains comportements pour asseoir leur contrôle sur les femmes.

 

Non seulement la culture du viol opprime le corps des femmes, elle les dépossède aussi de leur singularité, les uniformise. La culture du viol exige en effet au genre féminin de se conformer à des standards de beauté irréalistes. Nommée « plus belle fille de l’école » (p.10), Jude se réduit à un objet de désir aux yeux des personnages masculins de la pièce. En proposant un exemple de personnage féminin bel et bien ancré dans une époque, une classe sociale et une culture patriarcale, La Brèche rappelle que le corps est immanquablement construit par tout rapport de domination.

 
 
Dossier réalisé par la dramaturge Emmanuelle Jetté

 
Emmanuelle Jetté a complété un baccalauréat en Études théâtrales à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Elle y poursuit présentement une recherche-création bonifiée d’une concentration en études féministes dans le programme de la maîtrise en théâtre. Son parcours comprend notamment une session dans un programme de mise en scène à Valence, en Espagne.
 
Emmanuelle Jetté travaille actuellement comme dramaturge adjointe au Festival TransAmériques, avec lequel elle collabore depuis quatre ans dans le cadre des Cliniques dramaturgiques et de l’accueil des professionnel·les. Elle s’investit également dans le milieu académique comme assistante de recherche pour le groupe de recherche PRint – Pratiques interartistiques et scènes contemporaines. Elle vient de terminer un mandat de deux ans en tant que membre du conseil d’administration et responsable des communications de la SQET – Société québécoise d’études théâtrales.