Billetterie

À propos de la pièce

JUDE : « Regarde. Y fallait que je sauve ce qui restait de ma famille. C’est pas ça qu’on fait quand on est une bonne fille? »
 
HOKE : « Je connais aucune bonne fille qui serait allée aussi loin que… » (p.100)
 
 
Été 1977. Impliquée malgré elle dans le jeu mesquin des jeunes Hoke et Frayne, Jude fait un pacte avec son frère Acton. Elle pense le protéger; il leur en coûtera plutôt leur Royaume.

Le soir de ses dix-sept ans, Jude ne s’en rappelle pas. Mais elle sait ce qu’il s’est passé. Son corps sait ce qu’il a vécu. Quatorze ans plus tard, il n’a toujours pas oublié, au contraire.

 
 

THE MCALPINE SPILLWAY

 
Écrite en 2015, THE MCALPINE SPILLWAY de Naomi Wallace a fait l’objet d’une traduction française en 2017 par Dominique Hollier. LA BRÈCHE a été présentée en première mondiale au Festival d’Avignon en 2019, sous la direction de Thomas Milliot. Fanny Britt a fait la traduction québécoise pour la mise en scène de Solène Paré au Théâtre ESPACE GO.

 

La pièce n’a encore jamais été jouée dans sa langue originale. Sa création en sol américain a été annulée avant d’être présentée devant public lorsqu’un commanditaire associé au lobby pharmaceutique s’est retiré du projet. Parmi ses thématiques, la pièce condamne en effet l’industrie pharmacologique et le pouvoir des compagnies d’assurance aux États-Unis.

 

LA BRÈCHE raconte avant tout une histoire d’amitié et de trahison. Elle offre une réflexion toute en finesse sur les rapports de domination, notamment entre les classes sociales et les genres, dans notre société capitaliste et patriarcale. Hoke, Frayne, Acton et Jude deviennent les figures d’un récit micropolitique dans lequel l’exercice du pouvoir est en constante négociation. Corps intimes et corps sociaux se superposent dans une lutte éternelle. C’est ce que le présent dossier dramaturgique abordera en deux temps : quels systèmes régissent nos corps et comment les confronter?

 
 
 

BRÈCHES

 
L’histoire de LA BRÈCHE est campée dans l’état natif de Naomi Wallace, le Kentucky, auquel elle revient souvent dans ses textes. Pour l’anecdote, l’autrice remarque avec ironie que ses pièces dont l’histoire est située aux États-Unis ont d’abord obtenu du succès en Angleterre, alors que la première de ses œuvres à être présentée dans son pays, ONE FLEA SPARE (UNE PUCE, ÉPARGNEZ-LA), plante son décor… à Londres.

 

Le titre original, THE MCALPINE SPILLWAY, réfère à un barrage hydroélectrique de la rivière Ohio, à la hauteur des chutes qui se trouvent près de Louisville, Kentucky. Bien que la traduction française du titre, LA BRÈCHE, évacue toute suggestion aux lieux du récit, elle évoque tout de même le mécanisme d’un barrage, qui régule le déversement de litres d’eau à partir d’une porte colossale et crée une ouverture minutieusement calibrée entre deux niveaux de rivière. Au-delà de cette signification très concrète, elle renvoie aussi au fait que la pièce de Wallace renferme en elle de multiples brèches, qu’elles soient physiques ou temporelles.

 

Le soir de ses dix-sept ans, un événement majeur dans la vie de Jude survient. Il laissera en elle une marque, une fissure permanente et déterminante pour son parcours de jeune adulte. Quatorze années plus tard, le souvenir de cette cassure refait surface alors que Jude revoit Hoke et Frayne, les amis de son frère Acton. LA BRÈCHE, c’est surtout cet intervalle entre 1977 et 1991, cette ellipse temporelle qui sépare le secret de sa révélation. Cette période est d’ailleurs marquée par un désenchantement politique profond qui a résolument marqué le XXe siècle.
 
 
 

DÉSILLUSIONS

 
BOXLER : « Ce qui est fait est fait.»
 
LUE MING : « Et ce qui est fait, bien souvent, est refait et refait encore et encore. » (p.42)
 
– Extrait tiré de IN THE HEART OF AMERICA (1994) de Naomi Wallace,dans une traduction française de Dominique Hollier (AU COEUR DE L’AMÉRIQUE, 2005)
 
 
Tandis que les années 60 et le début des années 70 sont synonymes de contre-culture, de mouvements des droits civiques et de féminisme de 2e vague, la deuxième moitié des années 70 annonce la mort des idéologies démocratiques et la désillusion politique des années 80.

 

Au moment de la rencontre des personnages de LA BRÈCHE en 1977, les États-Unis sont dirigés par le président démocrate Jimmy Carter. La Guerre du Vietnam a pris fin, la Guerre froide se poursuit et le pays baigne dans une crise économique depuis le premier choc pétrolier de 1974. Un deuxième suivra en 1979, alors que la révolution islamique bat son plein en Iran, zone d’approvisionnement en pétrole. Le prix de l’essence augmente, le dollar américain est dévalué et le pays entre en récession.
 
En 1981, le républicain Ronald Reagan est élu président. Afin de relancer l’économie et de réduire l’inflation, il met en place une série de mesures néolibérales, comme la réduction des dépenses publiques, le recul du rôle de l’État et la baisse d’impôts pour les ménages les mieux nantis. Ces politiques ont des effets néfastes sur les classes moyenne et pauvre, dont ni les conditions de travail, ni le taux de chômage, ni les revenus ne connaissent d’amélioration significative au cours de cette période. Le deuxième mandat de Reagan est notamment marqué par le bombardement de la Libye en 1986, en réponse à la politique jugée terroriste du président Mouammar Kadhafi.

 

Le républicain George H. W. Bush succède à Reagan en 1989. Connu pour sa politique étrangère interventionniste, il lance entre autres une opération militaire au Panama pour renverser la dictature du narcotrafiquant Manuel Noriega. Il implique également les États-Unis dans la Guerre du Golfe, de 1990 à 1991, en réaction à l’annexion de l’État du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein. La fin de sa présidence est marquée par une période de récession ainsi que par la chute, bien sûr, de l’URSS.
 
Face aux nombreux conflits armés à l’international, aux crises économiques récurrentes et à l’accroissement des inégalités, l’idéalisme du rêve américain s’effondre et fait place au réalisme sardonique. C’est dans ce contexte que se retrouvent Jude, Hoke et Frayne en 1991.

 

Dans son essai de 2017, Trump-ocalypse Now?, coécrit avec Ismail Khalidi, Naomi Wallace rappelle que « depuis la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont bombardé et sont intervenus dans plus de 70 pays [Traduction libre] »[1], causant la mort de millions de civil·es. Elle ne se surprend pas de l’élection de Donald Trump à la présidence en 2016, qui témoigne tout simplement de la « nature profondément violente et raciste des États-Unis depuis leur fondation [Traduction libre] »[2]. Cette élection est également un symptôme de la montée de la droite et du néolibéralisme depuis 50 ans dans ce pays. L’autrice pose un regard incisif sur l’histoire des États-Unis dans chacune de ses pièces. Féministe engagée et politisée, elle ancre son écriture dans la crise : crise des inégalités, crise du capitalisme, crise des idéaux.

 
 
 

LUEURS

 
Le mot « brèche » ne contient pas que vulnérabilité et désabusement. Il annonce aussi une percée, une ouverture; il laisse entrer un rayon. La pièce de Naomi Wallace parvient à transmettre ce double sens. Au-delà du tragique, elle révèle quelques pans de lumière, telle que la force de Jude et la solidarité qu’elle entretient avec son frère. La « brèche » réfère à ce temps en suspension qui survient lorsqu’Acton et Jude s’adonnent au « jeu de la chute ». Pour adoucir leur deuil, les deux personnages s’inventent avec humour ce qu’auraient pu être les dernières paroles de leur père avant qu’il tombe du quatorzième étage d’un immeuble en construction deux ans auparavant.
 
ACTON : « Pendant qu’y tombait, papa se disait : bon ben ça a l’air qu’on va annuler la fin de semaine au lac Taylorsville. »
 
JUDE : « Mais j’ai déjà… mis un dépôt sur la location du bateau! Les enfants vont être déçus. »
 
ACTON : « Ça goûte encore l’œuf dur de mon déjeuner dans ma bouche. »
 
JUDE : « Le ciel est… colossal. Les nuages vont popper. »
 
ACTON :« Pop. Pourquoi y m’ont jamais appelé Pop? »
 
JUDE : Juste papa. Est-ce que quelqu’un me voit?
 
ACTON :« Y a du monde qui me regarde d’en bas. Hé! »
 
JUDE : « Hé! Restez pas là à rien faire, ouvrez les bras, attrapez-moi! »
 
ACTON / JUDE : « Attrapez-moi! » (p.83)
 
 
Hors du temps et de l’intrigue principale, ces instants d’intimité, de « poésie verticale » pour reprendre l’expression de la réalisatrice d’avant-garde américaine Maya Deren[3], agissent comme catalyseurs d’un amour adelphique et d’une confiance sincère. Ils ont su offrir réconfort, simplicité et même un peu de joie à Jude et Acton. LA BRÈCHE raconte certes les failles de l’adolescence, mais elle chuchote aussi la beauté de cette période de fragilité et de choix impossibles, ancrée à la fois dans une quête de soi et un besoin inassouvi de reconnaissance.

 
 
Dossier réalisé par Emmanuelle Jetté
 

 
Emmanuelle Jetté a complété un baccalauréat en Études théâtrales à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Elle y poursuit présentement une recherche-création bonifiée d’une concentration en études féministes dans le programme de la maîtrise en théâtre. Son parcours comprend notamment une session dans un programme de mise en scène à Valence, en Espagne.
 
Emmanuelle Jetté travaille actuellement comme dramaturge adjointe au Festival TransAmériques, avec lequel elle collabore depuis quatre ans dans le cadre des Cliniques dramaturgiques et de l’accueil des professionnel·les. Elle s’investit également dans le milieu académique comme assistante de recherche pour le groupe de recherche PRint – Pratiques interartistiques et scènes contemporaines. Elle vient de terminer un mandat de deux ans en tant que membre du conseil d’administration et responsable des communications de la SQET – Société québécoise d’études théâtrales.

 
 
[1] Since WWII the U.S. has intervened in and bombed more than 70 countries.
 
Wallace, N. et Khalidi, I. (2017, 24 octobre). Trump-ocalypse Now?. American Theatre. Récupéré de https://www.americantheatre.org/2017/10/24/trump-ocalypse-now/
 
[2] the profoundly violent and racist nature of the United States since its founding”
 
Ibid.
 
[3] Brey, I. (2020). Le regard féminin. Une révolution à l’écran. Paris : Éditions de l’Olivier.