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Dire le feu

Je suis une femme d'octobre

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je vais parler de Montréal
c’est là où je suis née
là où je suis
là où je parle
d’ici

 

 

je dis Montréal
je ne dis pas Tio’tia:ke
je ne dis pas Mooniyaang
je ne connais pas
toutes les langues
que porte ma terre
que celle que j’ai
celle qui m’a été transmise

 

 

mais la langue
maternelle
ne suffit pas
à elle seule
à dire ni la terre
ni ce qu’elle porte
de mémoire
des corps

 

 

je parle
de la terre

 

 

d’ici
d’où je parle
je suis portée par des voix
qui en portent d’autres
qui ont parlé avant moi
qui ont ouvert ma voie

 

 

ma voix
porte la tienne

 

 

je parle d’elles
dans la même langue
mise de force
dans la bouche de mon père
apprise par cœur
à la petite école
là où il est né

 

 

et là
il est mort
sans jamais y être retourné
sans jamais m’avoir parlé
dans sa langue à lui
de son Haïti
chérie
perdue

 

 

je n’ai jamais foulé
la terre paternelle
jamais parlé sa langue
mais j’en porte la coupure

 

 

même sans la nommer
ça s’entend

 

 

ta voix
porte la mienne

 

 

je ferme les yeux
on est à Montréal
en 1988
à ma naissance
il existe un chapitre
du Ku Klux Klan
ici
comme ailleurs
des néonazis
des skinheads
des rituels
comme : camionnette blanche
parcourir les rues
repérer la couleur
l’attaquer
comme : des Docs
bottes lacées
d’une certaine façon
rouge pour le sang
blanc pour le pouvoir
pour piétiner
écraser

 

 

on ne m’a pas transmis
ce savoir-là
cette violence
je l’ai quand même
reçue

 

 

j’ouvre les yeux
je la sens encore
on a lavé son sang des trottoirs
on a pris soin des corps
de nos pères
de nos frères
de nos fils
et des nôtres
on en porte
encore le poids

 

 

je le porte avec toi

 

 

je ferme les yeux
on est en 1734
dans le Montréal
pas encore vieux
qui flambe

 

 

je vois le feu
de Marie-Joseph Angélique
accusée de s’en être servie
pour incendier les magasins
pour tenter de se libérer
des chaînes
de son statut
de marchandise

 

 

on l’a pendue
elle et son désir
on lui a mis feu

 

 

je pense à ses enfants
morts avant d’avoir
vécu l’incendie
voulait-elle s’échapper
pour protéger leur mémoire
des flammes

 

 

j’ouvre les yeux
à Montréal
en 2020
je ne suis pas
encore brûlée

 

 

je brûle
encore

 

 

je peux porter
le flambeau
pour mieux voir
les corps tomber
et peut-être les rattraper

 

 

je peux dire
BLACK LIVES MATTER
aujourd’hui
comme j’aurais dit
NOW IS THE TIME
en 1963
avec Martin Luther King Jr.
avec les Black Panthers
avec les nationalistes
qui partageaient un rêve
être maître de soi
sans maître
chez soi

 

 

le temps nous rattrape

je peux encore y croire

comme en 1995 on a cru

 

 

comme en 1834
on a aboli l’esclavage

dans les colonies britanniques

 

comme en 1980 on a cru

 

comme en 1804
on a déclaré l’indépendance
de la première république noire

 

comme on dit
LA VIE DES NOIR·E·S COMPTE

 

en y croyant
encore aujourd’hui
chargée du feu des ancêtres
le feu qui en a tant libéré
qui en a tant emporté

 

 

je compte
sur ton feu

 

 

je ferme les yeux
on est dans les années 1960
en Haïti une dictature
un rituel
Papa Doc
ses tontons macoutes
leurs bottes
et le sang
et le feu
et mon père
exilé pour éviter
d’être brûlé par Haïti
qui ne savait pas encore
qu’après treize ans du père
le fils reprendrait le flambeau

 

 

on ne m’a pas transmis
cette violence-là
mais elle ne s’est pas
arrêtée là

 

 

 

le feu
compte sur nous

 

 

j’ouvre les yeux
à Montréal
en 1969
c’est l’hiver au centre-ville
l’Université Sir George Williams
n’est pas encore Concordia
ne s’est pas encore dissociée
des flammes qui s’apprêtent
à ravager son neuvième étage
et son laboratoire d’informatique
occupés depuis déjà
deux semaines
après des mois
de protestations contre
la discrimination d’un professeur
l’inaction d’une administration
le racisme d’un système

 

 

mais que peuvent
des corps noirs
quand ils comptent moins
que la blancheur
des ordinateurs

 

 

ils peuvent encore
fracasser
le plastique
les vitres

 

 

et des fenêtres
des feuilles tombent
une neige blanche
sur Montréal
langues de papier
forêt coupée

 

 

pendant que la police
arrive
monte
encercle
le neuvième étage

 

 

et au laboratoire d’informatique
un feu éclate
dedans
des corps
noirs
coincés

 

 

dehors
des rues blanches
on entend crier
LET THE NIGGERS BURN
LAISSEZ LES NÈGRES BRÛLER

 

laissez-nous

 

 

Coralee Hutchison
s’est tirée des flammes
et des cris
mais pas du coup de matraque
du traumatisme crânien
des migraines
du caillot
de la mort

 

 

elle n’a pas survécu à l’hiver
en octobre 1970
il y avait déjà tant
de corps comme le sien
noirs
éteints

 

 

laissez-nous

 

 

il y en aurait
tant d’autres encore

 

 

Anthony Griffin
Marcellus François
Alain Magloire
Bony Jean-Pierre
Pierre Coriolan
Nicholas Gibbs

 

 

et tous ces autres
qu’on ne sait pas
nommer

 

 

et leurs mères
et leurs sœurs
et leurs filles
et toutes celles
qui ont porté leurs corps
qu’on ne saura pas
oublier

 

 

je te porte

 

 

je les porte
pour elles

 

 

tu me portes

 

 

je suis fille de mon père
fille de ma mère
mais ni mon père
ni ma mère
ne se retrouvent
dans le creux de mon dos

 

 

je porte celles
qui habitent les marges
et se construisent
de terre foulée
de mains tendues

 

 

leur histoire rejoint la mienne
mais je ne peux la raconter
sans elles
leur langue rejoint
la mienne

 

 

ma langue
rejoint la tienne

 

 

c’est d’elles que je parle
quand je parle d’ici
je parle de la terre
qu’elles ont travaillée
jusqu’à libérer ma voix

 

 

ta langue
rejoint la mienne

 

 

je parle d’elles
avec elles
j’apprends à dire
notre feu

 

 

notre feu
brûle encore

 

 

je suis sœur d’armes
de femmes noires
femmes flammes
femmes de toutes les luttes
d’octobre et d’avant
d’octobre et d’après

 

 

 

 

Dire le feu – Marilou Craft
Récit et narration : Marilou Craft
Composition musicale : Tamara Filyavich
Voix complémentaire : Maguy Métellus
Mise en voix : Solène Paré
Montage : Alexi Rioux