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De Kahnawà:ke à Ottawa : Présences et absences des femmes autochtones à la Commission Bird

Je suis une femme d'octobre

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© Julie Artacho

Texte écrit par Camille Robert

 

Le tournant des années 1970 laisse place à une nouvelle génération de militantes et de militants. Un peu partout à travers le Canada, et particulièrement au Québec, des mouvements de contestation naissent ou s’amplifient. Chez une frange indépendantiste plus radicale, les critiques se multiplient contre l’État canadien, considéré comme un État colonial[1]. Pour les femmes autochtones, toutefois, les rapports coloniaux vont bien au-delà de la question linguistique et s’ancrent profondément dans les lois et les institutions qui marquent toutes les sphères de leur quotidien[2].

 

Au Canada, les mobilisations des femmes connaissent un nouveau souffle alors qu’une coalition de groupes revendique la tenue d’une enquête nationale sur la « situation de la femme » — ce qui donne lieu à la création de la Commission Bird[3], dont les audiences débutent en 1968. Au total, 468 mémoires et plus de 1000 lettres y sont soumis. Son rapport, déposé en 1970, comprend 167 recommandations, qui visent à assurer une égalité des chances dans toutes les sphères de la société canadienne.

 

Bien qu’elles n’y aient pas été invitées formellement, des militantes autochtones prennent part à la commission d’enquête en présentant neuf rapports et en témoignant aux audiences. Pour la première fois, le grand public prend connaissance des nombreuses formes de discriminations qui les touchent spécifiquement. En octobre 1968, une délégation composée de Mary Two-Axe Earley, Betty Deer Brisebois, Charlene Bourque et Cecilia Ouimette, représentant une trentaine de femmes de Kahnawà:ke, se rend à Ottawa pour participer aux audiences et rencontrer Jean Chrétien, alors ministre des Affaires indiennes.

 

Les quatre femmes dénoncent plus spécifiquement l’article 12(1)b) de la Loi sur les Indiens, qui prévoit qu’une femme autochtone épousant un allochtone perdait son statut et ne pouvait le transmettre à ses enfants. À l’inverse, un homme autochtone conservait son statut et son épouse pouvait même jouir de certains droits sur la réserve. En plus de cette disposition, les femmes touchées perdaient leur droit de propriété et la possibilité de participer aux activités politiques dans la réserve. Vu le manque d’habitations, lorsque le conseil de bande appliquait cet article de la Loi, elles étaient bien souvent contraintes à déménager ailleurs avec leurs enfants, les coupant de leur milieu. Dans la pratique, cela réduisait significativement le nombre de personnes autochtones reconnues, accélérant l’assimilation et affectant le tissu social dans de nombreuses communautés. Le témoignage de Charlene Bourque à la Commission, en particulier, met au jour le déracinement subi par les jeunes : « Qui sommes-nous ? Nous vivons à l’indienne, mais dès l’âge scolaire, on vient nous dire qu’il nous faut aller dans des écoles de Blancs. Nous perdons tous nos amis indiens et nous savons bien que nous ne sommes pas des Blancs »[4]

 

 

Le Devoir, 4 octobre 1968, p. 11. Bibliothèques et Archives nationales du Québec

 

Du côté des médias, la couverture des revendications des femmes autochtones à la Commission Bird est discrète et teintée d’une certaine exotisation. Bien qu’il y ait eu des témoignages de femmes autochtones dans d’autres provinces, c’est surtout celui de la délégation de Kahnawà:ke qui semble retenir l’attention des médias québécois, sans doute en raison de la proximité de la réserve avec Montréal. Si des rapprochements sont faits entre les demandes pour des droits égaux provenant des femmes kanien’kehá:ka (mohawks) et des femmes blanches, les différences d’apparence entre ces groupes sont soulignées à grands traits par les journalistes. Dans Le Devoir, on insiste sur le fait que Charlene Bourque « porte un bandeau » et l’on qualifie Betty Deer Brisebois et elle de « jeunes Indiennes fort jolies ». L’article dans La Presse portant sur leur témoignage s’ouvre avec une description physique de Charlen Bourque : « Longs cheveux noirs, le front ceint d’un bandeau multicolore ». Les journalistes anglophones soulignent également ces caractéristiques, qualifiant Bourque de « jolie » et « attirante ».

 

À travers ces commentaires, les médias reproduisent une dichotomie « princesse/squaw », décrite par l’historienne Rayna Green, qui tend à catégoriser les femmes autochtones selon leur respectabilité aux yeux du colonisateur. Le narratif autour de Charlene Bourque en fait une « princesse », qui se sacrifie au nom des jeunes et des femmes sans statut, et les journalistes accordent peu d’attention aux femmes plus âgées l’accompagnant. À l’opposé, d’autres articles sur la Commission dressent un portrait misérabiliste des femmes autochtones plus vulnérables, où elles sont présentées comme sexuellement disponibles : « elles sont traitées avec insolence et servent à assouvir les instincts sexuels d’hommes dépravés trop heureux de trouver à si bon compte des partenaires. Très souvent, ces femmes doivent recourir à la prostitution pour obtenir l’argent nécessaire pour nourrir leurs enfants »[5]. Dans un cas comme dans l’autre, les femmes autochtones sont objectifiées et les journalistes leur accordent peu d’agentivité.

 

Le rapport final de la Commission Bird, déposé en décembre 1970, comprend peu de recommandations qui touchent spécifiquement les femmes autochtones. Les quelques passages qui les concernent sont insérés dans la trame principale qui reste, elle, constituée selon les aspirations des femmes blanches en matière d’éducation, de travail ou de vie familiale. Peu ou pas de distinctions sont apportées entre hommes et femmes autochtones, et même entre les femmes de différentes nations : la plupart des recommandations incluent indistinctement les femmes inuites et des Premières Nations.

 

Par ailleurs, l’assimilation culturelle n’est pas remise en question : il « va de soi » que les enfants autochtones doivent continuer à fréquenter les écoles et les pensionnats, malgré le déracinement et les violences que cela provoque. Les réticences exprimées par certaines femmes au sujet des pensionnats ou des écoles sont attribuées à une méconnaissance de l’éducation offerte par les Blancs : « Quelques Esquimaudes et Indiennes venues témoigner devant la Commission ne comprenaient pas ce qui arrivait à leurs enfants quand ils allaient à l’école loin de chez eux. Comme elles n’avaient jamais vu les internats, elles ne pouvaient partager en imagination les expériences de leurs enfants »[6]. Le rapport mentionne que les conflits de valeurs qui en résultent pourraient alors être « réglés » en éduquant également les adultes. Présentée dans un mémoire, la proposition de l’Alberta Native Women’s Conference de mettre sur pied des programmes éducatifs pour les Blancs afin de les sensibiliser aux réalités autochtones n’est pas retenue dans les recommandations des commissaires.

 

 

Extrait du rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada

 

La pauvreté, le manque d’habitations, la discrimination à l’emploi ou les problèmes familiaux sont peu situés comme résultant de la colonisation ; ils sont plutôt présentés comme un état de fait et il est alors de la responsabilité des Blancs d’« intervenir ». Cinq ans plus tard, en 1975, l’autrice innue An Antane Kapesh offre une tout autre lecture en inscrivant les conditions de son peuple dans plusieurs décennies de dépossession du territoire, des ressources, de la culture, des traditions et des modes de vie. Elle écrit : « À présent, ce n’est pas dans ma culture à moi que je me trouve et ce n’est pas ma propre maison que j’habite. Je vis la vie du Blanc et vraiment, il n’y a pas une journée où je suis heureuse parce que moi, une Indienne, je ne me gouverne pas moi-même, c’est le Blanc qui me gouverne »[7].

 

En ce qui concerne l’article 12(1)b, les commissaires recommandent que la Loi sur les Indiens soit modifiée afin qu’une femme autochtone épousant un allochtone puisse conserver son statut et le transmettre à ses enfants. Cette revendication, chère aux femmes de Kahnawà:ke qui s’étaient déplacées à Ottawa, est finalement satisfaite… quinze ans plus tard. Et encore, ce n’est qu’en 2019 qu’un projet de loi permet enfin à des femmes autochtones, toujours privées de leur statut, de le regagner sans exception. Au final, c’est moins la Commission Bird que le militantisme de nombreuses organisations – dont Indian Rights for Indian Women, l’association Femmes Autochtones du Québec et l’Alliance laurentienne des Métis et des Indiens sans statut du Québec – qui permet d’abroger l’article discriminatoire.

 

Les femmes kanien’kehá:ka trouvent certaines alliées parmi le mouvement des femmes de l’époque. Grace MacInnis, députée néo-démocrate de Vancouver-Kingsway, et Thérèse Casgrain, figure connue des milieux féministes québécois, les accompagnent à Ottawa et s’assoient à leurs côtés durant leur témoignage à la Commission. Quelques années plus tard, en 1975, de nouveaux liens se nouent à la suite de la Conférence mondiale de l’Année internationale de la femme des Nations unies, tenue à Mexico. Une délégation de Kahnawà:ke, composée notamment de Mary Two-Axe Earley, révèle sur la scène internationale les discriminations que rencontrent les femmes autochtones au Canada. Lors de leur retour à la réserve, une soixantaine de femmes reçoivent un avis d’éviction de la part du conseil de bande[8]. La Fédération des femmes du Québec fait alors pression sur les différents paliers de gouvernement pour modifier la Loi sur les Indiens et abroger l’article 12(1)b). Thérèse Casgrain, dans une lettre ouverte publiée au Devoir, rappelle qu’il s’agissait d’une des recommandations de la Commission Bird cinq ans plus tôt[9].

 

La Commission Bird a-t-elle été une occasion manquée de lancer un réel dialogue sur les conditions des femmes autochtones ? Carrie Best, une journaliste noire, déplorait le fait que les commissaires n’aient pas pris les mesures nécessaires pour que les femmes autochtones et les femmes noires de sa province soient conviées aux audiences publiques et que les leaders de ces communautés soumettent des mémoires[10]. Dans son ensemble, le rapport de la Commission envisage peu les différents intérêts des femmes, qu’elles soient de diverses classes ou origines ethnoculturelles, et encore moins des femmes autochtones de nations différentes, vivant dans des contextes parfois opposés.

L’idée même d’égalité de droit entre hommes et femmes, qui constitue en quelque sorte le fil conducteur du rapport, n’a pas la même signification dans les communautés autochtones, où les genres sont perçus comme étant complémentaires, parfois non figés, et où l’émancipation des femmes ne se réfléchit pas nécessairement comme étant séparée de celle des hommes. Les commissaires n’envisagent pas, non plus, la responsabilité des peuples colonisateurs et de leurs gouvernements, pourtant centrale dans nombre de problématiques soulevées dans les sections du rapport concernant les femmes autochtones.

Les témoignages aux audiences et les mémoires soumis par différents groupes ont toutefois permis de faire surgir les enjeux et les revendications touchant les femmes autochtones dans l’actualité, souvent en leur donnant la parole directement, alors que leurs voix étaient marginalisées dans l’espace public. En s’invitant sur la scène des droits des femmes, les militantes de plusieurs communautés ont attiré l’attention sur les conséquences concrètes du colonialisme et ont donné le coup d’envoi à plusieurs décennies de mobilisations, menant à des changements sociaux, politiques et juridiques majeurs.

 

 

 

NOTES DE BAS DE PAGES
[1] Dès le début des années 1960, nombre de militant·es indépendantistes s’appuient sur les théories décoloniales pour penser la condition des Canadien·nes français·es. Le Front de libération du Québec ou le Front de libération des femmes du Québec font écho, par exemple, au Front de libération national en Algérie. Comme le remarque l’historien Sean Mills, cette lecture n’est pas sans contradictions internes et plusieurs intellectuel·les questionnent les filiations entre les mouvements de libération des Québécois·es francophones et ceux des peuples autochtones, des Noir·es, des Cubain·es ou des Algérien·nes à la même époque.

 

[2] Comme plusieurs militantes et intellectuelles l’ont souligné à juste titre, le projet colonial visait particulièrement les femmes autochtones, le pouvoir qu’elles détenaient et leur rôle de transmission culturelle. Elles ont été marginalisées notamment à travers la Loi sur les Indiens (1876), qui établissait les réserves et imposait un système de gouvernance patriarcal à travers les conseils de bande.

 

[3] La Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada est présidée par la journaliste Florence Bird et composée des commissaires Jacques Henripin, John Peters Humphrey, Lola M. Lange, Jeanne Lapointe, Elsie Gregory MacGill et Doris Ogilvie, et de la secrétaire générale Monique Bégin.

 

[4] Thérèse Vaillancourt, « Un problème poignant : celui des métis », La Presse, vendredi 4 octobre 1968, p. 14.

 

[5] « Commission d’enquête sur la situation des femmes : L’exploitation dont sont victimes les femmes indiennes est scandaleuse », Le Devoir, 6 août 1968, p. 11.

 

[6] Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, p. 241.

 

[7] An Antane Kapesh, Eukuan nin matshi-manitu innushkueu: Je suis une maudite sauvagesse. Montréal, Mémoire d’encrier, 2019, p. 189.

 

 

[8] Les conseils de bande constituent la structure politique mise en place par l’État canadien pour administrer les réserves, sans égard aux modes de gouvernance traditionnels. Déjà en 1968, les femmes kanien’kehá:ka qui témoignaient à la Commission Bird soulignaient que les hommes sur les réserves n’avaient « rien à perdre » dans l’application de la Loi sur les Indiens, car ils profitaient des terrains abandonnés par les femmes ayant perdu leur statut. À Kahnawà:ke en particulier, l’élection d’un nouveau conseil de bande avait mené à une application beaucoup plus stricte de l’article 12(1)b).

 

[9] Thérèse Casgrain, « Un cas flagrant de discrimination anti-féminine à Caughnawaga », Le Devoir, 26 juin 1975, p. 4.

[10] « Commission d’enquête sur les femmes : On ne rejoint pas les hommes, les jeunes, les femmes de race noire et les Indiennes », Le Devoir, 17 septembre 1968, p.

 

 

 

RÉFÉRENCES
ANTANE KAPESH, An. (2019). Eukuan nin matshi-manitu innushkueu: Je suis une maudite sauvagesse. Montréal : Mémoire d’encrier.
BASKIN, Cyndy. (2019). « Contemporary Indigenous Women’s Roles : Traditional Teachings or Internalized Colonialism? », dans Violence Against Women.
Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada et BIRD, Florence. (1973). Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada. Ottawa : Information Canada.
FREEMAN, Barbara M. (1998). « Same/Difference : The Media, Equal Rights and Aboriginal Women in Canada, 1968 », dans The Canadian Journal of Native Studies, XVIII(1), 87-115.
GREEN, Rayna. (1975). « The Pocahontas Perplex: The Image of Indian Women in American Culture », dans The Massachusetts Review16(4), 698-714.
HANSON, Erin. (s. d.). Marginalization of Aboriginal women. Récupéré de https://indigenousfoundations.arts.ubc.ca/marginalization_of_aboriginal_women/
MILLS, Sean. (2011). Contester l’empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963-1972. Montréal : Hurtubise.
MORRIS, Cerise. (s. d.). « Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada », dans L’Encyclopédie Canadienne. Récupéré de https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/commission-royale-denquete-sur-la-situation-de-la-femme-au-canada
RICCI, Amanda. (2016). « Bâtir une communauté citoyenne : le militantisme chez les femmes autochtones pendant les années 1960 à 1990 », dans Recherches amérindiennes au Québec46(1), 75‑85.