Billetterie

Autour de Quartett

Le support – Les Liaisons dangereuses (1782)

 
Choderlos de Laclos (1741-1803) écrit Les Liaisons dangereuses (1782) alors qu’il est de passage de garnison en garnison comme officier d’artillerie. Son expérience militaire lui offre un point de vue privilégié sur le libertinage aristocratique de l’Europe des Lumières. En grand disciple de Jean-Jacques Rousseau, il y fait la critique des mœurs dépravées de la noblesse de son époque. À sa sortie, le célèbre roman épistolaire est pris d’un succès de scandale. Laclos démantèle cruellement l’image et les valeurs de l’Ancien Régime finissant au sein duquel le conformisme de la morale religieuse affronte le libéralisme de la Révolution.
 
 
 

La pièce – QUARTETT (1981)

 
Quand Heiner Müller décide de s’emparer des Liaisons Dangereuses, c’est pour en retirer la substance nourricière d’où s’abreuve la perversité du libertinage de mœurs de la noblesse. QUARTETT est la seule pièce de l’auteur ancrée dans des conventions aristocratiques. Bien que le titre de l’œuvre annonce une partition pour quatre acteurs, QUARTETT met uniquement en scène les deux personnages phares de l’œuvre de Laclos, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Le sens de l’intitulé vient plutôt du dédoublement de leurs rôles alors qu’ils se mettent à incarner tour à tour, et pour leur unique plaisir, les victimes sacrificielles de leur libertinage.
 
En condensant en une vingtaine de pages l’imposante correspondance entre les deux amants, Müller déconstruit complètement les rapports de séduction et fait advenir un lieu où des pulsions presque animales se révèlent. « Chaque mot ouvre une blessure, chaque sourire dévoile une canine », nous dit Valmont.
 
Pour Merteuil et Valmont, le plaisir (essentiellement obscène) vient avec la maîtrise du travestissement auquel ils se livrent. Ainsi, dans un premier temps, Valmont joue la dévote présidente de Tourvel tandis que Merteuil interprète Valmont. Puis, alors que Valmont reprend ses habits de prédateur, Merteuil devient la jeune Cécile de Volanges, sa propre nièce virginale. Chaque joute verbale est crue, directe, débarrassée du maniérisme langagier de Laclos, mais toujours construite. Elle se fait spectacle de l’amoralité, délectation du mal. L’union des deux libertins ne peut se faire que par ce détour, dans ce face-à-face à quatre où les plaisirs de la langue sont tout autant intellectuels et charnels que funestes.
 
 
 

Confluences

 
Müller entreprend son adaptation des Liaisons dangereuses en 1950, alors qu’il se situe davantage dans le sillon de la pièce didactique brechtienne (LE BRISEUR DE SALAIRES, LA CORRECTION). Il laisse son projet inachevé presque 30 ans, puis y revient en 1980, alors qu’il commence à se concentrer sur la réécriture des mythes et autres récits canoniques. À ce moment-là, il travaille tout particulièrement une dramaturgie de la fragmentation et de la dissolution du corps, en fusion avec le paysage et le monde industrialisé (HAMLET-MACHINE, MÉDÉE-MATÉRIAU). La pièce est publiée l’année suivante et présentée en première mondiale le 7 avril 1982 à la Schauspielhaus Bochum. Aujourd’hui, elle est de loin l’une des pièces les plus jouées et traduites (dans plus de 30 langues) du répertoire de l’auteur.
 
Dans QUARTETT, on ressent bien les influences de Brecht et d’Artaud qui traverseront aussi l’entièreté de son œuvre. D’un côté, on retrouve l’esthétique innovatrice de la distance brechtienne qui puise dans une conscience et une connaissance fine des enjeux sociopolitiques et historiques. De l’autre, on retrouve un théâtre qui en appelle à l’incarnation de la chair, à la traversée de multiples états de corps (morts et vivants) et à une réflexion métaphysique sur la fatalité, le devenir, la mort et le néant.
 
 
 

Déréliction

 
« Frottons nos peaux l’une contre l’autre. Ah l’esclavage des corps. Le tourment de vivre et de ne pas être Dieu. Avoir une conscience, et pas de pouvoir sur la matière. »
 
– Merteuil
 
 
 
À défaut de devenir des « machines » à jouir, Merteuil et Valmont s’adonnent à des tergiversations philosophiques autour de leur prison de chair désertée de Dieu. Par peur de vieillir, Valmont traque le passage du temps sur son corps : « Qui pourrait faire que s’arrêtent et se dressent les horloges du monde : l’éternité comme érection perpétuelle. » L’entité Valmont (car parfois ce personnage est interprété par Merteuil) joue aussi au romantique avec une réflexion métaphysique : « Ah le néant en moi. Il croît et m’engloutit. Il lui faut sa victime quotidienne ». Le programme philosophique du libertinage de Merteuil est plus difficile à circonscrire, car celle-ci se dérobe sans cesse au regard d’autrui. Peut-être recèle-t-elle un potentiel révolutionnaire en ce qu’elle échappe à la domination masculine. Dans sa lettre LXXXI, la Merteuil de Laclos n’écrit-elle pas : « [je suis] née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre »? Et celle de Müller : « Votre corps est le corps de votre mort, Valmont. Une femme a de multiples corps »?
 
 
 

Remémoration

 
QUARTETT se joue quelque part entre « un salon d’avant la Révolution française » et « un bunker d’après la troisième guerre mondiale ». Le salon comme lieu mondain s’oppose au bunker, lieu d’incarcération et d’isolement non loin du tombeau : deux prisons sous le voile d’une protection face à l’extérieur. Le lieu évoqué par Müller indique une double temporalité : un présent (celui de l’œuvre) dans lequel préfigure un passé (la Révolution française) selon lequel le futur est sans issue (une troisième guerre mondiale). Müller pose ici un commentaire sur le temps historique, jamais linéaire et unidirectionnel. Inspiré par la notion d’« à-présent » de Walter Benjamin, le dramaturge fait éclater le continuum temporel de l’Histoire afin d’en saisir la constellation que chaque époque forme avec celle qui la précède. En campant QUARTETT dans cet espace intemporel, Müller élargit le conflit entre les deux libertins aux puissances destructrices de la modernité. La violence qui sévit entre Merteuil et Valmont découle des guerres passées et celles du XXe siècle, et s’épanche jusqu’à celles à venir.
 
D’ailleurs, les inserts sous forme de paraphrases, d’allusions, de citations directes ou de références que fait Müller à certains passages de l’Ancien Testament et à certains poètes et philosophes allemands du siècle des Lumières, tels que Schiller, Goethe, Faust, Nietzsche, Büchner ou Wedekind, font écho à ce même processus de condensation et de remémoration. Ainsi, le matériau des Liaisons dangereuses ne sert pas tant de trame de fond à QUARTETT que de support auquel se greffent d’autres voix et discours appartenant à diverses époques.
 
 
 

Miroirs

 
« Que dit votre miroir. C’est toujours l’autre qui nous y regarde.
C’est lui que nous cherchons quand nous creusons à travers les corps étrangers,
nous quittant nous-mêmes. »
 
– Valmont
 
 
 
La dramaturgie de Müller travaille toujours à mettre le regard en tension. Les jeux de travestissement auxquels se livrent Merteuil et Valmont n’y échappent pas. Ce spectacle de soi tient justement dans la tension entre le regardant (voyeur) et le regardé. Les oppositions binaires sont d’ailleurs complètement inopérantes dans cette dramaturgie qui travaille davantage les figures du double. Müller cherche sans cesse à faire coexister le Je et l’Autre en un seul corps. Dans ces jeux de miroirs, il est facile de se complaire dans une image de soi éphémère et de se perdre dans une culture du narcissisme. Évidemment, on sent bien que les personnages de Müller dévoilent une partie d’eux-mêmes dans cette mise en scène de soi. Le masque révèle bien plus qu’il ne dissimule. Les personnages expérimentent concrètement les limites de leur corps humain et les constructions sociales qui s’y rattachent. En ce sens, peut-être que la dramaturgie de Müller, dans ce cas-ci, doit plus à Genet (LES BONNES) qu’à Laclos.
 
 
 

Entre deux corps

« C’est ma peau qui se souvient », dit Merteuil alors qu’elle s’abandonne à une jouissance solitaire dans son monologue d’ouverture. Chez Müller, c’est par le corps que s’éveille la mémoire. Le plaisir de la chair appelle la danse funèbre que Merteuil et Valmont s’apprêtent à consommer pour une énième fois.
 
À propos de QUARTETT, Müller écrit :
QUARTETT est une réaction au problème du terrorisme, avec un contenu, avec un matériau qui superficiellement n’a rien à voir avec cela. Le support, Les Liaisons dangereuses (1782) de Laclos, je ne l’ai jamais lu en entier. Ma source principale a été la préface d’Heinrich Mann à la traduction qu’il en a faite. Le problème principal que j’ai eu en écrivant QUARTETT a été de trouver une forme dramatique pour un roman épistolaire, et cela n’a été finalement possible qu’en passant par le jeu : deux personnes jouent le rôle de quatre. 1
 
Quand il parle de sa pièce comme d’une réaction au terrorisme, Müller se réfère à l’emploi systématique de la violence, mais aussi à la « violence d’état » se trouvant au cœur du régime de la « Terreur » à l’époque de la Révolution française et dont l’image de la guillotine hante encore les esprits.
 
Ainsi, QUARTETT dépeint le germe de cette violence à même l’espace entre deux corps, ceux d’une femme et d’un homme qui rejouent sans cesse la dévastation insidieuse de leur chair. « Quelque chose vit, entre l’homme et la bête », dit Merteuil. Un point de friction, sans doute, entre séduction et prédation, sexualité, mort et pouvoir. La survivance de Merteuil et Valmont tient au fil ténu de leur pulsion de mort et de trahison. Avec une langue crue qui inspire le dégoût moral et physique, QUARTETT en appelle non seulement à l’affect, mais aussi à l’infect et l’infectieux – ce qui est corrompu, souillé. Il faut parfois se les imaginer déjà morts pour comprendre qu’ils ont besoin de cette souffrance, de cette obscénité, pour se sentir en vie.

 
 
 

Heiner Müller (1929-1995)

 
Heiner Müller naît le 9 janvier 1929 à Eppendorf, une commune de Saxe en Allemagne, d’une mère ouvrière et d’un père col blanc. L’année de sa naissance marque le début d’une période de crise économique qui voit germer le nazisme.
 
Durant sa vie, Müller traverse trois grands régimes politiques – dont deux dictatures – desquels sont forgés les espoirs et désespoirs de notre modernité : la République de Weimar, le Troisième Reich et la République démocratique allemande (RDA).
 
Son histoire appartient donc aux « sombres temps 2 », au sens large où l’emploie Hannah Arendt en référence au célèbre poème de Brecht À ceux qui naîtront après nous (1939). Son œuvre est ainsi déterminée et définie par « la déchirure », celle d’Auschwitz; point de vue de l’industrialisation de la mort et de l’anéantissement.
 
Müller est sans aucun doute l’un des auteurs les plus influents du XXe siècle en Occident. La littérature théorique et scientifique entourant son œuvre est monumentale. Elle se divise en deux lectures assez connues de l’auteur 3. L’une le considérant comme un témoin de l’agonie du projet socialiste et donc un « pur produit » de la RDA, et l’autre qui, s’intéressant davantage à la forme révolutionnaire de son écriture fragmentaire, l’intronise comme l’un des pères du théâtre post-dramatique.
 
De 1992 jusqu’à sa mort en décembre 1995, Müller est à la tête du prestigieux Berliner Ensemble fondé par Bertolt Brecht. Bien sûr, son théâtre s’inscrit dans le sillage de l’illustre metteur en scène, mais aussi dans celui, un peu moins connu, du dramaturge et scientifique allemand, Georg Büchner.
 
 
 

Naissance(s) d’un regard

 
Dans son premier essai autobiographique, Le père (1958), Müller écrit dix courts récits de vie qui débutent sous le IIIe Reich et se terminent dans les premières années du pouvoir socialiste. Ils apparaissent comme une première tentative, pour l’auteur, de retracer la naissance du regard qu’il portera, des années plus tard, sur le monde :
 
Le 31 janvier 1933 à 4 heures du matin, son père, alors membre du parti social-démocrate à l’aube d’une Allemagne nazie, est arrêté en pleine nuit. Müller, muet, fixe la scène par l’entrebâillement de la porte de sa chambre. L’image le saisit d’un premier effroi. Il a trois ans. Il ne revoit son père qu’un an plus tard, lors d’une première visite au camp.
 
Un matin d’hiver, Müller rejoint ses amis, mais avec l’arrestation de son père, les choses ont changé. Ils font fi de sa présence alors qu’il entre dans la petite cabine, car il est maintenant un traître à leurs yeux. Müller regarde la scène : les deux enfants jouent à la guerre avec de petits soldats de plomb placés « face à face en rang de bataille ». Müller reste immobile. Il sait qui sont les vrais criminels, mais il ne peut pas les nommer ni le dire à ses amis. Ils l’apprendront par eux-mêmes, plusieurs années plus tard, une fois rendus au front.
 
En 1934, Müller et sa mère attendent devant leur maison le retour du père libéré, mais évincé de sa commune. Il arrive, les embrasse, prend son manteau et repart aussitôt. Le dos « courbé », il retraverse la campagne enneigée. Tous deux assistent à l’image du père qui s’éloigne, peu à peu, sur la route : « Dans l’air froid on pouvait voir loin », raconte Müller.
 
Assis à la table de la cuisine, le jeune Müller doit rédiger un texte sur le projet de construction des autoroutes du régime hitlérien. Sa mère étant au travail, Müller regarde son père préparer le repas. Il le voit compter minutieusement les œufs qu’il met dans la poêle. Son père l’encourage à faire un effort et l’aide à terminer sa rédaction. Il espère trouver du travail.
 
Müller rend visite à son père dans le pavillon des contagieux d’un hôpital à Charlottenburg. Tous deux se regardent longuement à travers une vitre. C’est la dernière fois qu’ils se voient.
 
À travers ces différents regards, on devine la lucidité qui fait de Müller un grand humaniste. Mais cette lucidité a un prix… car elle ne lui est accordée qu’en se reconnaissant comme le traître. Cette double posture le suit toute sa vie. L’ambiguïté et l’ironie de son personnage public servent d’ailleurs à cultiver cette ambivalence : l’allié et le dissident. Le dramaturge passe l’entièreté de sa vie des deux côtés du mur, alors que ses œuvres jouissent d’une notoriété qui lui donne le privilège de voyager à l’étranger pendant ses années en RDA. Un pied toujours à l’Est et l’autre à l’Ouest.
 
Ces récits témoignent aussi du retour impossible du père. L’attente irrésolue du fils. La fin inachevée. Peut-être est-ce ici, devant cet impossible à venir, que la conscience historique teintée de pessimisme de Müller prend réellement son ancrage. Il se qualifie lui-même d’un « défaitiste constructif ». Le théâtre de Heiner Müller en est un de la mémoire et de l’Histoire dans la tradition de Walter Benjamin, c’est-à-dire un théâtre où le palimpseste et la rupture de la cause à effet forment le nouveau cadre du temps historique (beaucoup plus approprié que la linéarité). Chez Benjamin, le présent préfigure un passé sans avenir.
 
Le regard de Müller est pris au piège sous l’éboulis du paysage dévasté 4 de l’histoire. Il fixe maladivement la scène sous une pluie d’images, de discours et de sons… qui lui proviennent des rues de la fanfare hitlérienne jusqu’au ciel d’Hiroshima et de Nagasaki.
 
 
 

Une première période d’écriture

 
En 1951, à la suite de l’union entre le Parti social-démocrate (SDP) et le Parti communiste d’Allemagne (KDP), le père de Müller est inquiété par les Soviétiques et part se réfugier à l’Ouest. À ce moment, Müller décide de rester à l’Est et de gagner Berlin. Il assiste alors à la naissance du Parti socialiste unifié d’Allemagne (qui deviendra la RDA) en même temps qu’à « la nationalisation des usines et à la collectivisation des campagnes 5 ». Il y habite jusqu’à son démantèlement en 1990. Cette décision a de grandes répercussions sur sa carrière.
 
Il commence à écrire de la poésie à la même époque, au milieu de sa vingtaine (Le père, Deux lettres, Autoportrait deux heures du matin). Parallèlement, il vit ses premières expériences de journalisme auprès de l’Union des écrivains. En 1958, il devient dramaturge (au sens de conseiller artistique) au théâtre Maxim Gorki à Berlin-Est.
 
Sa première période d’écriture suit les traces du projet dramaturgique de Bertolt Brecht avec son « Lehrstück » ou « pièce didactique » ou « de production ». Le modèle brechtien relate généralement les aléas de la vie industrielle et agricole. Müller reçoit le prix Heinrich Mann en 1959 pour sa pièce LE BRISEUR DE SALAIRES (1958), prix qu’il partage avec sa femme la poétesse Inge Müller. Il écrit aussi LA CORRECTION en 1961 au moment même où le mur de Berlin est érigé. La première représentation de sa pièce L’ÉMIGRANTE lui vaut d’être exclu de l’Union des Écrivains, puis mis au ban de la République des Lettres (cela équivaut à une interdiction de publication).
 
La création sous le régime de la RDA durant cette période (50-60), se fait selon le cadre esthétique rigide du réalisme-socialisme inspiré du modèle soviétique (défini comme méthode par Staline). La revue théâtrale de la RDA, Theater der Zeit (à partir de 1946), sert de courroie de transmission entre les hommes de pouvoir et la collectivité théâtrale. Les théâtres sont alors surveillés de très près, tout particulièrement par la Stasi – la puissante police d’État de la RDA. Cette dernière exerce une politique culturelle radicale où les membres vont parfois jusqu’à assister aux répétitions. Les fonctions accordées au théâtre et à l’art se réduisent alors à l’acclamation (sorte d’autocélébration) et l’anticipation 6 positive vis-à-vis la réalisation du programme socialiste. Les artistes sont commandés de produire des œuvres traitant de la vie de travail mettant en scène des héros positifs, des individus prêts au sacrifice pour la réalisation des buts collectifs. Les porte-paroles de la ligne officielle tiennent un discours théologique renchéri par « l’idée de progrès » empruntée aux Lumières.
 
Cela dit, et c’est bien connu aujourd’hui, les artistes en RDA développent « tout un système de détour 7 » pour contourner cette censure : références indirectes, allusions, mimiques, usage de mythes et d’allégories, etc. Une relation privilégiée se crée ainsi entre la scène et les gens du public invités à décortiquer les énigmes et les sous-entendus qui leur sont proposés.
 
Malgré un théâtre dissident et révolutionnaire, Müller s’attire les foudres des intellectuels ouest-allemands qui l’accusent notamment d’avoir informé la Stasi : « On me demandait mon avis sur telle ou telle affaire. Je savais que je ne parlais pas à l’armée du salut, et je devais savoir quand il était préférable de mentir », confie-t-il dans un entretien accordé au journal Le Monde en janvier 93. Müller ne nie pas sa collaboration avec la police d’État, mais reste ambigu sur ses motivations.
 
 
 

Les réécritures

 Dès les années 60, les critiques de la ligne officielle émergent, puis s’amplifient à la suite du Printemps de Prague de 1968. L’image d’une humanité en marche vers un avenir meilleur ne tient plus. On en appelle à une nouvelle conception de l’Histoire et de l’alternative socialiste afin de mesurer l’écart entre les idéaux et la réalité.
 
Müller débute alors sa période « des réécritures » où il revisite des figures de la mythologie grecque, ainsi que des textes anciens ou canoniques (Shakespeare par exemple). Il s’immisce alors dans les interstices et les contrepoints de l’Histoire passée pour mieux ausculter les racines de son présent. Durant cette période, il écrit un PHILOCTÈTE SANS DIEU(X) en 1964, puis HÉRAKLÈS 5 en 1964 et HORACE en 1968.
 
Au milieu de cette décennie, sa femme décède. Par la force des choses, son théâtre se transforme à mesure que sa désillusion grandit et que le socialisme s’effrite.
 
Au milieu des années 70, il devient ensuite dramaturge au Berliner Ensemble, puis à la Volksbühne à partir de 1976. Il vit une vie privilégiée et voyage partout où son œuvre est jouée : de l’Europe jusqu’aux États-Unis. Il devient membre de l’Académie des Arts de la RDA en 1983. Institution qu’il préside à partir de 1990.
 
 
 

Le fragment

 
En 1977, il fait ses « adieux à la pièce didactique » brechtienne dans une lettre du même titre. Il se tourne alors vers une forme plus condensée, brève et fragmentaire. L’effet de condensation donne un aspect prophétique et hanté à son écriture. En regard d’un monde qui n’a plus d’Histoire, Müller rejette la forme du drame : « Mon drame n’a plus lieu », dit son Hamlet. Morts et vivants cohabitent maintenant sur scène.
 
Sa dramaturgie devient alors une usine à explorer de nouvelles formes dramatiques. Une « factory », comme il le dit lui-même. La machine müllérienne recycle, récupère, intègre, puis digère divers matériaux, textes et voix, pour mieux les réexposer et les transfigurer : « La machine coupe plus profondément dans le vivant et tient même les morts en main 8. » Müller explore alors la capacité de contagion entre divers événements historiques et artistiques. C’est à cette époque que certaines pièces telles que MÉDÉE-MATÉRIAU (1974), HAMLET-MACHINE (1977), RIVAGE À L’ABANDON (1982) et PAYSAGE SOUS SURVEILLANCE (1984), participent à le consacrer auteur post-dramatique.
 
Avec ce travail intertextuel, Müller prend une position de résistance devant un patrimoine historique et culturel. Il invite à entrer dans l’ère du doute et du soupçon. À ne jamais penser seul, mais toujours avec, en lien, à partir de. En inquiétant notre regard, l’écriture de Müller fait trembler l’hégémonie du savoir et de la connaissance.
 
 
Dossier réalisé par Myriam Stéphanie Perraton-Lambert
 
 

 

1. Müller, Heiner. (1996). Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures, Une autobiographie. Traduit de l’allemand par Deutsch, Michel & Laure Bernadi, Paris : L’Arche, p.268.
2. Arendt, Hannah. (1974). Vies politiques. Traduit de l’anglais et de l’allemand par Éric Adda, Jacques Bontemps, Barbara Cassin, Didier Don, Albert Kohn, Patrick Lévy, Agnès Oppenheimer-Faure. Paris : Gallimard, p.9.
3. Comme le dit si justement Jean-Pierre Morel dans la présentation de son essai sur le théâtre de Müller intitulé L’Hydre et l’ascenseur (1996).
4. Pour reprendre le titre magnifique de Naugrette. Catherine. (2004). Paysages dévastés. Le théâtre et le sens de l’humain. Belval : Circé.
5. Morel, Jean-Pierre. « Heiner Müller (1929-1995) ». Via Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 6 mars 2019. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/heiner-muller/
6. Baillet, Florence. (2004). L’Utopie en jeu. Critiques de l’utopie dans le théâtre allemand contemporain. Paris : Éditions CNRS, p.32.
7. Ibid., p.51.
8. Müller, Heiner. (1996). Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures, Une autobiographie. Traduit par Michel Deutsch avec la collaboration de Laure Bernardi. Paris : L’Arche, p.271.