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Le reste vous le connaissez par le cinéma

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Extrait d’entretien

 
— Martin Crimp, à votre avis qu’est-ce que le théâtre peut dire aujourd’hui que le cinéma ou le roman ne peut pas dire?
 
— C’est certainement une question d’expérience, parce que le théâtre réunit des acteurs et des spectateurs, ce que le cinéma n’offre pas. Un livre le fait, mais un livre se joue dans la tête de chacun. Le théâtre se joue dans l’espace et dans les corps même du public et des acteurs. Le dramaturge est un être privilégié, car on lui offre un instrument magnifique composé d’acteurs et de spectateurs, avec le courant électrique qui est généré entre les deux. Dans ce sens, le théâtre peut dire quelque chose de différent, ou si vous me permettez un mot un peu démodé, de collectif. C’est une expérience collective et unique. Ce que l’on observe sur la scène fait du théâtre la grande épreuve du langage, une façon d’éprouver la société à travers sa parole et son discours. Même esthétiquement, les mots sont mis à l’épreuve. […] le langage dans le théâtre doit être exact, car l’épreuve du collectif est si importante que chaque choix est vital.
 

– Extrait d’entretien de Christophe Rauck avec Martin Crimp, lors de la création de GETTING ATTENTION au Théâtre Vidy Lausanne, novembre 2005

 
 
 

Tendre et cruel : le théâtre dialectique de Martin Crimp

 
L’auteur britannique Martin Crimp, né à Dartford en 1956, est une figure incontournable de la dramaturgie contemporaine. Héritier de Samuel Beckett, d’Eugène Ionesco et de Harold Pinter, le théâtre de Crimp se caractérise par un travail d’exploration et d’expérimentation sans cesse renouvelé. Malgré cette grande diversité stylistique et formelle au sein de son œuvre, il convient d’observer que sa dramaturgie en est une qui bouscule autant les codes réalistes de la représentation fictionnelle que les conventions d’écriture liées à la construction du personnage et de la fable.
 
ATTEINTES À SA VIE (1997), par exemple, une pièce qui représente un véritable pivot dans la dramaturgie de Crimp, se décline sous la forme de dix-sept scénarios. Ces scénarios constituent autant d’attentats et de tentatives à l’intérieur desquels des voix non assignées esquissent un portrait fragmenté d’une femme aux multiples personnalités, Anne/Ann/Annie/Anya/Anuschka, figure centrale du drame, absente et énigmatique. De la même façon, dans FACE AU MUR (2002) ou encore dans les scènes de chœur dans LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA (2013), Martin Crimp indique un changement d’interlocuteur ou d’interlocutrice par un chiffre ou par un simple tiret, transformant, voire parfois évinçant, du même coup la notion d’incarnation du personnage.
 
À travers cette tendance, Crimp concentre son travail d’écriture autour du sens et du rythme des mots, ainsi qu’autour d’une orchestration soignée des voix qui portent les dialogues. De tels procédés dramaturgiques bousculent aussi les conditions de réception de ses pièces en contexte de représentation, nous laissant parfois avec l’étrange et fascinante impression que les interprètes sont en train de fabriquer la fiction en temps réel sur la scène. Néanmoins, ces expérimentations formelles à l’égard de la partition textuelle et des mécanismes de la fiction ne se font jamais au détriment de l’accessibilité de la langue, dont le registre est celui de l’oralité quotidienne.
 
Plusieurs qualifient d’ailleurs son œuvre de « théâtre de voix », propice à l’élaboration d’« espaces culturels et mentaux » témoignant de la friabilité de la condition humaine et de la complexité des enjeux de nos sociétés occidentales contemporaines. Sur ce dernier point, le théâtre de Crimp évolue « sur une ligne de crête qui est celle du non-manichéisme », comme le remarquait la journaliste française Laure Adler. Maintenir cette dialectique, ou cette fragile mise sous tension de la pensée, est l’une des exigences du métier de dramaturge selon Crimp, car pour créer un dialogue qui porte à réfléchir, l’auteur doit « apprendre à se tenir de part et d’autre » des discours critiques et des prises de position de son temps.
 
L’un des thèmes de prédilection de Crimp est celui des rapports de domination entre les individus, dans les sphères de l’intime et du politique. Ses pièces s’ouvrent généralement sur une situation réaliste apparemment banale, mais à l’intérieur de laquelle l’auteur introduit graduellement des fissures et de l’étrangeté, laissant ainsi affleurer les jeux de pouvoir, la violence enfouie ainsi que les zones de désir et d’opacité intrinsèques aux relations interpersonnelles. Les dialogues crimpiens sont à la fois « tendres et cruels », souvent empreints d’ironie et d’un humour caustique.
 
 
 

Le parcours de dramaturge de Martin Crimp

 
La carrière de dramaturge de Crimp débute dans les années 1980, alors qu’il se joint au groupe d’écrivains et d’écrivaines en résidence de l’Orange Tree Theater de Richmond. Ce théâtre de création de la banlieue londonienne porte à la scène ses premières pièces telles que LIVING REMAINS (1982), FOUR ATTEMPTED ACTS (1984), DEALING WITH CLAIR (1988) et PLAY WITH REPEATS (1989). Parallèlement, quelques-unes de ses pièces sont aussi diffusées sur les ondes de la radio BBC : THREE ATTEMPTED ACTS (1985), DEFINITELY THE BAHAMAS (1987), DEALING WITH CLAIR (1992) et THE COUNTRY (1997).
 
La décennie suivante marque un tournant dans son parcours, alors que ses pièces sont jouées dans les grands théâtres de Londres. En 1990, il entame avec NO ONE SEES THE VIDEO une longue et fructueuse collaboration avec le prestigieux Royal Court Theater, une institution dédiée au soutien et au rayonnement de la nouvelle dramaturgie britannique : parmi les auteur·es qui sont passée.s dans cette enceinte, mentionnons Edward Bond, Sarah Kane et Caryl Churchill. C’est d’ailleurs au Royal Court que seront produites la plupart des pièces de Crimp : GETTING ATTENTION (1991), THE TREATMENT (1993), ATTEMPTS ON HER LIFE (1997), THE COUNTRY (2000), FACE TO THE WALL (2002), FEWER EMERGENCIES (2005), THE CITY (2008) et IN THE REPUBLIC OF HAPPINESS (2012).
 
Au tournant des années 2000, son théâtre est joué sur les scènes au-delà de l’Angleterre : il a notamment collaboré en France avec Luc Bondy (TENDRE ET CRUEL, 2004) ainsi qu’avec le compositeur britannique George Benjamin pour lequel il a écrit les livrets des opéras INTO THE LITTLE HILL (2006), WRITTEN ON SKIN (2012) et LESSONS IN LOVE AND VIOLENCE (2018). Crimp a également développé une étroite complicité artistique avec la metteuse en scène britannique Katie Mitchell depuis la création de THE COUNTRY. La pièce LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA a d’abord été créée en allemand sous le titre ALLES WEITERE KENNEN SIE AUS DEM KINO avec Mitchell en 2013, au Deutsches Schauspielhaus d’Hambourg. Par ailleurs, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA est le troisième texte de Martin Crimp à être joué dans l’enceinte du Théâtre ESPACE GO, après LA VILLE (Denis Marleau, 2014) et LE TRAITEMENT (Claude Poissant, 2003, 2005 et 2007).
 
 
 

Réécrire le discours du messager

 
Outre la création de ses propres drames et des traductions de nombreuses pièces du français vers l’anglais (Molière, Ionesco, Genet, Koltès), Martin Crimp s’est également plongé dans le répertoire tragique grec pour mieux le revisiter. En 2004, il a écrit CRUEL AND TENDER/TENDRE ET CRUEL, d’après LES TRACHINIENNES de Sophocle. À l’époque, Crimp avait cherché à inscrire la pièce dans l’actualité, évacuant les détails du mythe grec pour faire plutôt écho à la guerre en Irak. Il y avait donc, comme l’a remarqué Crimp en entretien, un « léger aspect fait divers à cette réécriture ».
 
Dix ans plus tard, Crimp renoue avec la tragédie antique en écrivant LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, d’après la pièce d’Euripide LES PHÉNICIENNES. Cette fois, le dramaturge a abordé le processus de réécriture différemment :
 
 
« Pour LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA […] j’ai préservé les transactions essentielles des scènes grecques et j’ai utilisé le chœur de manière ultramoderne, pour fixer le cadre. […] Je ne voulais pas qu’il y ait la moindre réduction, je voulais préserver et restituer les détails issus de la mythologie. Donc ma façon d’aborder les classiques a changé. En travaillant sur les tragiques Grecs depuis 2004, j’ai découvert qu’il n’y a rien de nouveau… Quand j’écris des pièces où il y a un récit, qu’est-ce que je fais? Eh bien, je ne fais que reproduire le discours du messager dans la tragédie grecque. »
 
– Extrait d’un entretien de Martin Crimp avec Laure Adler, diffusé à l’émission Hors-champs sur les ondes de France Culture le 24 juin 2014)
 
 
 

Un épisode du cycle thébain

 
LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA raconte l’histoire de la guerre fratricide entre Polynice et Étéocle, les deux fils d’Œdipe et Jocaste, qui s’affrontent pour la possession du trône de Thèbes. Il s’agit de l’un des épisodes du cycle thébain, une épopée perdue consacrée à la destinée tragique des Labdacides, la lignée royale de la cité cadméenne de Thèbes.
 
L’auteur à l’origine de ce cycle nous est inconnu et l’épopée originale est perdue, mais ses épisodes ont été repris par d’autres poètes grecs épiques et tragiques tels qu’Homère, Eschyle, Sophocle et Euripide. Les deux épisodes les plus revisités et les plus connus du cycle sont certainement l’ŒDIPODIE (ou l’histoire d’Œdipe) et la THÉBAÏDE (ou la guerre des sept chefs contre Thèbes, conséquence de la querelle entre les fils d’Œdipe, Polynice et Étéocle).
 
 
 

L’épisode d’Œdipe

 
Le Sphinx : Il est sur terre un être à une voix, ayant deux et quatre et trois pieds; seul il change parmi ceux qui vont sur le sol, en l’air et dans la mer; mais quand il marche en s’appuyant sur plusieurs pieds, c’est alors que son corps a le moins de vigueur.
 
Œdipe : Ô chanteuse des morts au vol sinistre, écoute malgré toi notre voix qui met fin à tes crimes. C’est l’homme qui petit, étant sorti du sein, a d’abord quatre pieds lorsqu’il se traîne à terre; puis vieux, comme un troisième il appuie son bâton, quand sous le faix de l’âge, il tient courbée la nuque.
 
– Argument des PHÉNICIENNES d’Euripide, Les Belles Lettres, 1950
 
 
Tirésias : Hélas! hélas! Qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède!
 
– ŒDIPE ROI, Sophocle, Les Belles Lettres, 2007
 
 
Le plus connu des héros du cycle thébain est Œdipe, le fils parricide et incestueux du roi Laïos et de la reine Jocaste. Œdipe est d’abord célébré comme un héros et accède au trône de Thèbes après avoir résolu les énigmes du Sphinx, un monstre ailé à tête de femme et au corps de lion qui dévorait quiconque tentait de franchir les remparts de la cité sans avoir su répondre à ses questions. Des années plus tard, Œdipe tombe cependant en disgrâce lorsqu’il apprend qu’il est l’assassin de son père et l’amant de sa propre mère, avec qui il a eu quatre enfants : Étéocle, Polynice, Ismène et Antigone. Accablé par la révélation de ses origines et la conscience de ses crimes, Œdipe se crève les yeux. Ce fragment du mythe a par ailleurs inspiré à Sophocle la célèbre tragédie ŒDIPE-ROI. Dans LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, Martin Crimp synthétise l’épisode d’Œdipe avec esprit et efficacité, à la manière du « mythe grec pour les nuls » :
 
Tirésias : Les dieux ont mis en garde Laïos de pas s’reproduire
mais y s’reproduit, y’a Œdipe
pis Œdipe malgré toutes les dispositions précautionneuses
le tue pis marie sa prop’ mère
pis quand y découvre les faits réels
(a) de parricide et
(b) d’inceste maternel
y s’crève les yeux
c’qui revient à faire un nœud dans l’histoire d’l’humanité.
 
Créon — Tout l’monde/sait ça.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 9)
 
 
 

La guerre fratricide d’Étéocle et de Polynice

 
Tirésias : Les deux fils – oh? – pensent qu’y peuvent cacher toute ça
en l’forçant à quitter la vie publique :
y le frappent – crachent su’ ses vêtements
pensent qu’y peuvent couper l’nœud dans l’histoire d’l’humanité
mais comme un animal pris dans un coin y s’retourne contre eux
et le nœud s’resserre pis s’resserre… […]
Ces deux garçons vont s’entretuer Créon
– y sont eux-mêmes le nœud –
leurs armées vont laisser des bouts d’leur chair dans l’pré […]
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 9)
 
 
L’épisode du cycle thébain succédant à celui d’Œdipe, la Thébaïde, raconte qu’après qu’Œdipe se fut aveuglé, ses fils Polynice et Étéocle l’enfermèrent dans le palais et l’humilièrent. Œdipe jeta alors une malédiction sur ses fils : ils s’entretuèrent pour la possession du trône de Thèbes. Craignant que la malédiction ne s’accomplisse, les deux frères s’entendirent pour régner sur la cité alternativement, une année sur deux. Polynice convint de laisser Étéocle, l’aîné, siéger sur le trône en premier. Or, au terme de son année de règne, Étéocle refusa de céder sa place. Polynice s’exila alors à Argos, chez le roi Adraste qui est sans héritier masculin. Là-bas, après avoir scellé une alliance politique avec Adraste en épousant sa fille Argia, Polynice entreprit de lever une vaste armée contre Étéocle. Accompagné par l’armée argienne d’Adraste, armée dite des « Sept Chefs », Polynice assaillit la citadelle de Thèbes.
 
 
 

LES SEPT CONTRE THÈBES d’Eschyle

 
Le premier auteur tragique à reprendre l’épisode de la Thébaïde est Eschyle, qui a écrit LES SEPT CONTRE THÈBES en 467 av. J.-C. La tragédie raconte la guerre entre l’armée thébaine (le camp d’Étéocle) et l’armée des Sept Chefs (le camp de Polynice) autour des sept portes de la citadelle cadméenne. Au terme de la guerre, c’est l’armée d’Étéocle qui l’emporte, mais Polynice et Étéocle s’entretuent. Chez Eschyle, le chœur témoignant des événements se compose d’un groupe de Thébaines.
 
 
 

LES PHÉNICIENNES d’Euripide

 
Entre 411 et 408 av. J.-C., soit près de soixante ans après Eschyle, Euripide s’intéresse lui aussi à cet épisode en écrivant LES PHÉNICIENNES. Au Ve siècle av. J.-C., Athènes était une démocratie, et la figure du tyran servait de contre-exemple politique par excellence. C’était le mode de gouvernement à éviter. À cette époque, le passé tyrannique d’Athènes n’était pas si loin et la cité n’allait pas tarder à retomber dans une forme de gouvernement autoritaire à la fin de la guerre du Péloponnèse, avec la « Tyrannie des trente », l’hégémonie de Sparte et l’empire macédonien. La pièce d’Euripide, LES PHÉNICENNES, écrite alors qu’Athènes est en train de perdre la guerre, est imprégnée de cette menace imminente du retour à la tyrannie. Avec sa pièce, Euripide élaborait-il une paraphrase du déclin de sa propre cité? À travers le récit de l’assaut contre Thèbes et de la dérive autocratique des frères ennemis, seraient-ce les ravages de la guerre, la fin de l’âge d’or d’Athènes (la démocratie et la prospérité éprouvées sous Périclès) qu’il aurait tenté de relater? Les discours d’Étéocle et de Polynice n’évoquaient-ils pas, à la manière du pastiche, ceux des sophistes qui proliféraient à Athènes à cette époque?
 
D’un point de vue dramaturgique, à la différence d’Eschyle, la tragédie d’Euripide ne se consacre pas uniquement au récit des affrontements guerriers. Elle accorde en effet beaucoup plus d’importance à la perspective des membres de la famille royale tels que Jocaste, Antigone, Créon (le frère de Jocaste), Tirésias (le devin) et Ménécée (le fils de Créon).
 
Un autre élément important distingue la tragédie d’Euripide de celle d’Eschyle : le chœur est cette fois composé de femmes phéniciennes. Ces jeunes étrangères ont été envoyées en Grèce à titre d’offrandes de la part du royaume de la Phénicie, en reconnaissance des origines phéniciennes de la ville de Thèbes : la mythologie raconte que c’est Cadmos, le fils d’un roi phénicien de Tyr, qui aurait fondé la ville de Thèbes. Dans la tragédie d’Euripide, le chœur est de passage à Thèbes, mais sa destination finale est le sanctuaire de l’oracle de Delphes, un lieu où sont livrées les prophéties du dieu Apollon. Les Phéniciennes sont donc coincées à Thèbes à cause de l’assaut de Polynice et elles témoignent de la guerre qui éclate. Finalement, il est intéressant de constater que la pièce d’Euripide rassemble et reprend des éléments importants des tragédies de ces prédécesseurs, telles que LES SEPT, ŒDIPE ROI, ANTIGONE et ŒDIPE À COLONE.
 
 
 

La voix de Jocaste

 
Jocaste : Dis-leur que s’entretuer ça veut dire me tuer moi.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 11)
 
 
Chez Eschyle (LES SEPT CONTRE THÈBES) comme chez Sophocle (ŒDIPE ROI), Jocaste se suicide en apprenant qu’elle a épousé son fils. Cependant, dans LES PHÉNICIENNES, Euripide se livre à une remarquable innovation par rapport à ses prédécesseurs : non seulement Jocaste est-elle encore vivante, mais elle occupe une place centrale au sein de la tragédie. En effet, Euripide ouvre sa tragédie avec l’entrée d’une Jocaste survivante, mais marquée par la fatalité. Elle apparaît seule, arborant robe de deuil et crâne rasé, cristallisant tous les malheurs accablant la lignée des Labdacides. C’est d’ailleurs à travers la voix de Jocaste qu’Euripide récapitule les épisodes antérieurs du cycle thébain, soit la suite d’événements funestes qui, de l’ancêtre Cadmos à Œdipe, ont mené à la guerre fratricide de Polynice et d’Étéocle.
 
Dans sa réécriture, Crimp va encore plus loin : c’est à Jocaste qu’il confie la longue tirade qu’Euripide réservait quant à lui au messager vers la fin des PHÉNICIENNES. Chez Crimp, c’est donc à travers le corps et la voix de Jocaste que nous est raconté le terrible affrontement des armées de Polynice et d’Étéocle devant les murailles de la cité de Thèbes. Ce détournement dramaturgique, qui nous permet d’appréhender le combat depuis la perspective de la mère des frères ennemis, amplifie le caractère tragique du récit final de l’officier messager.
 
 
 

La voie d’Antigone

 
Jocaste : Tes frères essayent de s’entretuer.
Tu t’en vas là-bas pour les en empêcher.
 
Antigone : J’m’en vas pas là-bas – ça pue – c’est dégueulasse –
y’a jusse des gars là-bas.
 
Jocaste : Y’a tout l’temps jusse des gars. Deal with it.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 11)
 
 

Dans l’ANTIGONE de Sophocle, la protagoniste apparaît tout de suite comme une figure de résistance qui refuse d’obéir au roi et qui est prête à mourir pour la justice de sa cause. Toutefois, dans LES PHÉNICIENNES d’Euripide, et chez Crimp du même coup, le parcours de cette figure féminine gagne en complexité : entre le début et la fin de la tragédie, on assiste aux événements qui transformeront Antigone. Au début de la pièce, en effet, elle nous apparaît comme une enfant qui n’est presque jamais sortie du palais et de son gynécée (appartement des femmes dans les maisons grecques et romaines). Chez Euripide, elle est innocente et timide, tandis que chez Crimp, elle est candide et arrogante à la fois :
 
 
Antigone : Icitte c’est Thèbes. Chus pas du côté des perdants. J’peux pas l’être.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 3)
 
 
À la fin de la pièce pourtant, après avoir été témoin de la barbarie inouïe du champ de bataille et de la mort violente de ses proches, elle reparaît désarmée, lucide et transfigurée par la fatalité :
 
Antigone : Sois brave sois brave sois brave : /Chus brave à quoi ça fucking sert. »
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 14)
 
 
Antigone est désormais celle qui tiendra tête à Créon en disant vouloir offrir une sépulture à son frère Polynice, celle qui refusera la voie du mariage et celle qui sera condamnée par Créon à accompagner son père dans l’exil.
 
 
  

Métathéâtralité de la réécriture de Crimp

 
Avec LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, Martin Crimp reprend assez fidèlement les détails de la fable des PHÉNICIENNES. Cependant, outre les pointes d’humour et d’ironie qu’il y injecte, il faut souligner une différence notoire qui concerne la structure de sa réécriture : sa pièce contient deux fables. L’une est celle, comme nous venons de le voir, de la guerre fratricide entre Polynice et Étéocle. Or, cette histoire est mise en abyme, puisqu’elle se trouve enchâssée dans une autre fable, qui s’inscrit dans l’actualité. Dans cette autre fable, un chœur de « Filles » impose à un groupe le rejeu du fratricide. Ce faisant, l’omniprésence du chœur tout au long de la pièce crée une passerelle temporelle entre la fable antique et le présent.
 
Cet exercice de métathéâtralité permet de relancer sous un nouveau jour les questions enfouies dans les mythes du cycle thébain. Telles de nouveaux Sphinx, les Filles nous confrontent à notre incapacité à résoudre certains concepts et enjeux fondamentaux, toujours problématiques, énigmatiques et actuels : la liberté, la justice, la question politique, la guerre, le sacré, la violence et l’énigme de la condition humaine.
 
 
 

La « Fille » : une figure à double tranchant

 
« Qu’est-ce qu’une fille? Comment on les fabrique, et comment elles s’en sortent? »
 
– Martine Delvaux, Les filles en série, Éditions du remue-ménage, 2013, p.17
 
 
Dans LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, le chœur est incarné par « un certain nombre de Filles », nous dit l’auteur. Ce chœur de « Filles » est un bon exemple de la pensée complexe et dialectique qui caractérise la dramaturgie de Crimp. Qu’est-ce qu’une « Fille » et quelle est la charge sémantique péjorative qui couve sous cette expression en apparence banale? Et pourquoi, à l’instar de la pièce de Crimp, les « Filles » sont-elles si souvent présentées en cohorte, ou « en série », comme le remarque l’auteure et professeure de l’UQAM Martine Delvaux dans son essai Les filles en série :
 
 
« Les filles en série sont ces jumelles dont les mouvements s’agencent parfaitement, qui bougent en harmonie les unes aux côtés des autres, qui ne se distinguent les unes des autres que par le détail d’un vêtement, de chaussures, d’une teinte de cheveux ou de peau, par des courbes légèrement dissemblables… Filles-machines, filles-images, filles-spectacles, filles-marchandises, filles-ornements… »
 
– Martine Delvaux, Les filles en série, Éditions du remue-ménage, 2013, p.10-11
 
 
 
« […] si les filles en série sont l’actualisation d’une domination masculine qui s’exprime par la reproduction mécanique des filles, elles sont en même temps le lieu d’une résistance, d’une force. Sous l’ornementation dort la rébellion. […] Visage de Janus, médaille dont il faut regarder les deux faces, la figure des filles en série est elle-même au moins double : à la fois serial girls et serial killers de l’identité qu’on cherche à leur imposer. »
 
– Martine Delvaux, Les filles en série, Éditions du remue-ménage, 2013, p.23
 
 
Comme l’observe Delvaux, et Crimp notamment dans LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA ou dans CLAIRE EN AFFAIRES, le mot n’est pas aussi innocent qu’il n’y paraît : il peut témoigner d’un subtil, mais tenace rapport de domination. Or, « si la fille est produite par un ordre qui veut maintenir les femmes à leur place, cette figure menace sans cesse de se révolter, de quitter le lieu qui lui a été attribué […] ». (Delvaux, p.31-32) Ainsi, le vocable et l’image de la « Fille » sont à double tranchant.
  
 
 
James : Vous savez, j’ai vu une fille comme vous en venant ici. […]
Écoutez, je suis désolé d’avoir dit ça.
 
Claire : Ce n’est rien.
 
James : Je veux dire, de vous avoir traitée de fille. Parce que c’est un de ces mots, n’est-ce pas, c’est un de ces mots affreux que les hommes emploient pour diminuer les femmes. C’est drôle n’est-ce pas, comme on est terriblement conscient des fautes des autres, et puis on se rend compte qu’on les commet aussi. Je vous demande pardon.
 
– Martin Crimp, traduction française de Philippe Djian, CLAIRE EN AFFAIRES, Paris : L’Arche, 2006, p. 31-32)
 
 
 
La fille est « un seuil entre la décoration et l’action, l’image et le mouvement, le cliché et l’invention » (p. 79), nous dit encore Delvaux. C’est aussi lorsqu’elles se rassemblent en chœur que les filles sont les plus fortes : car derrière l’anonymat et la multiplicité de la série se cache un grand potentiel subversif, que Michel Foucault nommait l’« Ingouvernable. »
 
 
 
« Les filles résistent. Sous le couvert de cette sérialité qui les rend agréables au regard et inoffensives, leur révolte se trame, forte de leur colère et de leur inventivité. Les filles se ressemblent et se rassemblent, donnant par moment cette impression d’harmonie et de répétition sur un mode qui peut rappeler les agencements de girls de toutes sortes. Pourtant, il ne faut pas être dupe. Si elles jouent à la reproduction en série, les filles demeurent les gardiennes d’une singularité irréductible […]. »
 
– Martine Delvaux, Les filles en série, Éditions du remue-ménage, 2013, p. 214
 
 
 
« Les filles en série sont aimées en tant que produit d’un fétichisme qui ne les met en valeur qu’en partie, qui mise sur leur ressemblance et leur synchronicité figée, sur leur mort symbolique. Mais au travers de ces agencements forcés, de ce devenir-ornement qu’on impose aux femmes, je maintiens qu’elles peuvent malgré tout demeurer ensemble, et que cette coexistence est à elle seule le lieu d’une résistance, le désir d’une survivance politique. »
 
– Martine Delvaux, Les filles en série, Éditions du remue-ménage, 2013, p. 218
 
 
 
C’est donc grâce à la force du nombre, à la filiation, ainsi qu’à l’anonymat du statut de « fille en série » ou de « choreute » qu’une résistance peut s’organiser au sein même d’un ordre dominant et répressif. Dans son essai, Delvaux cite quelques exemples de regroupements de femmes qui empruntent aux codes de la figure féminine sérielle pour mieux les détourner et les subvertir : les Pussy Riots, les Femen, les tableaux vivants de l’artiste Vanessa Beecroft ou encore les manifestantes féministes anonymes prenant d’assaut les rues au printemps 2012.
 
C’est donc en ce sens que, de filles en série, les filles et les femmes peuvent aussi devenir tueuses en série de l’identité que la misogynie et le patriarcat leur imposent. 
 
 
 

Le chœur des Filles chez Crimp

 
Polynice : T’es qui toi? Qu’esse tu fais icitte dans maison d’ma mère?
J’t’ai posé une question.
Fille : On est les filles.
Polynice : Quelles filles?
Fille : Ben, euh… les Phéniciennes.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 5
 
 
 

Omniprésent dans toutes les scènes de la pièce, le chœur de Filles dit, non sans recul ironique, qu’il est un chœur de « Phéniciennes », en référence au rôle prescrit dans la fable d’Euripide. Plus que simple témoin, le chœur de « Filles » a un rôle très actif chez Crimp. Elles sont les gardiennes implacables de la fable. À la manière de la metteuse en scène, les « Filles » président au bon déroulement de la représentation et au respect du texte tragique. Dotées d’une grande autorité sur les autres acteurs et actrices de la tragédie, les « Filles » les « agissent » en leur disant quoi dire et faire.
 
Dans LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, comme dans le théâtre tragique, la démarcation entre le juste et l’injuste, le bien et le mal ou la victime et le bourreau n’est pas nette. Chez Crimp, les « Filles » ne sont pas que des victimes : elles incarnent aussi l’inéluctable violence de la tragédie, parce qu’elles manipulent les autres figures tout au long de la représentation. La question du nœud qui unit la violence et le pouvoir affecte et concerne tous les êtres. Tous et toutes sont à la fois victimes et coupables, tendres et cruel·les. Conséquemment, la posture du chœur chez Crimp est paradoxale : d’une part, par les questions qu’il pose, il fait preuve d’un certain recul critique vis-à-vis du mythe et de la violence qui lui est inhérente, et d’autre part, en étant le moteur de la tragédie, il est aussi celui qui en perpétue les mécanismes violents. La situation dialectique du chœur de « Filles » permet ainsi d’exposer l’aporie du problème humain dans toute sa complexité. Comme le disait le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini dans sa dernière entrevue : « [….] dans un certain sens, tous sont faibles, car tous sont victimes. Et en même temps, tous sont coupables, parce que tous sont prêts au jeu de massacre. »
 
 
  

Le dispositif dramaturgique de Crimp

 
« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. »
 
– Giorgio Agamben. Qu’est-ce qu’un dispositif? Paris : Payot & Rivages, 2007
 
 
 
À travers le chœur des « Filles » et le joug qu’elles exercent sur les autres, il semble que Crimp dramatise ou mette en abyme son propre processus de réécriture.
 
Jocaste : Non! Arrête de m’souffler tout c’qui faut que j’dise!
Chuis libre. Je suis libre.
Ch’t’un être humain. R’garde-moi. J’peux dire tout c’que j’veux.
Pause.
Fille : Dit Jocaste.
Jocaste : Dit Jocaste, femme et mère d’Œdipe.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 2
 
 
 
Ainsi, une particularité frappe à propos de l’écriture des dialogues dans LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA : la récurrence de cette formule « — dit Jocaste », « — dit Polynice », etc. Ce dispositif dramaturgique expose l’illusionnisme de la représentation fictionnelle et souligne qu’à la manière de la fatalité qui s’abat sur les figures tragiques, tout est joué et déterminé d’avance. À travers ce dispositif, les figures semblent parler un discours sans intériorité, qui ne leur appartient pas : comme une leçon qui aurait été ingurgitée, puis récitée de force. La violence du discours tragique est ainsi décuplée, dans la forme et dans le fond.
 
 
  

Les origines guerrières de la race thébaine : métaphore de la violence intrinsèque à la race humaine

 
Tirésias : La terre peut pas TE pardonner d’être un être civilisé comme tu l’es
parce que chaque cellule de ton corps d’être civilisé vient tu l’sens pas?
– de ce crâne brisé.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 9
 
 
 
Crimp le répète souvent dans sa réécriture, les Thébain.e.s sont les descendant.e.s du dieu de la guerre Arès. Comme la mythologie grecque le raconte, au moment de fonder la citadelle de Cadmée, qui deviendra la cité de Thèbes, le Phénicien Cadmos tue un dragon qui gardait une source sacrée. Or, ce dragon était le fils d’Arès, qui est le « dieu de la terre-slash-guerre », comme l’écrit Crimp. Suivant les conseils de la déesse Athéna, Cadmos arrache les dents du dragon et il les sème en terre. De ces dents semées surgissent des hommes casqués et armés, les Spartoï ou « hommes-semés ». Ils se battent, s’entretuent, et ceux qui survivent au massacre aident Cadmos à fonder la cité de Thèbes. Ainsi, les Thébains et les Thébaines (dont Créon, Œdipe, Jocaste et leur progéniture) sont des descendant·es de ces hommes-semés, et sont donc par extension des enfants du dieu Arès. Cela expliquerait la propension à la violence et à la guerre de la race thébaine (et humaine). L’histoire de la guerre fratricide entre Polynice et Étéocle ramène cette donnée à l’avant-plan.
 
 
 

La guerre comme extension de la politique ou la politique comme extension de la guerre?

 
Officier : Pour faire une histoire courte
– dit l’officier qui parle doucement à la compagnie ici rassemblée –
personne a clarifié la situation politique
mais y z’ont tous les deux la bouche plein de terre pis d’sang.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 13
 
 
 

L‘une des questions porteuses que pose la réécriture de Crimp, vu l’histoire humaine et le paysage ravagé de la politique mondiale actuelle, paraît être la suivante : la guerre est-elle une extension de la politique ou la politique est-elle une extension de la guerre?
 
La scène pivot de la pièce, qui oppose en joute oratoire Polynice et Étéocle, expose bien d’ailleurs comment les dirigeants sont parfois capables de commettre les actes les plus violents au nom de la justice, de la liberté ou de la sécurité, des concepts que l’on associe pourtant d’emblée à la démocratie. En bons sophistes et tyrans, les deux frères vont jusqu’à chercher à justifier leurs dérives autoritaires et leur guerre intestine au nom de la justice, d’une part (Polynice), et, d’autre part (Étéocle), de la stabilité, de la sécurité des citoyens et de l’ordre au sein de l’État.
 
 
 

Le tyran démagogue ou la question de l’alternance du pouvoir

 
Le messager : La démesure enfante le tyran […]
 
– Sophocle, traduction de Paul Mazon, ŒDIPE ROI
 
 
 
Jocaste : Devrions-nous pas, chacun d’entre nous, mett’ en perspective
– balancer – nos prop’ désirs avec ceux des autres?
Pourquoi a-t-on inventé la balance?
C’tait-tu jusse pour qu’les riches calculent à quel point y sont riches?
Ou c’est pour être certains qu’à la moisson chacun ait une part égale des récoltes?
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 5)
 
 
 
Démagogie : du grec demos, « le peuple » et ago : « conduire »
Tyran : du grec ancien túrannos, « maître », « roi »
 
Les auteurs grecs (notamment Solon, Aristote, Platon et les auteurs tragiques) qualifiaient les tyrans de « démagogues », parce qu’ils prenaient le pouvoir en gagnant d’abord la faveur du peuple, en le manipulant et en lui promettant l’émancipation et de meilleures conditions de vie que sous le régime précédent. Une fois au pouvoir toutefois, le tyran oubliait bien vite ses promesses, tenait le peuple sous son joug et mettait tout en œuvre pour garder le pouvoir absolu : exils ou meurtres de ses adversaires et opposants, guerres civiles, etc.
 
Le thème de la tyrannie qui parcourt l’ensemble du cycle thébain ressort particulièrement dans l’épisode de la lutte fratricide. À travers la figure tyrannique d’Étéocle, la pièce de Crimp aborde la question de la nécessité de l’alternance du pouvoir en politique. Il ne semble pas exagéré de dire que le concept du tyran démagogue grec puisse encore trouver des échos dans le paysage politique mondial actuel.
 
 
Étéocle : C’est quoi l’problème avec le pouvoir absolu?
Ben sûr que c’t’une drogue :
mais c’t’une drogue qui transforme un être humain […] en un dieu.
J’ai eu les couilles de prende le pouvoir
– dit l’homme-roi-dieu-frère-fils Étéocle –
et j’ai maintenant les couilles de l’garder.
Pouvoir veut dire contrôle
pis contrôle veut dire sécurité pour mes – oui ils le sont – mes citoyens PLUS
viens pas icitte a’ec ton armée d’violeurs héroïques mercenaires
me faire la morale à propos d’justice pis d’pacte rompu.
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 5
 
 
 

Œdipe et Pasolini : la conscience, l’éducation et le pouvoir

 
Le Sphinx : Une énigme assombrit ta vie. Quelle est-elle?
Œdipe : Je ne veux pas savoir, je ne veux pas t’entendre.
(Œdipe brandit son arme sur le Sphinx.)
Le Sphinx : L’abîme dans lequel tu veux me pousser est au plus profond de toi.
 
– Extrait du scénario du film Œdipe roi de Pier Paolo Pasolini, 1967
 
 
 

Durant les années 1960, Pier Paolo Pasolini a adapté trois tragédies grecques pour le grand écran. Cette trilogie cinématographique se compose des films suivants : Œdipe roi (1967), Médée (1969) et Carnet de notes pour une Orestie africaine (1968-1970). Dans la pièce LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, Crimp fait directement allusion au film Œdipe roi :
 
Les « Filles » : Ah, pis pourquoi quand la caméra bouge au travers d’la cime verte des arb’ de Thèbes à la fin du film Œdipe de Pier Paolo Pasolini datant de 1967, ça t’donne envie d’pleurer?
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 1
 
 
  
Voici deux extraits d’entretiens avec Pasolini qui nous ont beaucoup interpellé·es pendant la phase de conception du spectacle :
 
 
EXTRAIT 1
Pasolini : C’est la chose qui m’a le plus inspirée dans l’Œdipe roi de Sophocle : le contraste entre une innocence totale [celle d’Œdipe] et l’obligation de savoir. Ce n’était pas tant la cruauté de la vie qui produit des crimes, mais le fait que ces crimes sont commis parce que les gens n’essaient pas de comprendre l’Histoire, la vie et la réalité.
 
– Extrait d’entretien avec Oswald Stack, Pasolini on Pasolini)
 
 
 

EXTRAIT 2
Journaliste : Et selon toi, précisément, à quoi ressemble le pouvoir? Où est-il? Où se trouve-t-il? Comment le définis-tu?
Pasolini : Le pouvoir est un système d’éducation qui nous divise en vaincus et en vainqueurs. Mais attention : un « même » système d’éducation qui nous forme « tous » — depuis ce qu’on appelle la classe dirigeante jusqu’aux plus pauvres. Voilà pourquoi tous veulent les mêmes choses et se comportent de façon identique. Si je dispose d’un conseil d’administration, ou d’une manœuvre boursière, je l’utilise. De même si je n’ai qu’un gourdin. Et quand je frappe, je fais violence pour obtenir ce que je veux. Et pourquoi est-ce que je le veux? Parce que l’on m’a enseigné que c’était bien de le vouloir. J’exerce donc mon bon droit. Je suis assassin et je suis bon. […]
 
Ici règne l’envie de tuer. Et cette envie nous lie comme les tristes frères de la faillite lamentable de tout un système social. J’aimerais autant que vous que nos problèmes se résolvent en isolant les brebis galeuses. Moi aussi je les vois les brebis galeuses! Je les vois même toutes! […]
 
Maintenant, laisse-moi récapituler. Première tragédie : une éducation commune, obligatoire, et fourvoyée, qui nous pousse tous au milieu d’une arène où chacun veut tout avoir, à n’importe quel prix. Nous sommes poussés dans cette arène, telle une armée sombre et étrange, au sein de laquelle les uns sont munis de canons, les autres de bâtons. La première chose à faire, classique, serait de se mettre « du côté des plus faibles ». Mais pour moi, dans un certain sens, tous sont faibles, car tous sont victimes. Et en même temps, tous sont coupables, parce que tous sont prêts au jeu de massacre. Pourvu qu’ils obtiennent ce qu’ils veulent. Et de fait, l’éducation qu’ils ont reçue était : avoir, posséder, détruire.
 
– Pier Paolo Pasolini. Contre la télévision. Extrait de l’entretien « Nous sommes tous en danger ». Paris : Solitaires intempestifs, 2003, p. 97)
 
 
 

Les deux extraits nous ont intéressé·es en ce qu’ils recoupaient plusieurs thèmes abordés à la fois dans le cycle thébain et dans LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, notamment l’obligation de s’instruire et de s’interroger sur la vie, l’histoire humaine et son époque, ainsi que l’évocation du lien entre pouvoir et éducation. C’est de là qu’a surgi l’idée de choisir le contexte de la salle de classe comme porte d’entrée de la présente mise en scène. Le dispositif dramaturgique de Crimp évoqué plus tôt, soit cette impression que les acteurs récitent de force les dialogues comme s’il s’agissait d’une leçon apprise à contrecœur, y est aussi pour quelque chose. Les scènes de chœur ont également contribué à postuler cette hypothèse de création, notamment à cause de leurs nombreuses questions aussi énigmatiques qu’anti-didactiques, leurs allusions à des manuels avec notes en bas de page ainsi que leurs questionnaires à choix de réponses impossibles. Par ailleurs, le contexte de la salle de classe évoque la problématisation de la raison humaine qui est sous-jacente à l’épisode de la rencontre entre Œdipe et le Sphinx, un épisode qu’Euripide et Crimp rappellent à maintes reprises dans leurs pièces respectives.
 
Il importe de préciser qu’en choisissant le contexte de la salle de classe pour ancrer l’univers esthétique du spectacle, il n’est pas question de donner une leçon surplombante. De toute façon, sur ce point, le texte de Crimp agit plutôt comme un Sphinx : il se contente de poser des questions, et non de donner des réponses.
 
 
 

Le chœur et la figure de la Sibylle

 
Dans la tragédie d’Euripide, le chœur de Phéniciennes est destiné à servir Apollon, dieu de la prophétie, au sanctuaire de Delphes. Par extension, le chœur de « Filles » dans la réécriture de Crimp évoque subtilement la figure de la sibylle, soit la femme prophétesse qui prononçait les oracles au sanctuaire.
 
La devise « Connais-toi toi-même » qui était gravée à l’entrée du temple delphique encourageait les gens à s’interroger et à réfléchir sur leur propre posture dans le monde. Durant l’Antiquité, les Grecs venaient interroger la sibylle pour s’instruire sur les causes et les conséquences des conflits, identifier les origines d’un fléau, appréhender les destinées humaines et évaluer l’issue d’un projet compromettant. On consultait aussi l’oracle pour s’attirer les bonnes grâces des dieux, déterminer la voie la plus juste à emprunter ou identifier un coupable en situation de crime impuni. L’oracle de Delphes avait donc la triple fonction d’instruire, d’interroger et d’incarner la justice, au temps où la justice divine prévalait sur la justice humaine. Les sibylles étaient ainsi tour à tour professeures, inquisitrices et juges, par voie interposée. Avec leurs messages prophétiques obliques et énigmatiques, elles renvoyaient le plus souvent de nouvelles interrogations aux visiteurs, les invitant à mieux se « connaître eux-mêmes ». Par ailleurs, l’oracle et le mythe sont de beaux exemples de la dialectique de la raison humaine, qui est une rationalité pétrie d’irrationalité. En effet, comme la science ou la philosophie, les mythes et les légendes sont des outils indispensables à l’élévation de la conscience humaine, en ce qu’ils nous permettent de mieux réfléchir au monde et à l’histoire à l’intérieur desquels nous nous inscrivons.
 
 
  

Autour de la problématisation de la condition et de la raison humaines dans la pièce

 
Antigone : J’aime ben les maths – c’est comme d’la poésie – mais pas les machines –
à moins qu’la poésie soit une machine –
mais ça c’est de la philo –
chus pas sûre d’aimer ça la philo : trop d’questions! […]
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 3
 
 
 
Les « Filles » : Si la réponse, c’est un être humain, ben c’est quoi la question?
 
– Martin Crimp, traduction québécoise de Christian Lapointe, LE RESTE VOUS LE CONNAISSEZ PAR LE CINÉMA, scène 4
 
 
 
Chacun des héros du cycle thébain fait appel à la raison humaine : Cadmos introduit l’alphabet en Grèce et Œdipe, en résolvant les énigmes du Sphinx, devient le seul (ou du moins l’un des rares) héros mythologique grec à tuer un monstre uniquement par la force de l’esprit plutôt que par la force physique. De leur côté, juste avant de s’entretuer, Polynice et Étéocle s’engagent dans un débat autour des notions complexes de justice, de liberté, d’égalité et de pouvoir. Ainsi, les thèmes de la raison et de la cognition humaine traversent de manière sous-jacente ces épisodes du cycle thébain.
 
La « révolution cognitive », pour reprendre un vocable de l’historien israélien Yuval Noah Harari (auteur de Sapiens, 2011), nous a distingué·es du reste du règne animal, il y a de cela plusieurs centaines de milliers d’années. Grâce à la cognition, c’est-à-dire à notre capacité exceptionnelle à raisonner, inventer et s’adapter, l’humain est devenu l’animal le plus redoutable de la terre. Animal doué de raison, il s’est donné les outils pour régner sans partage.
 
Croyances, religions, spiritualité, mythes, agriculture, alphabets, philosophie, architecture, techniques et outils divers, armes, économie, musique et autres arts, politique, guerre, argent et pouvoir sont autant d’inventions humaines, de légendes et de conventions issues de notre faculté cognitive exceptionnelle. Les notions de tribu, de race, de liberté, de justice, de religion, de pouvoir ou d’argent sont des constructions humaines extrêmement complexes, des sphinx, au nom desquels on se déchire, on se divise, et pour lesquels l’on (se) sacrifie et l’on (se) tue.
 
Sous le vernis reluisant de la sapience de l’homo sapiens, du progrès humain et de la civilisation couvent pourtant encore la violence et la cruauté, ainsi que les subtiles déclinaisons des pulsions de vie et de mort : autant de manifestations trahissant notre part d’animalité soi-disant enfouie. Ce sont là les réminiscences de cette époque lointaine où l’être humain n’était qu’un animal comme les autres.
 
L’être humain est un animal civilisé. Étrange et fascinant paradoxe.
 
Art et guerre, beauté et barbarie, raison humaine et animalité ne sont pas des oppositions binaires. Ils marchent souvent main dans la main. Art de la guerre, beauté au service de la barbarie : nous sommes capables de tout, du sublime marié à l’horrible, de la violence entremêlée au sacré, du plus grand raffinement comme de la bestialité la plus crue.
 
Pensons à la filiation entre musique et fascisme, par exemple, dans le contexte de l’Allemagne nazie où les œuvres de Beethoven, Bach et Mozart ont été récupérées lors des cortèges militaires et des fêtes données par Hitler (Jeux olympiques de Berlin de 1936, anniversaire du Führer). Les chefs-d’œuvre de la musique allemande étaient aussi joués dans les camps de concentration pour régler la cadence de l’un des plus notoires génocides du XXe siècle (les livres La Haine de la musique de Pascal Quignard et Si c’est un homme de Primo Levi le mentionnent notamment).
 
À quoi nous servent la trigonométrie, les savants calculs mathématiques de Pythagore, ainsi que les plus récentes avancées dans le domaine de la chimie ou de la physique? Bien souvent, à perfectionner nos armes et notre art de la guerre, comme la figure du chef argien Capanée dans les pièces d’Euripide et de Crimp en témoigne (Capanée se sert de la trigonométrie et de l’échelle pour escalader les remparts de la citadelle). Einstein regretta que ses calculs aient servi à la fabrication de la bombe atomique. L’intelligence humaine serait-elle une arme de destruction massive?
 
Si la guerre, la tyrannie, le viol, l’inceste, l’esclavage, la domination masculine, le génocide, le parricide et le fratricide sont profondément humains, comme nous le rappellent les pièces d’Euripide et de Crimp (et l’actualité), alors qu’est-ce qui est inhumain? Ces tabous et ces problèmes demeurent des thèmes fondateurs de l’humanité à ce jour.
 
À quel escient utilisons-nous notre faculté exceptionnelle de raisonner? Pourquoi l’être humain est-il si destructeur, si dominant, si cruel, si violent? Pourquoi est-ce « le sang qui fait tourner les roues de l’histoire », comme le disait Martin Luther? Pourquoi la beauté et la barbarie marchent-elles main dans la main parmi les ruines et les décombres de notre histoire humaine? Pourquoi la pensée et les actes humains achoppent-ils sur les concepts de liberté, de justice, d’égalité, de démocratie et de pouvoir?
Qu’est-ce que l’être humain?
 
Nous sommes les héritiers d’une énigme insoluble, les tragiques enfants d’Œdipe. Nous avons sur les lèvres la réponse à l’énigme du Sphinx, « l’être humain », mais notre esprit s’égare encore autour des nouvelles questions qu’elle soulève. Les énigmes du Sphinx, devant les erreurs et les errances du progrès humain, refont surface, tendant à nos yeux aveugles un miroir reflétant notre propre abîme. Elles projettent dans le « cinéma déserté de notre esprit » l’histoire usée, répétitive, violente et tragique de la condition humaine.
 
 
 
Dossier réalisé par Andréane Roy
 
 

 
Andréane Roy est une jeune dramaturge, chercheuse et musicienne. Après une formation en chant, elle obtient un baccalauréat en études théâtrales et en littérature comparée de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM et de l’Université de Montréal.