Billetterie

Mot de Stéphanie Jasmin

Les Marguerite(s)

Retour à la pièce

« Et silence
Aussi cette clarté que vous prêtez aux choses
c’est bévue
et quoique multiplient ombres et spectres à l’écran
au fond des choses rien n’est sûr
hors de ce cœur battant de toute preuve »
 
– Louis Aragon
Extrait du poème Au large, dédié « À Marguerite Porete et quelques autres »
 
 
La vision d’un atelier d’artiste aux murs blancs m’est venue dès le début de l’écriture, pour planter LES MARGUERITE(S) dans un théâtre de l’expérience, de la recherche et de la fabrication… Est-ce une trace inconsciente de la blancheur de ces béguinages que j’ai visités et photographiés à Bruges, Gand ou Courtrai? La blancheur éclatante de ces petites maisons bruissantes d’ombres à l’orée des grands arbres? Et l’image de ces portraits de femmes, qui émergent du plâtre, est peut-être née dans mon imaginaire encore empli des tableaux de Van Eyck, de Memling ou de Van der Weyden que je suis allée revoir, encore fascinée par leur douce humanité, si directe, si sensible. Et la blancheur vieillie des manuscrits enluminés du XVe siècle que j’ai pu consulter et toucher, avec des gants blancs… Ces sensations, ces sons et ces lieux que j’ai pu capter lors de mes voyages ont ainsi tissé des fragments de mémoire, de petites connexions fugitives et vibrantes avec une autre temporalité. Des indices épars pour saisir la géographie intérieure, le décor mental, le rapport sensible au monde d’une femme inconnue dont le livre m’est parvenu sept cents ans plus tard. Cette mise en forme du détail, de l’incomplet et de l’inachevé, une quête du trait essentiel et de l’image condensée a guidé mon écriture.
 
Dans l’écriture de Marguerite Porete, il y a le risque de l’affirmation d’une chose et de son contraire, pour ne jamais fixer la pensée, pour la garder toujours en mouvement. Cette tension antagoniste, ces miroirs diffractants et infinis m’ont inspiré l’exploration des forces opposées, comme celle du silence d’un corps qui exulte et celle de la parole incessante qui s’en échappe ou s’en dissocie.
 
Comme celle aussi des technologies d’aujourd’hui qui contraste avec un artisanat qui remonte à l’Antiquité. Comme cette femme qui écrivait avant l’invention de l’imprimerie et une autre aujourd’hui qui n’écrirait plus à la main. Pour moi, ces pôles que je rapproche ou que je mets en friction, ne s’opposent pas, mais peuvent se nourrir, se rencontrer, se miroiter.
C’est en lisant un texte de Christian Bobin que Denis Marleau a découvert l’existence de Marguerite Porete et de son livre Le Miroir des âmes simples et anéanties qu’il a trouvé par la suite. J’en ai tout de suite aimé le titre et en le parcourant, il m’a étonné par son intensité, musicale et essentialiste. Le destin de cette femme m’a touchée aussi. Il fallait en faire quelque chose, mais comment « jouer » sur scène ce texte de Porete qui, comme l’écrit Bobin, fait partie des « livres que l’on ne sait pas dire, à peine montrer du doigt, comme la première étoile réfractaire dans le ciel mauve »? Souhaitant alors écrire sur elle, j’ai ressenti le besoin de la comprendre, de l’objectiver à travers plusieurs études de chercheurs universitaires, tous passionnés par Marguerite Porete. J’ai découvert les multiples perspectives que ce texte complexe et singulier inspire, autant par le biais de la philosophie, de la théologie, du féminisme, de l’histoire et de la littérature.
 
Dans les méandres de cette recherche, j’ai rencontré aussi d’autres Marguerite dont certains détails de leurs vies m’ont permis de tracer des liens hypothétiques, réels ou poétiques avec celle de cette Marguerite Porete qui nous échappe, pour en peindre le portrait en creux. Celui d’une femme silencieuse pendant son procès et dont les mots ont pu vibrer pour d’autres à travers les âges.
 
Ces Marguerite, femmes témoins esquissées, comme des traces de mémoire, par des bas-reliefs qui prennent vie, finissent par révéler aussi une part d’elles-mêmes en tentant de parler de la Marguerite absente.
 
Au cours de cette écriture, c’est aussi l’idée de la transmission de la pensée entre ces femmes qui m’a interpellée; de leurs mères à elles-mêmes, ou à travers leurs lectures, leur rapport à l’art, au sacré ou au corps. D’autres femmes inspirantes ont surgi, lues ou croisées, en parallèle à ma recherche : Laure Adler et sa curiosité passionnée pour celles qui écrivent, les femmes artistes du Refus global, Marie de l’Incarnation, Nelly Arcan, Marie-Claire Blais, ou encore Elfriede Jelinek, qui m’a insufflé cette façon de montrer « le travail en train de se faire » au théâtre. Surtout, j’ai eu l’immense privilège de travailler avec Louise, Céline, Évelyne, Sophie et Ana, des artistes de haut vol qui m’ont tant inspirée. La joie aussi d’être entourée d’une équipe de création formidable, qui nous accompagne fidèlement depuis tant d’années.
 
Dans cette « fabrique » à la fois imaginaire et très concrète, quelques fantômes coexistent discrètement en arrière-fond, pièces d’atelier, artefacts des présences qui ont hanté d’autres créations d’UBU… Des personnages qui font réellement partie de notre atelier imaginaire à Denis et à moi, une manière ludique d’entamer un nouveau cycle de création au Théâtre ESPACE GO, avec Ginette Noiseux qui nous a accueillis avec une confiance si généreuse et un regard stimulant et attentif, toujours.
 
 
– Stéphanie Jasmin
Auteure et co-metteure en scène