Billetterie

De l’Allemagne dans la nuit

Une femme à Berlin

« Combien de visages sur ce visage?
Sur ce corps qui se relève pour voir et décrire le plus petit résidu de mémoire? »
 
– Élise Turcotte, La voix de Carla
 
 

De l’Allemagne dans la nuit

 
Avec UNE FEMME À BERLIN, Brigitte Haentjens traite pour la septième fois de l’Allemagne dans son travail de metteure en scène, après QUARTETT d’Heiner Müller (ESPACE GO, 1996), MALINA, inspirée de l’œuvre d’Ingeborg Bachmann (Sibyllines et Festival TransAmériques, à ESPACE GO, 2000), HAMLET-MACHINE d’Heiner Müller (Sibyllines, à la Salle de l’Union française de Montréal, 2001), MÉDÉE-MATÉRIAU d’Heiner Müller (Sibyllines en coproduction avec l’Usine C, 2004), WOYZECK d’après Georg Büchner (Sibyllines, à l’Usine C, au Théâtre de la Bordée et au Centre national des Arts, 2009 et 2010) et L’OPÉRA DE QUAT’SOUS de Bertolt Brecht et Kurt Weill, traduction de Jean Marc Dalpé (Sibyllines, à l’Usine C et au Centre national des Arts, 2012). Ce n’est pas étonnant. La littérature et la dramaturgie allemandes proposent des audaces formelles pour créer des œuvres où le politique, le poétique, la mémoire artistique et l’intime sont travaillés pour former des faisceaux de sens inextricables, qui travaillent en profondeur la conscience humaine – ce qui est en phase avec la pratique théâtrale de Brigitte Haentjens. L’Allemagne, condensation des cauchemars et des rêves, territoire imaginaire des âmes éperdues de questions, lieu de la nostalgie de l’infini, jardin d’avant la Chute, puis de toutes les chutes.
 
 
« Que je pense à l’Allemagne dans la nuit,
Et le sommeil me fuit.
Je ne peux plus fermer les yeux
Et je pleure, à chaudes larmes. »
 
Ainsi écrivait Heinrich Heine en 1844 dans son poème Pensées dans la nuit.
 
 
 

Dans les mots de Brigitte Haentjens : l’origine du projet

 
« C’est par hasard que je suis tombée sur le livre dans une librairie, il y a au moins sept ans. Dès la première lecture, j’ai été transportée, j’ai trouvé le livre percutant. Je l’ai rapidement fait lire à plusieurs personnes de mon entourage, mais au départ, je ne pensais pas nécessairement l’adapter au théâtre. Je ne sais pas quand la décision s’est prise. Sans doute, il y a au moins trois ans. C’était devenu une évidence. Peut-être que ça l’était au départ : la culture allemande, la thématique, l’écriture, tout devait m’appeler là… »
 
 
 

Une voix perdue, retrouvée

 
En 2003, paraît en Allemagne un témoignage qui avait été nié et oublié. Intitulé Ein Fraü In Berlin (en français Une femme à Berlin), ce livre anonyme bouleverse l’Occident alors que sa première publication, une cinquantaine d’années plus tôt, avait suscité, au mieux, une indifférence polie, au pire, hostilité et mépris.
 
Ce livre est le journal personnel qu’une femme de trente-quatre ans a tenu du 20 avril au 22 juin 1945 lors de la prise de Berlin par l’armée soviétique – l’Armée rouge – à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Écrit à la lueur de mauvaises bougies avec des bouts de crayons dans trois cahiers d’écolier et quelques feuillets épars, cet écrit raconte sans apitoiement le quotidien d’une femme alors que sa ville est détruite par les bombardements, puis envahie par les soldats russes qui s’adonnent au pillage et au viol. Surtout, cette femme anonyme raconte comment elle en est venue à prendre comme amants des officiers russes afin d’être protégée des viols à répétition que lui auraient infligés les soldats pour qui les femmes étaient le plus prisé des butins de guerre.
 
Ce qui frappe, c’est que ce journal ne tombe jamais dans les pathos, ni dans le sensationnalisme, ni dans les accusations. L’auteure décrit avec minutie – parfois avec humour et ironie – la vie dans les caves qui servent d’abris, la quête d’eau et de nourriture, l’inquiétude en l’absence de toute information quant à la situation réelle, la mesquinerie qui ressort chez le citadin ordinaire lorsqu’il se retrouve en état de survie et ces Russes brutalement en quête de sexe, qu’ils soient paysans illettrés ou individus raffinés et instruits.
 
L’auteure anonyme travaille en journalisme et finit par confier son manuscrit au journaliste et écrivain allemand Kurt W. Marek, qui a vite été réhabilité après la guerre. Installé aux États-Unis au début des années cinquante, Marek fait paraître le texte traduit en anglais chez un éditeur américain en 1954. Puis, dans la foulée de cette première parution, sont publiées des versions norvégienne, italienne, danoise, japonaise, espagnole, française et finnoise. Mais en allemand, rien.
 
Ce n’est que cinq ans plus tard, en 1959, que paraît l’original allemand, non pas par les soins d’un éditeur allemand, mais par un petit éditeur suisse basé à Genève, dans la partie francophone du pays.
 
La réception allemande d’Une femme à Berlin est d’une violence glaciale : la grande majorité des journaux, des revues et des périodiques littéraires refusent de parler de l’ouvrage. Les quelques rares critiques qui paraissent dénoncent l’immoralité de l’auteure et l’accusent de bafouer les femmes allemandes : comment une femme avait-elle l’effronterie de montrer les hommes allemands résignés devant les vainqueurs russes? Comment avait-elle le culot de montrer froidement les comportements sans envergure de ses compatriotes? Comment osait-elle ramener à la mémoire ces faits qu’il fallait oublier pour que l’Allemagne de l’Ouest – alors en plein « miracle économique » – redevienne une société heureuse et prospère?
 
Rien à attendre, non plus, d’une hypothétique diffusion en République démocratique allemande (l’Allemagne de l’Est, communiste); là c’est l’honneur de l’Armée rouge qu’il ne faut pas bafouer.
 
Or, dans les années soixante-dix, alors que l’Allemagne s’interroge sur son passé nazi et que le féminisme entreprend de repenser les rapports entre les femmes et le monde, Une femme à Berlin, depuis longtemps épuisé, commence à circuler dans les universités sous forme de photocopies.
 
C’est alors qu’entre en jeu l’auteur et éditeur Hans Magnus Enzensberger, une figure intellectuelle majeure de la culture allemande contemporaine par la précision et la pertinence de ses critiques sociales et politiques. Il décide de publier de nouveau Une femme à Berlin : « mais la voie se révéla pleine d’embûches, écrit-il dans sa présentation de l’ouvrage. L’auteure anonyme était introuvable, l’éditeur original avait disparu et il était difficile de déterminer qui détenait les droits. Kurt W. Marek était mort en 1972. J’obéis à mon intuition et contactai sa veuve qui connaissait en effet l’identité de l’auteure. Elle m’apprit que l’anonyme ne souhaitait pas voir son livre réédité en Allemagne tant qu’elle serait en vie, réaction bien compréhensible étant donné le sort funeste qui avait été réservé à l’ouvrage en 1959. Finalement, en 2001, Mme Marek me fit savoir que “ l’anonyme ” était décédée, son livre pouvait donc reparaître après avoir été éclipsé pendant plus de quarante années. Entre-temps, la situation politique en Allemagne et en Europe avait subi de profonds changements. La mémoire refoulée commençait à refaire surface et il était désormais possible d’aborder des questions qui étaient restées taboues pendant si longtemps. »
 
En Allemagne, le livre demeure un succès de librairie pendant dix-neuf semaines. En 2005, paraît en anglais une édition britannique et, l’année suivante, une édition américaine. Cette même année, Une femme à Berlin paraît en français chez Gallimard dans une nouvelle traduction de Françoise Wuilmart. Le livre sera traduit en vingt-quatre langues. De plus, un film produit en Allemagne et réalisé par Max Färberböck est lancé en octobre 2008. Il met en vedette la grande comédienne allemande Nina Hoss. Le titre du film : Anonyma – eine Fraü in Berlin.
 
Anonyme, l’auteure n’allait plus l’être pour très longtemps.
 
 
 

Dans les mots de Brigitte Haentjens : ne pas adapter, ne pas récrire, ne pas mettre en dialogues

 
« Il était évident dès le départ que la transposition dialoguée sur le mode réaliste, comme on le ferait pour un film, ne m’intéressait pas. Je n’avais pas du tout envie de voir des soldats russes sur scène et je ne désirais pas non plus peindre une sorte de carte postale de la guerre. Et puis la transposition naturaliste me semblait à contresens du texte. Le journal, son écriture, c’est ce qui a sauvé Marta. C’est une description, une narration, une réflexion. C’est un regard sur des événements passés, hier, avant-hier, il y a quelques années. Remettre l’action au présent me semble absurde.
 
J’ai mis en scène plusieurs spectacles sur le mode choral et beaucoup de spectacles solos. Pour Une Femme à Berlin, je crois que d’un point de vue formel, j’avais le goût d’autre chose : c’est passé par cette répartition du texte entre différentes voix. Je trouve que Jean-Marc a réalisé une adaptation formidable au caractère musical et très rythmé. Ici, la parole rebondit tout le temps grâce à des jeux de relais et de combinaison qui donnent à la matière une expression variée. »
 
 
 

Elle s’appelait Marta Hillers

 
Avec le succès de la nouvelle édition allemande d’Une femme à Berlin en 2003, il fallait bien s’attendre à ce que l’on tente de découvrir l’identité de l’auteure. Quelques semaines après la parution du livre, Jens Bisky, le directeur littéraire du Süddeutsche Zeitung (un des trois grands quotidiens allemands, basé à Munich), révèle un nom : Marta Hillers. Il donne des détails sur sa vie et sa carrière. Hans Magnus Enzensberger a beau dénoncer l’article comme relevant du Skandaljournalismus, du journalisme à sensation, l’hypothèse de Bisky n’est pas contredite.
Ce qui, par contre, est contredit, ce sont les allégations de Bisky mettant en doute la véracité de l’ouvrage. Tant l’expertise du romancier Walter Kempowski – mandaté par Enzensberger – que des recherches ultérieures démontrent l’authenticité du livre. En fait, l’identité de l’auteure est établie hors de tout doute par la chercheuse Clarissa Schnabel qui publie en 2015 une biographie – encore non traduite – de Marta Hillers sous le titre Mehr als Anonyma (Au-delà d’Anonyme).
 
Marta Hillers était journaliste. Née en 1911 à Krefeld (un peu au nord de Dusseldorf près de la frontière avec les Pays-Bas), elle poursuit des études supérieures à La Sorbonne, à Paris; toute sa vie, elle demeurera francophile, proche de la langue, de la littérature et de la culture françaises.
 
Elle travaille à Berlin comme journaliste, écrivant pour des magazines et des journaux. Elle parcourt l’Europe, séjourne entre autres à Moscou, où elle apprend les rudiments de la langue russe – qui lui permettra de communiquer avec les soldats soviétiques lors de la prise de Berlin. Il appert aussi qu’elle a obtenu de petits contrats du régime nazi, mais rien n’indique qu’elle en ait été membre. Son engagement politique, au début des années trente, était auprès du parti communiste.
 
Après la guerre, elle demeure à Berlin-Ouest où elle reprend son travail de journaliste. Au début des années cinquante, elle s’installe à Bâle, en Suisse, où elle épouse en 1955 le veuf d’une de ses meilleures amies. C’est là qu’elle vit la publication d’Une femme à Berlin et le brutal rejet du livre par les Allemands. Elle ralentit son rythme de publication, mais pas son rythme de travail, s’intéressant aux mémoires de la danseuse et chorégraphe Elisabeth La Roche et à l’auteur Herman Hesse, dont on redécouvre l’œuvre au cours des années soixante. Tous ceux qui l’ont côtoyée au cours de sa vie l’ont décrite comme charmante, raffinée, au courant de tout et aimant les débats d’idée. Marta Hillers meurt dans la discrétion en 2001, à Bâle, à l’âge de 90 ans.
 
Ses autres écrits, en cela semblables à Une femme à Berlin, semblent suivre les principes des romans de Flaubert : prédominance des détails visuels qui portent le récit, et effacement de l’auteur et de ses émotions au profit d’une distance qui n’exclut pas l’ironie. Naviguant entre, d’une part, la déception vis-à-vis de l’idéal communiste – qu’elle met vite en doute à la suite de ses séjours à Moscou – et, d’autre part, le triomphalisme brutal et l’antisémitisme délirant du régime hitlérien, Marta Hillers aura vécu au cœur des grandes tourmentes du vingtième siècle. De là, sans doute, son refus de réduire son identité à une seule dimension – ne serait-ce que celle de victime de viols – afin de demeurer une observatrice sagace des actions humaines.
 
 
 

Dans les mots de Brigitte Haentjens : sous l’ironie, la douleur

 
« Quand on lit le livre, on ressent l’ironie de celle qui écrit. Mais quand on met le texte en scène, on sent que la douleur est finalement très présente. Le fait de l’incarner change complètement notre perception du texte. Dans le livre, la douleur est déguisée par la force de l’écriture. Il n’y a pas d’apitoiement. Peut-être aussi est-ce dû au recul nécessaire pour la publication. Mais dans une salle de répétition, on est plongé dans le présent du texte, de ce qui est relaté. La douleur explose dans le travail. Comme quand on raconte quelque chose la première fois et que l’émotion nous saisit. »
 
 
 

Ce trou noir au cœur du vingtième siècle : la prise de Berlin

 
La prise de Berlin est un des moments marquants du vingtième siècle et un repère majeur dans la conscience européenne. Cette bataille qui a duré deux semaines – du 16 avril au 2 mai 1945 – a opposé les dernières forces militaires de l’Allemagne hitlérienne à l’Armée rouge. Non seulement la chute de la capitale allemande a marqué la fin du régime nazi et mis fin à la guerre en Europe, elle a été une des plus coûteuses en vies humaines de toute la Deuxième Guerre mondiale : 81 000 soldats soviétiques, plus de 92 000 soldats allemands et environ 125 000 habitants de la ville – soit quelque 300 000 personnes – ont perdu la vie au cours de ces quelques jours.
 
Depuis le début de l’année 1945, l’Allemagne est prise en tenaille. Du côté est, avancent les Russes et du côté ouest, les Américains et les Britanniques, soutenus par les Français. La brutalité des soldats russes, exagérée par la propagande nazie, crée un afflux de réfugiés dans la capitale, afflux grossi par la politique de la terre brûlée imposée par Hitler : tout doit être détruit afin que les armées étrangères ne puissent profiter ni des récoltes, ni des réserves, ni des infrastructures en place.
 
En mars, les Russes sont à 50 kilomètres à l’est de Berlin et les Américains, à 100 kilomètres à l’ouest. Tous sont prêts pour l’assaut, mais quelques jours auparavant, les chefs d’État alliés – Churchill pour la Grande-Bretagne, Roosevelt pour les États-Unis et Staline pour l’Union soviétique – se sont réunis à Yalta pour décider du partage de l’Europe : Berlin revient aux Soviétiques. (Il a été révélé par la suite que les généraux allemands chargés de défendre Berlin auraient préféré que la ville soit attribuée aux Américains; ils auraient alors capitulé plus rapidement, épargnant maintes vies humaines.)
 
L’attaque des Russes, dirigée par Koniev et l’extraordinaire Joukov, commence la nuit du 16 avril. Les forces sont terriblement inégales. Les Soviétiques disposent de deux millions et demi de soldats contre 766 000 du côté allemand. Ils ont 6 250 chars d’assaut à opposer aux 1 519 véhicules blindés divers des Allemands. Ils possèdent trois fois plus d’avions et quatre fois plus de pièces d’artillerie, soit 41 600, que les Allemands. L’Armée rouge a beau avoir traversé la moitié de l’Europe, ses soldats sont mieux nourris et plus expérimentés que ceux qui ont la tâche de défendre Berlin. La Wehrmacht – l’armée régulière allemande – est en lambeaux. Pour la défense de la capitale, les Allemands ont quelques milliers de soldats réguliers, quelques centaines de SS fanatiques et surtout les derniers des réservistes du Volkssturm, souvent des vieillards, auxquels on a adjoint les adolescents des Jeunesses hitlériennes après un entraînement plus que sommaire.
 
Rapidement, les défenses allemandes sont débordées et la ville, encerclée de canons – un tous les dix mètres – est continuellement pilonnée. Pendant ces journées, les Berlinois se réfugient dans le métro, les caves, les abris, afin d’échapper aux bombes et aux obus. La radio ne diffuse que de la propagande que, rapidement, plus personne ne croit. Il n’y a plus, pour la population, que les rumeurs pour connaître l’état de la situation. L’approvisionnement en eau et en électricité devient sporadique. La nourriture se fait rare et dès que les bombardements se calment, les gens sortent de leurs abris pour piller ce qui peut rester de nourriture et d’alcool dans les magasins et les réserves. Le 20 avril, après la cérémonie d’anniversaire d’Hitler, qui célèbre ses 56 ans terré dans son bunker, la majorité des hauts gradés du parti nazi fuient Berlin. Dix jours plus tard, Hitler se suicide et le drapeau soviétique flotte sur le Reichstag, l’imposant parlement allemand. Depuis le 27, les soldats russes sont partout dans la ville, installent leurs campements, entreprennent leur pillage. Les viols commencent.
Le 2 mai, à 4 heures du matin, le commandement allemand signe la capitulation; le cessez-le-feu est effectif à 17 heures.
 
Le tiers de Berlin est en ruines. Son centre-ville est détruit à soixante-dix pour cent. La ville est majoritairement peuplée de femmes et ce sont elles qui, les premières, sortent dans les rues pour déblayer à la main, pierre par pierre, brique par brique, les milliers et les milliers de tonnes de gravats. On les appelle les Trümmerfrauen, les femmes des ruines.
 
 
 

Dans les mots de Brigitte Haentjens : le corps des femmes comme premier territoire à conquérir

 
« Le corps des femmes a toujours été un territoire à prendre en temps de guerre. Une sorte de « dû » pour la peine du soldat. Les femmes en temps de guerre, depuis la guerre de Troie et même avant, sont souvent transformées en esclaves sexuelles. En Afrique, au Proche-Orient, au Vietnam, en Croatie, partout. Comme le dit Thorstein Veblen en 1899, « La première forme de propriété fut celle non pas de la terre, mais celle des femmes conquises aux ennemis et prises comme butin ». Et ce n’est pas le cas qu’en temps de guerre d’ailleurs. Les femmes sont encore trop souvent à prendre, à soumettre, à violer, à assassiner. »
 
 
 

Allemagne, 1945 : viols

 
Antony Beevor, l’auteur de La chute de Berlin (Berlin : The Downfall 1945, 2002) et autorité sur le sujet, a décrit les viols par les soldats de l’Armée rouge lors de leur conquête des provinces orientales de l’Allemagne et la prise de Berlin en 1945 comme « le plus grand phénomène de viol de masse de l’histoire », écrivant : « L’image de soldats porteurs de torches enflammées au-dessus des visages de femmes se terrant dans un bunker, sélectionnant leurs victimes, est caractéristique de la totalité des armées soviétiques ayant opéré lors de la bataille de Berlin. »
 
Lorsque l’Armée rouge marche sur Berlin à la mi-avril 1945, il n’y reste plus que 2 700 000 habitants (sur 4 330 640 au début de la guerre en 1939), dont approximativement 2 000 000 de femmes, soit 74 % de la population de la ville, les hommes – même les adolescents – ayant été recrutés par les forces armées du Reich.
 
Il est difficile d’établir le nombre de femmes violées à Berlin lors de la prise de la ville. Des historiens ont avancé le chiffre de 100 000 – ce qui est horrible à imaginer –, mais trop conservateur selon d’autres estimations. Les recherches les plus récentes, celles de l’historienne allemande Miriam Gebhardt pour son ouvrage publié en 2015 Als die Soldaten kamen (Quand les soldats arrivèrent, non traduit en français ou en anglais), ont été faites à partir du recoupement de plusieurs sources, traitées avec rigueur : archives, documents militaires, écrits de prêtres et de pasteurs, demandes d’avortement, registres de naissances… Selon elle, 860 000 Allemandes (à Berlin et dans le reste du pays) ont été violées en 1945 : 590 000 par les troupes soviétiques et 270 000 par les troupes occidentales, dont 190 000 par des soldats américains, 50 000 par des soldats français et 30 000 par des soldats britanniques. Ces chiffres ne tiennent pas compte des répétitions de viols sur une même femme. À Berlin, environ 10 000 femmes sont mortes à la suite de viols, que ce soit à cause des blessures, de leur exécution ou de leur suicide; pour l’Allemagne, on estime le nombre de décès à 240 000. Les recherches de Miriam Gebhardt sur les viols par les GI américains ont d’ailleurs créé une polémique, vu que la majorité des recherches précédentes avaient mis l’accent sur les exactions soviétiques.
 
Par ailleurs, vu l’importance de la prise de Berlin dans la conscience patriotique russe, les chiffres occidentaux ont été constamment contestés par les Soviétiques, et le sont toujours par les Russes. D’ailleurs, en 2015, les ouvrages d’Antony Beevor ont été retirés des bibliothèques scolaires de la Fédération de Russie.
Les historiens se sont penchés sur les causes du comportement de l’Armée rouge. L’hypothèse d’une vengeance contre les crimes de l’Allemagne nazie lors de sa tentative d’invasion de l’URSS tient mal : les soldats soviétiques ont été aussi violents envers les femmes en Pologne et en Autriche, violant même des femmes qu’ils venaient de « libérer » de camps de concentration. Le fait que les femmes aient été fondamentalement considérées comme butin de guerre semble la principale cause – en dépit des interdictions officielles de Moscou sur la maltraitance des civils.
 
 
 

Dans les mots de Brigitte Haentjens : le désespoir et le rire

 
« Je crois que dans le désespoir, la vie s’exprime par ce genre de fantaisie. Je suis aussi intéressée par la façon dont ces femmes se comportent entre elles; elles sont parfois mesquines, mais souvent décomplexées. Quand la mort n’est pas loin, les farces ne le sont pas non plus. Elles sont nécessaires. Il y a une grivoiserie qui surgit au voisinage de la mort. C’est une poésie du désespoir. La grivoiserie appartient aussi largement au monde des femmes du peuple. »
 
 
 

Aujourd’hui, délibérément, le viol est une arme de guerre

 
À la suite de l’adoption de la résolution 1820, le 19 juin 2008, par le Conseil de sécurité des Nations unies, le viol a été qualifié de crime de guerre, de crime contre l’humanité et de crime constitutif du crime de génocide. Le viol par des entités militaires ou civiles devient donc un crime passible de sanctions au Tribunal pénal international. En 2000, le Conseil de sécurité avait déjà voté la résolution 1325, visant à mettre fin à la violence sexuelle contre les femmes et les filles durant les conflits armés, et lançant un appel à une participation accrue des femmes aux initiatives de renforcement de la paix.
 
Il était temps que la communauté internationale réagisse à la place importante du viol dans les conflits contemporains qui sont de moins en moins des guerres officielles entre pays, mais des conflits civils, où la Convention de Genève, qui balise les conflits armés entre États, ne tient pas. De plus, une nouvelle conception de la guerre remplace la conception traditionnelle occidentale, où les forces armées représentent un pays et dont le but est la victoire avec le moins de pertes possible. Cette autre conception a pour but non pas de conquérir à plus ou moins court terme un territoire convoité, mais de rendre la vie misérable à ceux qui l’habitent.
 
Depuis plus de trente ans, le viol en contexte de conflit armé ne tient plus tant de la répugnante tradition du butin de guerre pour les soldats, mais d’une stratégie consciente et délibérée. En fait, de nos jours, le viol est utilisé comme une arme de guerre dans divers types de conflits. Il est instrumentalisé pour chasser ou dominer les femmes et les communautés auxquelles elles appartiennent. C’est que les femmes sont considérées comme l’incarnation de l’identité culturelle adverse et leur corps comme un moyen d’humilier les hommes de leur communauté. Les femmes sont réduites à être des cibles dont le corps correspond à un territoire. Les viols collectifs, les grossesses forcées et l’esclavage sexuel sont des instruments de génocide et de nettoyage ethnique. C’est une arme qui transcende les cultures et qui est utilisée pour semer la terreur et la destruction au sein de populations entières.
 
Les conflits récents où le viol a été délibérément employé comme arme de guerre sont devenus trop nombreux. Entre 20 000 et 50 000 viols ont été commis pendant le conflit en Bosnie au début des années 1990, et entre 250 000 et 500 000 l’ont été au cours du génocide du Rwanda en 1994. Selon l’ONU, en 2009 seulement, plus de 15 000 femmes et filles ont été violées dans l’est de la République démocratique du Congo, dans cette terrible guerre dont on ne parle jamais malgré ses cinq millions de morts tant par les rebelles que par les troupes gouvernementales. Et que ce soit en Libye, en Irak et en Syrie avec le groupe armé État islamique, ou au Nigeria avec Boko Haram, on voit que l’utilisation du viol comme arme est en expansion, en dépit de la sensibilisation grandissante de la communauté des nations.
 
 
 

Dans les mots de Brigitte Haentjens : la dignité, pour ne pas sombrer

 
« Ce qui est frappant dans ce livre, c’est en effet la dignité féminine, l’extrême lucidité de celle qui parle. On reçoit ici le récit de quelqu’un qui se tient debout, et qui opte pour la vie. En choisissant le viol domestique plutôt que le viol sauvage, elle opère en quelque sorte une prise de pouvoir sur son corps. C’est très troublant, car il s’agit d’un acte de résignation terrible, mais qu’elle affirme comme étant un choix. Probablement est-ce un artifice pour supporter la douleur. Peut-être que la dignité s’est aussi imposée dans le travail de réécriture après coup. Plus largement, ce texte donne la parole au peuple des femmes, parle du courage féminin. Le peuple des femmes semble ici traversé par un courant solidaire, au-delà des mesquineries. »
 
 

– Paul Lefebvre
Dramaturge
 
 

 
Paul Lefebvre est conseiller dramaturgique, traducteur et professeur de théâtre. Il a travaillé au Centre national des Arts comme directeur artistique fondateur de la biennale Zones Théâtrales et adjoint artistique de Denis Marleau, après avoir été directeur littéraire au Théâtre Denise-Pelletier. Il est conseiller à la dramaturgie au CEAD depuis janvier 2010.
 
N.B. Les mots de Brigitte Haentjens sont tirés de l’entretien que le dramaturge Florent Siaud a réalisé avec la metteure en scène.