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Introduction aux fractures de la pensée

Manifeste de la Jeune-Fille

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INTRODUCTION AUX FRACTURES DE LA PENSÉE
(AU SUJET D’OLIVIER CHOINIÈRE)
 
 

« Les villes molles sécrètent des cristaux opaques »
 
– Paul-Marie Lapointe, Psaume pour une révolte de terre

 
 

Pour commencer : l’homme qui travaille dans les failles

 
Olivier Choinière occupe en ce moment une place unique dans le paysage théâtral québécois : il est celui qui, à travers des œuvres à la forme aussi surprenante que singulière, travaille à mettre à jour la frontière floue et poreuse entre le confort intellectuel et le malaise moral. Souvent, ses spectacles commencent par bercer les spectateurs dans leurs certitudes – qui sont aussi les siennes, pas question pour Choinière de se placer dans une position de supériorité – pour peu à peu mettre au jour la fragilité de ces convictions, leur inquiétante indétermination, voire leur vacuité. Manifeste de la Jeune-Fille, à l’instar de plusieurs de ses créations antérieures comme FÉLICITÉ, PROJET BLANC, CHANTE AVEC MOI ou ENNEMI PUBLIC nous place dans une position familière pour progressivement nous en faire ressentir la nature trouble. Ses spectacles créent souvent des controverses au sein du public, mais laissent des traces durables. Par exemple, lorsque Sylvain Bélanger a pris la direction du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en 2012, il a rassemblé tous les employés du théâtre et leur a demandé quel était le spectacle qui, au cours des dernières années, les avait le plus marqués; la réponse a été unanime : VENISE-EN-QUÉBEC – qui avait pourtant profondément divisé le public et la critique au moment de ses représentations. Connu de ceux pour qui le théâtre est un lieu de connaissance de soi et des autres, Olivier Choinière n’est pas encore un nom familier auprès du grand public. Pourtant, en 2014, il a remporté coup sur coup le prix Victor-Martyn-Lynch-Staunton du Conseil des Arts du Canada pour ses « réalisations exceptionnelles en théâtre » et, surtout, le Prix Siminovitch, le plus important prix de théâtre au Canada. Voici le portrait d’un artiste qui cherche nos lignes de faille, celles que nous avons si bien cachées aux autres et à nous-mêmes, que nous en avons oublié l’existence.
 
 
 

Olivier Choinière dans ses propres mots I

 
Extrait de son discours de réception du Prix Siminovitch, octobre 2014 : « L’honneur qui m’est fait me permet de m’adresser à vous ce soir. Cet honneur commande une sorte de franchise. Je serai donc franc avec vous: très souvent, je déteste le théâtre. Je déteste le théâtre, dirait-on, pour pouvoir l’aimer plus sincèrement. Ce qui m’en a éloigné, qui m’a souvent donné envie de l’abandonner, est aussi ce qui m’en a approché et permis de me l’approprier. Être dur avec le théâtre, c’est à mon sens lui assurer une bonne santé. Prendre conscience du contexte dans lequel cet art est pratiqué ici, maintenant, c’est prendre conscience de la manière dont nous vivons ici, maintenant. Ce qui m’indigne au théâtre est aussi ce qui m’indigne dans la vie. »

 
 
 

Trajet du chercheur d’après ses traces

 
À titre d’auteur, mais aussi de producteur, de metteur en scène, de concepteur et même de comédien, Olivier Choinière a été créé près d’une quarantaine d’œuvres théâtrales : pièces de théâtre, déambulatoires, fictions radiophoniques, textes pour le jeune public – sans même parler d’une douzaine de traductions de pièces. Pour la génération théâtrale qui a commencé sa pratique avec le début du XXIe siècle, il est, avec Christian Lapointe, le principal artiste de référence.
 
Né le 10 juillet 1973 à Granby, Olivier Choinière reçoit en 1996 son diplôme en écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada. Pour sa première pièce produite professionnellement, LE BAIN DES RAINES (1998, mise en nomination – déjà! – pour le Prix du Gouverneur général), André Brassard accepte d’être comédien. Et c’est d’ailleurs Brassard qui met en scène sa première pièce majeure, AUTODAFÉ (1999), un « bûcher historique en cinq actes ». En 2000, il fonde L’Activité Répétitive Grandement Grandement Libératrice (dite l’ARGGL ou l’Activité…) pour présenter l’été sur le toit du Théâtre d’Aujourd’hui des pièces inspirées du cinéma de série B : TSÉ-TSÉ, UNE TRAGÉDIE UBIQUISTE « tiré du manuscrit retrouvé de Léone Rivière-Coche » (2000), AGROMORPHOBIA, « mélodrame végétarien d’Elvire O’Connor » (2001) et, surtout, JOCELYNE EN DÉPRESSION, « tragédie météorologique » (2002) qui montre une collectivité s’en prendre à l’hiver, ennemi commun idéal, plutôt que de s’attaquer aux maux réels qui les attaquent. En 2003, Choinière crée son premier déambulatoire, BEAUTÉ INTÉRIEURE : chaque spectateur, muni d’un lecteur mp3, marche seul dans la ville en écoutant la voix d’un personnage qui le guide et se confie à lui. Il pousse la formule plus loin l’année suivante avec BIENVENUE À – (UNE VILLE DONT VOUS ÊTES LE TOURISTE), qui sera présenté à Montréal, Chicoutimi, Shawinigan, Ottawa et Mulhouse, en France.
 
Mais c’est en 2011, avec le controversé PROJET BLANC, qu’il exploitera avec le plus d’audace ce procédé déambulatoire. Avec la présentation de VENISE-EN-QUÉBEC en 2006 au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, son œuvre entre dans une nouvelle phase; l’auteur trouve les moyens dramaturgiques pour créer d’étonnantes métaphores d’enjeux collectifs, s’intéressant particulièrement à ce qui nous conditionne sans que l’on s’en rende compte, ainsi qu’à ce qui nous représente et auquel on répugne à s’identifier. Cette direction se confirme par FÉLICITÉ, créée en 2007 par le Théâtre du Grand Jour au Théâtre La Licorne; cette pièce étonnante fait rayonner Choinière à l’international, surtout avec – rien de moins – une production au Royal Court Theatre de Londres, dans une traduction de Caryl Churchill. La pièce été jouée depuis en Écosse, en Australie, France et en Suisse allemande. À l’automne 2010 à l’Espace libre, il met en scène 50 acteurs dans CHANTE AVEC MOI; il reprendra cette inquiétante pièce chorale au Festival TransAmériques, au Centre national des Arts à Ottawa et au Théâtre du Trident à Québec. En 2012, il crée au Théâtre de Quat’ Sous NOM DE DOMAINE, dans lequel il utilise l’histoire d’Aurore l’enfant martyre et les jeux vidéo en ligne pour creuser le rapport à la perte. Avec MOMMY, créé en 2013 au Théâtre Aux Écuries (Choinière a été codirecteur artistique de ce théâtre de son ouverture en 2011 jusqu’en 2016), il emprunte l’univers des zombies pour questionner l’image de la mère comme métaphore d’une fidélité malsaine au passé. ENNEMI PUBLIC, créé au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en 2015, interroge la figure du bouc émissaire commode comme refus que se questionner. POLYGLOTTE (2015), créé avec de nouveaux arrivants, travaillait sur l’écart entre les discours officiels sur l’immigration et la parole des immigrants. MANIFESTE DE LA JEUNE-FILLE marque la première présence d’Olivier Choinière à ESPACE GO.

 
 
 

Olivier Choinière dans ses propres mots II

 
Extrait de son discours de réception du Prix Siminovitch, octobre 2014 : « Le théâtre est une forme d’art qui appartient à un autre temps, et de ce fait révèle quelque chose de particulier sur notre temps. Comme si on tentait de témoigner de notre réalité moderne en peignant les parois d’une caverne avec les doigts. C’est ce décalage qui lui permet d’être notre contemporain : se donner rendez-vous dans un lieu réel, s’y rassembler pour un temps donné, durant une heure, deux heures, y respirer un même air, y vivre un même présent. Prendre tout ce qui empêche la prise de conscience de notre propre pouvoir et le mettre sur scène. Tenter de le voir, de le comprendre, et retourner chez soi avec une part de liberté peut-être minuscule, mais qui reste et persiste. »
 
 
 

Ce théâtre préoccupé

 
La première chose qui frappe de l’œuvre de Choinière, c’est son envergure artistique; considéré globalement, son travail aborde, sans les hiérarchiser, les principales dimensions de l’expérience humaine, touchant tout aussi bien les dimensions historique, sociale, politique, émotive, culturelle, philosophique, idéologique et psychologique. Cette envergure s’exprime aussi – surtout! – à travers une constante préoccupation de la forme.
 
Préoccupé par les codes invisibles nés d’un refoulement du passé historique ou de la culture de masse, codes qui conditionnent le social, le politique et l’intime, Choinière s’applique dans ses œuvres à détourner des formes familières afin de révéler au spectateur les filtres qui l’empêchent d’avoir accès à lui-même et au réel dans lequel il évolue. Empruntant aussi bien aux lieux communs historico-politiques (AUTODAFÉ, 1999; MOMMY, 2013) qu’aux films de genre (AGROMORPHOBIA, 2001), aux visites audio-guidées (BIENVENUE À – (UNE VILLE DONT VOUS ÊTES LE TOURISTE), 2005), aux jeux en ligne (NOM DE DOMAINE, 2012), à l’omniprésente pornographie (PARADIXXX, 2009) ou encore aux concerts de musique populaire (CHANTE AVEC MOI, 2010), il travaille essentiellement à déstabiliser l’horizon d’attente du public pour recadrer ses perceptions du réel.
 
Le théâtre de Choinière utilise de façon très particulière le rapport que développe le spectateur à ce qui se passe et se pense sur scène, que ce soit dans VENISE-EN-QUÉBEC, FÉLICITÉ. CHANTE AVEC MOI, ENNNEMI PUBLIC ou MANIFESTE DE LA JEUNE-FILLE; au début, l’identification du public aux personnages ou au regard que l’auteur semble porter sur eux est facile, évidente. Puis Choinière fait entrer chaque spectateur dans une zone trouble, une zone de malaise, où l’identification ne va plus de soi, sans pour autant disparaître. Le spectateur se voit ainsi contraint de remettre en question ses positions idéologiques, morales, voire identitaires. Si ce procédé est aussi efficace, c’est que Choinière lui-même s’y soumet; il ne prend pas une position de supériorité par rapport au public, mais une position douloureusement fraternelle. Si les spectateur est placé face à ses propres malaises et contradictions, c’est que Choinière le fait d’abord pour lui-même.
 
Ce travail relève souvent, aussi, d’une attitude transgressive par rapports à l’acte théâtral lui-même comme dans PROJET BLANC (2011), un commentaire sur la nature du théâtre et la mise en scène des classiques transmis clandestinement à un certain nombre de spectateurs pendant une représentation de L’ÉCOLE DES FEMMES au Théâtre du Nouveau Monde.
 
Le théâtre de Choinière s’intéresse en fait à ce qui nous conditionne inconsciemment : que ce soit la calcification souriante de l’idéologie nationaliste (VENISE-EN-QUÉBEC, 2006; MOMMY), les traces cachées du catholicisme (FÉLICITÉ, NOM DE DOMAINE) ou la soumission volontaire à l’autorité que véhiculent des formes apparemment libératrices de la culture populaire (CHANTE AVEC MOI, MANIFESTE DE LA JEUNE-FILLE). Un autre aspect de ce travail concerne directement l’appauvrissement, voire le détournement de sens que la culture de masse fait subir au langage; les deux ABÉCÉDAIRE DES MOTS EN PERTE DE SENS qu’il a dirigé au Festival du Jamais lu en 2013 et au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en 2014 étaient une initiative forte face à cette érosion de la langue. En travaillant à partir de la zone grise que se partagent le moi (ou l’illusion du moi) et la culture ambiante, Choinière met à jour à quel point la liberté individuelle et le libre-arbitre ne sont que des obéissances à des schèmes de pensée déterminés par l’Histoire, l’idéologie dominante et le politique.
 
 
 

Olivier Choinière dans ses propres mots III

 
Extrait de Combien de patates ça vaut?, publié dans la revue Liberté, 2007 : « C’est avec la création de VENISE-EN-QUÉBEC que j’ai véritablement compris à quel point le théâtre était l’art des belles émotions, seules capables de remporter la mise, c’est-à-dire l’unanimité. Lors d’une rencontre avec le public, un spectateur m’a demandé, inquiet, si je parlais de « nous autres » dans la pièce, si j’avais tenté de faire un portrait du Québec. VENISE-EN-QUÉBEC ne «parlait» pas du Québec parce qu’il y était question de poutine, d’orignal, de miniputt ou de pays en devenir. VENISE-EN-QUÉBEC attaquait le Québec dans les fondements de son dogme identitaire. Ici, si le citoyen a bien un devoir, c’est bien celui de « se reconnaître ». Devant ces personnages, le public était placé à la fois face à l’impossibilité de s’y reconnaître et face à l’impossibilité de ne pas s’y reconnaître. Est-ce bien moi, cet Autre effrayant? Ces monstres odieux ne peuvent pas être nous. Il ne peut pourtant s’agir de personne d’autre. Pris entre le rejet de ce modèle et le devoir de s’y reconnaître, le public ne savait souvent pas quel camp choisir. Certains prenaient tout simplement le parti d’en rire. Quel était le parti pris de l’auteur ? Justement : celui de s’extraire à cette dualité, où chaque parti n’est que la face d’une même médaille. Car cette culture du Refus et du Contre, et non cette contre-culture, loin de susciter les débats qu’elle se plaint du même coup de ne jamais obtenir, n’entend pas créer le dialogue, mais bien la réaction : quelque chose d’épidermique et d’émotif non seulement avec lequel on ne peut pas discuter, mais dans lequel il est tout précisément impossible de penser et où, finalement, on ne peut que choisir son camp : pour ou contre. Or, on ne peut pas être contre dans une culture qui est tout entière déjà Contre; on ne peut qu’être pour ! Il suffit de participer à une table ronde pour s’en convaincre. »
 
 
 

Exemple 1 : Chante avec moi, 2010, 2011, 2012, 2014

 
La scène est vide, à part un clavier électronique. Le spectacle devrait avoir commencé il y a quelques minutes et rien ne se passe. Puis, un type, dans la salle, fatigué d’attendre, monte sur scène et joue quelques notes au clavier. Une spectatrice, vêtue de couleurs ternes, va le rejoindre et commence à esquisser avec lui une mélodie en sortant de son sac à main deux minuscules maracas. C’est alors que ça sonne à la porte; les deux personnes en scène ouvrent : c’est un livreur de pizza qui se joint à eux, sortant de sa boîte non pas une pizza, mais un tambourin. Le public entre alors dans le double jeu que lui présente Choinière : croire à l’émergence spontanée d’une chanson et accepter qu’il s’agit d’une présentation théâtrale scriptée et répétée.
 
Peu à peu, des gens de tous les âges, de toutes les classes sociales, envahissent la scène, « improvisant » dans une irrésistible effervescence créatrice collective une chanson aux paroles plurielles, foisonnantes, universelles – brillamment mises en musique par Philippe Brault. Le refrain est on ne peut plus circulaire :
 
« Je chante, oui, je chante
Pour que tu chantes avec moi. »
 
 
Bientôt ils sont vingt, trente, finalement cinquante personnes sur scène, soutenus par des techniciens en noir qui apportent des micros, des instruments de musique, etc. Puis le fond de la scène s’ouvre et paraît une vedette de la chanson – différente à chaque soir – qui se joint au groupe. Le tout culmine en une enthousiasmante apothéose – la petite handicapée se lève par miracle de sa chaise roulante, l’euphorie se propage de la scène à la salle – et, heureux et fourbus, tous quittent la scène.
 
Ne reste en fond sonore discret que le rythme qui a soutenu la chanson – et le clavier de nouveau solitaire. Puis le rythme s’accélère, devient plus marqué. Revient le claviériste, mais portant un costume de scène flashy inspiré des vêtements qu’il portait plus tôt. La même spectatrice va le rejoindre, avec une énergie nouvelle, cette fois-ci vêtue de faux léopard. Tous les gens que l’on a vus reviennent, dans le même ordre, mais costumés en eux-mêmes, rejouant la naissance de leur chanson avec des sourires hollywoodiens. C’est plus entraînant, mais c’est aussi bien plus froid. Et lorsque la vedette doit apparaître, personne ne se pointe… Tout se termine avec une académique perfection. Puis on reprend tout de suite, plus vite, tout le monde ensemble, avec la chorégraphie, les gestes plus saccadés. Un comédien s’effondre au sol d’épuisement, puis un, puis deux, puis d’autres. Les techniciens en noir les traînent hors scène sans états d’âme. Le tempo s’accélère. Les sourires sont crispés, commandés, ne portent plus aucune joie. Les comédiens qui restent n’arrivent plus à suivre le rythme et tombent les uns après les autres. Les techniciens, imperturbables, les ramassent. Il n’en reste plus que trois personnes en scène, puis deux, puis une seule qui tient encore quatre ou cinq refrains dont la cadence est de plus en plus inhumaine. Lorsqu’elle s’effondre, le public applaudit.
 
Les applaudissements ramènent tous les autres qui se mettent à chanter et à reprendre la chorégraphie sans aucune joie. Ils arrêtent, le public applaudit. Ils recommencent. Une partie du public comprend qu’aussi longtemps qu’il applaudira, les comédiens reviendront faire leur chanson et leur danse. Par contre, une autre partie du public, bien conditionnée par les conventions qui régissent l’appréciation d’une performance, continue d’applaudir, n’arrivant pas à voir que chaque ovation prolonge une souffrance. Des dissensions se manifestent au sein du public : des spectateurs demandent à ceux qui applaudissent encore de cesser de le faire – « Vous n’avez pas compris? » – et peu à peu, ceux qui voudraient continuer à applaudir arrêtent, question de ne pas se « chicaner » avec leurs voisins de siège. Comme l’a écrit dans la revue Mouvement le critique français Jean-Louis Perrier, qui a vu dans le spectacle une « parabole swiftienne » : « Métaphore aussi brillante qu’effrayante des conditionnements sociaux et de la récupération des démarches créatrices – peu à peu vidées de leur sens – CHANTE AVEC MOI était une expérience fascinante à vivre, surtout qu’elle divisait à chaque soir le public. « Sous ses dehors bon-enfant, Chante avec moi révèle une mécanique parfaitement au point, celle qui peut conduire à chanter n’importe quoi pourvu que l’on chante. Face à la spontanéité auto-organisée de la rue, qui choisit son tempo, son assemblée chorale, CHANTE AVEC MOI montre l’enchaînement manipulateur, l’enfermement concerté par les faiseurs de show. Olivier Choinière met en perspective la captation du désir, du besoin de chanter, avec une confiscation certaine de la démocratie. Le triomphe du chant unique est celui du système en place, qui conduit dans un consentement niais à la perte, comme une version nouvelle du joueur de flûte de Hamelin. La liberté qui avait paru s’affirmer dans le geste de monter sur scène, dans la voix et les gestes de chacun, est mise au pas, les têtes à l’alignement, les corps en soumission, les regards éteints, crépusculaires. La victoire de la chanson – de cette chanson-là – est défaite des citoyens. »
 
 
 

Olivier Choinière dans ses propres mots IV

 
Extrait de Faites-vous un théâtre subversif – discussion entre Olivier Choinière et Olivier Kemeid, publié dans la revue Jeu, no 135, 2010 : « Le théâtre appelle une certaine forme de consensus. Comme spectateur, on peut toujours s’en remettre aux autres, à la perception collective. C’est pourquoi j’ai cherché à isoler le spectateur, à faire du théâtre non pas une expérience collective plutôt factice – qui rappelle souvent la soirée de gala –, mais une expérience unique dans la collectivité réelle, là où règnent la solitude et l’anomie. Si le théâtre m’apparaît les trois quarts du temps pompeux et ringard, c’est qu’il continue de se voir comme le miroir d’une agora qui n’existe plus. Il crie un grand « nous » qui fait appel à un temps révolu. Mais s’il est vrai que tout geste artistique tend au renversement, on pourrait dire qu’on vit dans un pays qui subventionne la subversion. On demande donc à l’État, chaque trois mois, la permission de troubler l’ordre établi. Il y a là quelque chose de très pernicieux. J’ai parfois l’impression que l’artiste finit par ne faire que ce qu’il a écrit dans sa demande. Le spectacle ne va pas plus loin que ce qu’il en a dit dans sa « description du projet », qui se retrouve telle quelle dans le programme. Ce n’est plus la pièce, mais sa demande de subvention qu’il met en scène, c’est-à-dire la permission qu’on lui donne, et non la liberté qu’il prend. »
 
 
 

Exemple 2 : Projet blanc, 3 novembre 2011

 
Dans les documents de saison du Théâtre Aux Écuries, il n’y avait aucun descriptif pour PROJET BLANC, aucun lieu, aucune heure, seulement la date. Deux semaines avant la présentation, ceux qui avaient acheté un billet ont reçu un courriel leur demandant s’ils possédaient des mini-écouteurs. Puis un autre courriel quelques jours plus tard : rendez-vous au Monument-National à 18 h 30, avec vos écouteurs.
 
Il y a exactement 74 personnes à qui Olivier Choinière et ses complices artistiques, Alexia Bürger et Éric Forget, expliquent le fonctionnement du lecteur mp3 que chaque spectateur se voit remis. Puis, rendez-vous est donné à 19 h, dans le petit parc en face du Monument-National. Lorsque tous les participants sont là, Choinière donne le signal et ils mettent en marche leur lecteur au même moment. On entend la voix de l’auteur :
 
 
« Vous êtes plusieurs, mais je te dirai « tu ».
Ce sont les écouteurs qui m’en donnent la permission.
C’est grâce à eux que je peux m’ »adresser à toi directement.
(…)
Jusqu’à maintenant, je ne t’ai pas prévenu de ce qui allait arriver
et je vais continuer de ne pas le faire.
 
Sache que mes intentions sont sincères.
 
Je ne veux pas faire d’intrigue ni de mystère.
Je veux simplement conserver le plus longtemps possible
ta présence
dans le présent. »
 
 
Les spectateurs observent tout, car tout pourrait faire partie de cette œuvre de théâtre, comme cette camionnette blanche qui repasse très lentement devant le groupe pour une troisième fois. En suivant les indications de l’auteur, et en écoutant ses propos sur la complexité du présent, le groupe monte Saint-Laurent vers le Nord, puis s’arrête dans le terrain vague à l’angle de Clark et Sainte-Catherine. C’est alors que dans les écouteurs, Choinière dit :
 
 
« Regarde.
Derrière toi.
Le théâtre.
 
Tu peux lire : « Soyez de la fête. »
 
L’institution célèbre ses 60 ans.
 
Pour le premier spectacle de la saison,
on y présente L’ÉCOLE DES FEMMES de Molière.
 
Pourquoi Molière? »
 
 
« Pour célébrer avec panache 60 ans d’histoires » dit le communiqué, « le Théâtre du Nouveau Monde fait appel à son plus vieux complice qui, depuis son premier lever de rideau le 9 octobre 1951 (…) inspire par sa perspicacité et son génie… »
 
Si ce théâtre a décidé de programmer L’ÉCOLE DES FEMMES en 2011,
c’est sans doute qu’il y trouvait quelque chose de résolument actuel.
 
Une pièce de théâtre, même très ancienne, dit toujours quelque chose sur aujourd’hui.
Immanquablement, elle nous parle.
Et si on allait voir la pièce?
 
Le groupe accuse le coup. Chaque spectateur reçoit alors un billet pour le deuxième balcon – le paradis – dont les 74 sièges ont été achetés par le PROJET BLANC. On demande aux participants de dissimuler leurs écouteurs et d’entrer dans le théâtre comme si de rien n’était et d’aller prendre leur place.
 
 
« Ne t’inquiète pas.
Je ne t’inviterai pas à monter sur scène ni à être un spectateur turbulent.
Tu ne dérangeras pas le reste du public ni la bonne marche de la représentation,
puisque les seuls spectateurs qui seront au paradis
sont ceux qui se trouvent présentement autour de toi.
 
Sache que nous n’avons pas prévenu les acteurs ni l’équipe de L’ÉCOLE DES FEMMES,
mais que nous n’entendons pas leur manquer de respect pour autant.
Projet blanc est en quelque sorte un hacking
mais où l’idée n’est pas de corrompre les données du site
mais de les lire autrement. »
 
Dès que la représentation de L’ÉCOLE DES FEMMES commence, au moment qu’on leur a indiqué, les spectateurs du PROJET BLANC, désormais des participants, partent leur lecteur audio. Commence alors, pendant que la pièce se déroule, un commentaire critique où la mise en scène de L’ÉCOLE DES FEMMES, fondée sur le théâtre dans le théâtre, sert de point d’ancrage à une mise en parallèle des positions du personnage d’Arnolphe – instruire Agnès pour la garder captive – et de la direction qu’a pris l’institution théâtrale québécoise.
La démonstration est intelligente, sensible, inquiète.
 
Puis, à la demande de la voix dans les écouteurs, le groupe du PROJET BLANC quitte le TNM à l’entracte pour se retrouver dans le terrain vague. Alors que les spectateurs marchent pour revenir au Monument-National, la voix de Choinière leur dit :
 
 
« Une institution doit être ouverte sur le présent et non refermée sur elle-même,
comme un univers parallèle avec ses propres codes,
sans rapport avec le monde extérieur.
 
Une institution publique doit même être plus ouverte sur le présent
que n’importe quel autre lieu.
Une institution est pour moi synonyme de modèle à suivre
et non de corps mort à traîner.
 
Les institutions nous appartiennent.
Le dialogue que nous avons avec elles dépasse leurs gestionnaires du moment.
Car c’est bien en gestionnaire d’entreprise qu’ils se comportent,
qui s’attachent à ces lieux comme si c’était leur chose,
leur bel objet,
leur possession.
 
Ce théâtre n’est qu’un exemple parmi tant d’autres
de lieu public que l’économie de marché
a transformé en espaces privés.
Ils doivent faire, avant toute chose, la preuve de leur rentabilité.
 
Or le présent n’est pas une valeur sûre. »
 
 
Ce hacking théâtral, évidemment, a provoqué une vive réaction de la part du TNM, qui a nié toute valeur artistique à cette œuvre atypique. Pour ceux qui y ont participé, c’était au contraire l’expression mesurée d’une noble colère, un moment unique où l’intelligence et la sensibilité étaient stimulées de façon féconde. Comme l’a écrit dans Voir Elsa Pépin : « La dissidence aura rarement été si efficace qu’à travers ce partage en petit nombre d’une critique théâtrale vécue en direct, nourrie d’humour, mais surtout d’une indignation courageuse, alors que nous observions les réactions du public, dont nous étions aussi, que le metteur en scène, les acteurs, les directeurs de théâtre et toute la machine de propagande mercantile s’affairent à endormir, nous dit notre guide, pour mieux le manipuler. C’est à ce public passif que Choinière demande, tout au long de ces deux heures : « Pourquoi êtes-vous ici? Qu’est-ce qui se passe devant vous? », ramenant sans cesse l’expérience à ce présent «actif» qui crie : « Réveillez-vous! Exigez un théâtre à la hauteur de votre intelligence! Ne prenez rien pour acquis! »
 
 
 

Olivier Choinière dans ses propres mots V

 
Extrait de son discours de réception du Prix Siminovitch, octobre 2014 : « Je ne veux pas faire de leçons à personne. Je cherche, le plus honnêtement possible, à partager mes peurs. Je trouve un sens au théâtre quand il me rend plus libre. J’espère écrire des pièces qui auront un écho dans la vie des autres et qui répondent ultimement aux questions que je me pose moi-même quand je m’assois dans une salle: Qu’est-ce que je fais ici? Qu’est-ce qu’on veut me dire? Pourquoi maintenant? »
 
 
Dossier réalisé par Paul Lefebvre
 
 

 

Paul Lefebvre est conseiller dramaturgique, traducteur et professeur de théâtre. Il a travaillé au Centre national des Arts comme directeur artistique fondateur de la biennale Zones Théâtrales et adjoint artistique de Denis Marleau, après avoir été directeur littéraire au Théâtre Denise-Pelletier. Il est conseiller à la dramaturgie au CEAD depuis janvier 2010.