Billetterie

Marieluise Fleisser, femme plurielle

« La première fille alertée joindrait ses sœurs, une à une, et leur parlerait bas de l’amour blessé amarré aux feuillages de tes veines ouvertes. »
 
– Anne Hébert, Alchimie du jour

 
 

LA VOIX RAUQUE DE MARIELUISE FLEISSER (1901-1974)

 
Marieluise Fleisser est aujourd’hui considérée comme l’une des voix les plus importantes de la dramaturgie allemande du XXe siècle, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Sous l’égide de Lion Feuchtwanger et de Bertolt Brecht, elle devient célèbre dans les années vingt, mais sa carrière s’effondre au moment même où elle prend son envol à cause des pressions indues du milieu artistique envers les femmes, d’un mariage désastreux et d’une interdiction d’écrire par le régime nazi. Ce n’est qu’au cours des dernières années de sa vie que son œuvre est redécouverte. Comme l’a écrit l’Autrichienne Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004 (dont ESPACE GO a présenté JACKIE dans une mise en scène de Denis Marleau et BLANCHE-NEIGE & LA BELLE AU BOIS DORMANT dans une mise en scène de Martin Faucher) : Marieluise Fleisser « est le plus grand auteur dramatique féminin du XXe siècle. »
 
 
 

AVANT-GARDE, EXTRAIT I : QUELLE IDENTITÉ POUR ELLE?

 
« On ne savait pas au juste si elle était sa collaboratrice, son amie, sa maîtresse, ou si elle deviendrait sa femme. « Elle sera ma femme », avait-il dit, tout au début, l’auteur discuté. Mais comment s’y fier, quand c’était lui qui parlait, est-ce que cela comptait pour quelqu’un qui faisait une telle consommation d’êtres humains? »
 
 
  

ALLEMAGNE, ANNÉES VINGT

 
En 1914, au moment où Marieluise Fleisser entre dans l’adolescence, l’Allemagne entre en guerre. Le pays, qui n’est unifié que depuis 1871 sous le nom de l’Empire allemand, est une monarchie parlementaire autoritaire. À la veille de la guerre, le pays du Kaiser Guillaume II est le pays le plus industrialisé d’Europe et celui où les ouvriers (dont on craint la force révolutionnaire) jouissent de la meilleure protection sociale du continent. Se percevant comme le rempart de la civilisation occidentale contre la barbarie de l’Orient, l’autocratisme de la Russie des tsars, l’appétit économique de l’Angleterre et la décadence morale de la France, l’Allemagne provoque la Première Guerre mondiale.
 
Fleisser, comme Brecht, grandit pendant cette guerre qui sera pour l’Europe entière un choc d’une magnitude difficile à imaginer. Car les gens ont encore comme image de la guerre des soldats bien rangés en uniforme vert contre d’autres soldats bien rangés en uniforme bleu, dans une prairie en fleurs, avec des fusils qui font pouf! et des canons qui font boum! une fois de temps en temps, avant que la bataille ne soit réglée en fin d’après-midi par une élégante charge de cavalerie. Or les armées et les populations découvrent avec horreur ce qu’est une guerre à l’ère industrielle : des tranchées boueuses infestées de rats d’où on ne peut bouger pendant des mois, des chars d’assaut, des bombardements aériens, des gaz empoisonnés, des mitrailleuses efficaces, des canons capables d’envoyer à dix kilomètres des obus explosifs de près d’une tonne et, surtout, une quantité de morts comme on n’en avait jamais imaginé. L’Allemagne, à la fin de la guerre, compte des pertes humaines de 2,4 millions chez les militaires et de 700 000 chez les civils – pour une population de 67 millions de personnes au début du conflit…
 
La défaite laisse l’Allemagne privée de ses élites traditionnelles : 80 % de l’aristocratie, qui fournit les officiers militaires, est morte au front. Elle laisse aussi la population dans un état de confusion : comme aucune portion de sol allemand n’a été conquise par l’ennemi, les gens ne comprennent pas la capitulation. De plus, les conditions humiliantes du traité de Versailles – restitution de territoires, limites strictes imposées à l’armée allemande, renoncement aux colonies et une sidérante réparation de guerre de 132 milliards de marks-or (plus de 2000 milliards en dollars canadiens) – abattent l’Allemagne économiquement et moralement, créant un ressentiment puissant dont se nourrira le nazisme.
 
La capitulation de l’Allemagne cause l’effondrement de sa monarchie et la création d’une république dans le but de former une société plus égalitaire. Les mouvements révolutionnaires voient dans l’incertitude de l’après-guerre une occasion de s’imposer et le pays frôle le conflit civil au début de 1919, alors que les milices de droite soutenues par la grande industrie massacrent les tenants d’une gauche révolutionnaire. Les deux grandes figures du communisme allemand, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont sauvagement assassinés. Tout au long des années vingt, les tensions entre les barons de l’industrie et le mouvement ouvrier créent une instabilité politique qui limite les actions du gouvernement, qui quitte Berlin pour Weimar en 1923 afin d’être moins vulnérable en cas d’insurrection. La gauche piétine à cause de continuels conflits entre les communistes et les tenants d’une social-démocratie. Quant à la droite traditionnelle, elle est peu à peu grugée de l’intérieur par les nazis.
 
Pour les gens ordinaires, le début des années vingt est une époque de misère à cause de l’inflation : à l’été 1919, le dollar américain vaut 4,2 deutsche marks (DM); en septembre 1922, il vaut 1 460 DM; en février 1923, on est rendu à 48 000 DM et en octobre 1923, à 440 000 000 DM; un mois plus tard, il faut compter dans les 13 chiffres pour s’y retrouver. Les économies d’une vie ne peuvent même plus acheter un petit pain. Si vous n’êtes pas propriétaire ou si vous n’avez pas eu la bonne idée d’acheter des lingots d’or, vous êtes ruinés. À la fin de novembre, le gouvernement décide qu’un nouveau mark vaudra mille milliards de DM. Mais le mal est fait, 90 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté et la malnutrition – la faim! – est la première cause de décès. On comprend pourquoi Brecht volait du charbon dans les théâtres où il travaillait…
 
Pourtant, c’est une remarquable époque du point de vue artistique. À Munich et à Berlin se déploie la grande époque du cabaret allemand. Les musiciens s’approprient le jazz. On se passionne pour la boxe. Le cinéma, encore muet, donne d’éblouissants chefs-d’œuvre, dont Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau et Metropolis de Fritz Lang. En architecture et en design, le mouvement du Bauhaus radicalise les liens entre l’esthétique et la fonction. Et en théâtre, sur les ruines de l’expressionnisme, un art nouveau naît, dont la figure emblématique se nomme Bertolt Brecht.
 
 
 

AVANT-GARDE, EXTRAIT II

 
« Ce Poète voulait de toutes ses forces provoquer. S’il se blessait en le faisant, c’était son affaire. Il se prétendait possédé par une image précise de son théâtre de l’avenir. Il fallait qu’il se débrouille pour trouver sa place dans le présent! Il fallait qu’il fût fou, il n’admettait rien. »
  
 
 

LES VIES DE MARIELUISE FLEISSER

 
Origines
Fleisser est née en 1901 à Ingolstadt dans le sud de la Bavière, une ville alors de 15 000 habitants, docilement catholique à l’ombre de ses neuf clochers et totalement dépendante de l’importante garnison militaire qui y réside. Son père, un quincailler-ferronnier, constatant son intelligence, l’envoie dans un pensionnat catholique à Ratisbonne, où elle se débrouille pour lire clandestinement Strindberg et les auteurs allemands de pointe de cette époque, soit les expressionnistes.
 
 
Dans la jungle des villes
Son père l’envoie ensuite étudier à Munich pour qu’elle devienne enseignante. À ses cours en littérature et en philosophie, elle préfère ceux qu’elle prend sur le théâtre avec Arthur Kutscher. Elle découvre aussi l’amour avec un poète mineur – qui finit par la quitter lâchement pour aller vivre à Paris. Surtout, elle se met à écrire des poèmes et des nouvelles qui, généralement, ont comme sujet de jeunes filles un peu déboussolées face à la vie et aux nouvelles réalités sociales. Elle montre ses nouvelles au romancier Lion Feuchtwanger, une importante figure littéraire de la jeune génération et homme d’une belle générosité. Il l’encourage, l’enjoignant à quitter la subjectivité de l’expressionnisme pour davantage s’aligner sur un courant artistique novateur, la « nouvelle objectivité ». Elle commence à publier des nouvelles en 1923, alors qu’elle rencontre un homme dont elle a beaucoup entendu parler et dont elle admire les œuvres : le jeune poète et auteur dramatique Bertolt Brecht, qui n’a alors que 25 ans.
 
Brecht, déjà, est connu pour sa personnalité brillante – « magnétique » comme on disait – et pour l’audace et l’originalité de ses écrits. Il fait d’elle une de ses amantes. Fleisser est éperdue d’amour pour lui et lui, à coup de promesses toujours reportées, l’exploite affectivement, sexuellement et, on le verra, artistiquement. Et comme il voit en elle une artiste, il lui suggère de laisser l’université.
 
 
Purgatoire
Lorsque son père comprend que Marieluise a abandonné ses études pour se lancer en littérature, il lui coupe les vivres. Elle revient alors à Ingolstadt, où Brecht vient la relancer, lui trouvant des contrats d’écriture, l’encourageant à terminer une première pièce de théâtre qu’elle avait écrite avant de le rencontrer. Au printemps 1926, Brecht lui obtient une appréciable visibilité : sa pièce, LE LAVEMENT DES PIEDS – vite rebaptisée PURGATOIRE À INGOLSTADT – sera jouée au Deutschen Theater à Berlin. Il ne s’agit que d’une seule représentation, mais elle a lieu dans le cadre d’une série prestigieuse où des textes novateurs d’auteurs émergents sont présentés en matinée le dimanche. La pièce, qui porte sur la difficulté d’être d’adolescent dans une petite ville à la mentalité conservatrice, lui vaut immédiatement une grande attention de la part du milieu théâtral. Mais, doutant d’elle-même, elle revient à Ingolstadt, se ravisant à l’automne pour aller vivre à Berlin. Un an plus tard, elle revient à Munich, où elle termine une deuxième pièce, PIONNIERS À INGOLSTADT, qui montre les relations entre les jeunes filles de la ville et les soldats d’un détachement militaire venus y réparer un pont. Les choses ne se passent toutefois pas aussi bien qu’elle le souhaiterait pour sa carrière, sans parler de Brecht qui la traite comme une chose à son service.
 
Excédée, elle retourne à Ingolstadt et, au printemps 1928, se fiance avec un champion de natation dont la plus grande ambition est d’hériter de la tabagie de ses parents. Ce Bepp Haindl, qu’elle connaît depuis l’enfance, ne s’intéresse ni à la littérature ni au théâtre, mais lui promet une vie tranquille à l’abri du besoin. Au même moment, PIONNIERS À INGOLSTADT est créé à Dresde dans une mise en scène sans éclat. Entre-temps, Brecht, qui a maintenant trente ans, est devenu célèbre et riche. À l’époque, en Allemagne, les grands best-sellers littéraires sont encore les recueils de poésie; or le recueil de Brecht, Sermons domestiques, publié en 1927, est un immense succès de librairie. L’année suivante, il signe un des grands triomphes de l’histoire du théâtre : L’OPÉRA DE QUAT’SOUS au Théâtre Am Schiffbauerdamm à Berlin. C’est lorsque ce théâtre s’est mis à la recherche d’une autre pièce audacieuse après que L’OPÉRA DE QUAT’SOUS ait été transféré dans une autre salle que Brecht a proposé PIONNIERS À INGOLSTADT, s’imposant comme metteur en scène. Or, de cette pièce au réalisme dur, Brecht veut faire un scandale. Il entreprend son travail de mise en scène sans même discuter de la pièce avec Fleisser. Lorsqu’elle arrive à Berlin quelques jours avant la première, elle ne reconnaît pas sa pièce. Brecht et la direction du théâtre exigent des réécritures, mais elle se sent tellement dépossédée de son œuvre qu’elle est incapable d’écrire une ligne.
 
 
Enfer
Comme Brecht le désirait, la pièce est un énorme scandale. Les journaux se déchaînent contre l’auteure, accusée d’immoralité et de salissage du peuple et de l’armée allemande. Les groupes de droite, dont les nazis alors en pleine ascension, réclament l’interdiction de la pièce. À Ingolstadt, même si personne n’a vu le spectacle ou lu le texte, Fleisser est unanimement condamnée, même par le conseil municipal. Brecht, dans cette tourmente, ne lui apporte aucun soutien. Et elle, de son côté, rassemble en elle-même la force morale nécessaire pour ne pas lui en demander et ne pas craquer devant lui. Quelques jours plus tard, alors que la violence psychologique de la controverse la rend malade, elle apprend par les journaux que Brecht vient d’épouser une autre de ses amantes, la comédienne Hélène Weigel (qui, en dépit de tout, sera aux côtés de Brecht pour le reste de sa vie). Cette double trahison de Brecht met fin à leur relation.
 
Pas question pour elle de retourner à Ingolstadt : elle s’y sait persona non grata, son père l’a chassée de la maison familiale et ses fiançailles avec Bepp Haindl sont annulées. Elle se jette alors dans les bras d’un ennemi personnel de Brecht (qui se révèle encore plus manipulateur et misogyne que lui), le journaliste et écrivain de droite Helmut Draws-Tychsen. Peu à peu, elle perd confiance en elle et en sa capacité à écrire. En 1932, sans le sou et sans contrats, elle entre en dépression nerveuse, fait une tentative de suicide, puis décide de revenir là où elle se sent le plus chez elle, même si on l’y déteste : Ingolstadt. Elle tente en 1933 un retour à Berlin, mais revient vite dans sa ville natale et rompt ses fiançailles avec Draws-Tychsen. En 1935, alors que les nazis brûlent ses œuvres et lui imposent des limites de publication, elle renonce à une carrière littéraire et épouse son ancien fiancé champion nageur – un homme violent et jaloux – qui a depuis hérité du commerce de ses parents. Comme elle est instruite, c’est elle qui a la tâche de faire rouler le commerce, ce qui ne lui laisse pas vraiment de temps pour écrire. En 1938, c’était prévisible, elle fait une grave dépression.
 
Elle traverse les années de guerre tant bien que mal, volant du temps çà et là pour écrire son drame historique KARL STUART, alors que son mari est au front. En 1950, elle revoit Brecht à Munich, qui y répète MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS; il fait en sorte que sa pièce LA DYNASTIE DES FORTS soit montée au Kammerspiele. Deux ans plus tard, il lui envoie du matériel dont il voudrait qu’elle tire une pièce, mais elle refuse son offre; non seulement son travail à la tabagie l’occupe trop, mais son mari ne voit pas d’un bon œil qu’elle renoue avec le milieu théâtral. En dépit de tout cela, les rares nouvelles qu’elle publie sont très remarquées et remportent fréquemment des prix.
 
 
Mère spirituelle d’une génération
Le décès de Bepp Haindl, en 1958, la libère. En dépit de problèmes de santé – un infarctus –, elle trouve la force de vendre la boutique et de se remettre à l’écriture. Peu à peu, on reconnaît son importance et la nature unique de son style et de son propos. Elle est même le premier récipiendaire, en 1961, du prix des arts de la ville d’Ingolstadt. En 1963, elle publie AVANT-GARDE, un récit qui porte sur la rencontre d’une « jeune fille de province avec un génie » et qui est traversé par sa propre expérience avec Brecht dans les années vingt. En 1970 et 1971, ses pièces PURGATOIRE À INGOLSTADT et PIONNIERS À INGOLSTADT, dans des versions très légèrement remaniées, connaissent un succès fulgurant et dans la foulée des représentations, le jeune cinéaste Rainer Werner Fassbinder en fait un film qui sera présenté à Cannes en 1971. Pour Fassbinder comme pour toute la formidable génération des auteurs réalistes allemands des années soixante-dix – Martin Sperr, Herbert Achternbusch, Franz-Xaver Kroetz –, elle est plus qu’une influence, elle est un modèle. Elle leur rend d’ailleurs hommage dans un article publié en 1972 intitulé Tous mes fils. La même année, paraissent en Allemagne ses œuvres complètes. Elle meurt à Ingolstadt en 1974, quelques mois après avoir reçu l’Ordre du Mérite bavarois, reconnaissance tardive de cette artiste que son pays avait considérée comme une honte pendant tant d’années.
 
 
 

AVANT-GARDE, EXTRAIT III : LE CUIR ÉPAIS DU RHINOCÉROS

 
« L’auteur, lui, en parlait à son aise, il faut apprendre à avoir la peau épaisse au théâtre. Elle, c’était une membrane frémissante, secouée de vibrations insupportables. »
  
 
 

LE THÉÂTRE DE MARIELUISE FLEISSER

 
Les pièces les plus connues et les plus importantes de Marieluise Fleisser sont PURGATOIRE À INGOLSTSADT (1924) et PIONNIERS À INGOLSTSADT (1928), qu’elle a légèrement révisées à la fin des années soixante. Ces pièces mettent en scène des personnages de la classe populaire de cette petite ville de Bavière. Contrairement à la majorité du théâtre professionnel de son temps – écrit en haut allemand –, le sien est écrit en dialecte bavarois. Non pas une version naturaliste de ce dialecte, mais une réécriture qui met en valeur la capacité de cette langue à être brutale. Son théâtre est aussi inspiré du Volksstück (littéralement : pièces du peuple), le théâtre populaire dialectal, qui met en scène les gens ordinaires dans des œuvres qui traitent de thèmes de la vie courante, en particulier la famille et les relations amoureuses. Les analystes universitaires qualifient le théâtre de Fleisser de « Volksstück critique », en ce sens qu’il ne porte pas de regard complice ou attendrissant sur les personnages, mais montre de façon implacable la dureté du pouvoir que la société et les traditions accordent aux hommes sur les femmes.
 
 
 

AVANT-GARDE, EXTRAIT IV : SON TEMPS À LUI AVAIT PLUS DE VALEUR

 
« Son emploi du temps, déjà, avait été mis en pièces. Elle séchait les cours et les séminaires, afin que l’auteur l’eût sous la main lorsqu’il avait besoin d’elle. Elle le déchargeait des petits ennuis quotidiens. Son temps à lui avait plus de valeur, ce n’était même pas contestable. »
 
 
 

TRÈS TRÈS BRIÈVEMENT : BERTOLT BRECHT

 
Bertolt Brecht (1898-1956) est un poète, auteur dramatique, metteur en scène et théoricien du théâtre dont les œuvres et les idées ont marqué profondément le théâtre du XXe siècle et dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui. Il est difficile de parler de ses idées, vu qu’elles n’ont cessé d’évoluer au cours de sa vie. Mais on peut dire qu’à partir de la fin des années vingt – après L’OPÉRA DE QUAT’SOUS – influencé par la pensée de Marx et les luttes révolutionnaires, il cherche à créer un théâtre qui provoque chez le spectateur un regard critique sur le monde. Il propose un théâtre épique, qui tient davantage du récit que du suspense dramatique : il conçoit un théâtre où le spectateur ne se demande pas ce qui va se passer, mais où il peut observer comment les choses se passent, se pensent et se négocient. Ainsi, dans plusieurs de ses pièces, on indique souvent au début de la scène comment elle va se terminer. Par exemple : « Trois ans plus tard, Mère Courage se retrouve en captivité, avec les restes d’un régiment finnois. Sa fille pourra être sauvée, ainsi que sa carriole, mais son fils honnête va mourir. » Sa démarche l’a mené à repenser le jeu de l’acteur; il a travaillé à un procédé qu’il nommait le Verfremdungseffekt, étrangement traduit en français par « distanciation » alors que, littéralement, le concept de Brecht se traduit par « effet de rendre étrange ». Il s’agissait pour lui de créer un jeu où les rapports de pouvoir cachés de la vie quotidienne cessent d’être évidents pour devenir « étranges », observables, donc transformables. Il souhaitait aussi en mise en scène que la mise en place et les attitudes corporelles des comédiens – ce qu’il appelait le gestus – montrent de façon lisible les enjeux de pouvoir social, politique et économique de l’action et des personnages. Il a écrit de très grandes pièces qui sont propulsées par ses recherches théoriques, mais qui les dépassent, dont MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS, LA VIE DE GALILÉE, LA BONNE ÂME DU SE-TCHOUAN, LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN, LA RÉSISTIBLE ASCENSION D’ARTURO UI, HOMME POUR HOMME, sans oublier ses étonnantes pièces de jeunesse comme BAAL et DANS LA JUNGLE DES VILLES.
 
 
 

UNE INTUITION DE MARIELUISE FLEISSER

 
Fleisser, dans AVANT-GARDE, ne tombe jamais dans le travers de réduire une idée à la simple émanation d’une psychologie individuelle; en fait, tout subjectif qu’il soit, son texte s’accorde au principe que les idées doivent être jugées à l’aune de valeurs explicites. Mais elle fait tout de même cette observation sur « le poète », dans le seul passage qui prend ouvertement en compte que Brecht, au moment où elle rédige AVANT-GARDE, est une figure majeure qui a changé le théâtre en profondeur. Elle écrit : « Il minimisait les sentiments, il se faisait une force de ses défauts. Pourquoi pas, s’il y parvenait, s’il en faisait du grand art? Il avait son dogme personnel, taillé aux mesures de son cas particulier, et qui serait encore moderne dans trente ans. Et lorsqu’il triompherait, le théâtre traditionnel aurait explosé. Il était résolu à imposer son dogme, à faire sauter le théâtre. »
  
 
 

BRECHT ET SES COLLABORATRICES

 
En 1994 paraît un ouvrage à la fois fascinant et répugnant : Brecht and Company. Sex, Politics and the Making of Modern Drama de John Fuegi (publié en français chez Fayard en 1995 sous le titre Brecht et Cie). Dans cette biographie massive de 732 pages, Fuegi, le fondateur de l’International Brecht Society, professeur à l’Université du Maryland et spécialiste de Brecht de réputation internationale, répète sur tous les tons avec toutes les variantes possibles que Brecht était une ordure avec les femmes, que ses arrangements financiers tenaient généralement de l’escroquerie et que la majorité de ses pièces ont été en très grandes parties écrites par des collaboratrices – qui étaient aussi ses amantes.
 
L’acharnement que l’ouvrage met à détruire l’image de Brecht lui enlève de la crédibilité. Toutefois, il met en lumière ce que les spécialistes de Brecht savaient : plusieurs de ses œuvres sont le fruit de collaborations. Et au fil des éditions des pièces de Brecht, il est intrigant de voir le nom des collaboratrices apparaître, disparaître et réapparaître… En dépit de sa mauvaise foi, Fuegi réussit tout de même à montrer que l’ampleur de ces collaborations est plus grande que ce que l’on croyait, même si plusieurs de ses affirmations reposent sur des suppositions informées plutôt que sur des preuves irréfutables.
 
Les trois principales collaboratrices de Brecht ont été Elisabeth Hauptmann, Margarete Steffin et Ruth Berlau. Ces trois femmes ont toutes été profondément amoureuses de Brecht, le suivant dans ses exils, travaillant pour lui en échange de miettes de son attention et de son affection. Ce qui est une sorte de mystère, c’est que ces trois créatrices auraient pu avoir par elles-mêmes et pour elles-mêmes des carrières artistiques majeures. Or toutes trois ont choisi de mettre au service de Brecht la plus grande part de leurs capacités intellectuelles et artistiques.
 
Elisabeth Hauptmann (1897-1973) a rencontré Brecht à Berlin dès son arrivée en 1922. Elle aurait collaboré à HOMME POUR HOMME, à L’OPÉRA DE QUAT’SOUS bien davantage que ce que l’on croyait, et serait l’auteure majeure de HAPPY END. Elle serait aussi presque entièrement responsable de la réécriture par Brecht du DOM JUAN de Molière.
 
La comédienne et militante communiste danoise Ruth Berlau (1906-1974) a été une collaboratrice majeure pour LA BONNE ÂME DU SE-TCHOUAN, LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN, LES VISIONS DE SIMONE MACHARD et SCHWEYK DANS LA SECONDE GUERRE MONDIALE.
 
La comédienne, militante et écrivaine Margarete Steffin (1908-1941) est morte jeune, à 33 ans, et son travail avec Brecht ne se sera déroulé que sur dix ans. Mais c’est vraisemblablement avec elle qu’il a connu sa plus grande effervescence artistique comme auteur. Elle a grandement collaboré à plusieurs pièces majeures dont TÊTES RONDES ET TÊTES POINTUES, GRAND-PEUR ET MISÈRE DU IIIE REICH, LA VIE DE GALILÉE, MAÎTRE PUNTILA ET SON VALET MATTI (avec Hella Wuolijoki), LA BONNE ÂME DU SE-TCHOUAN, LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN et MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS.
 
La constance créatrice dans la vie de Brecht aura toutefois été la comédienne Hélène Weigel (1900-1971), qu’il a rencontrée en 1923 et épousée en 1929. La complexité et la profondeur de leur relation, qui a résisté aux innombrables liaisons de Brecht avec d’autres femmes, ont été une constante dans la vie de l’auteur. Elle a créé plusieurs personnages majeurs de l’œuvre de Brecht, jouant entre autres dans LA MÈRE, LES FUSILS DE LA MÈRE CARRAR et GRAND-PEUR ET MISÈRE DU IIIE REICH. Mais c’est dans le rôle d’Anna Fierling, le personnage principal de MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS qu’elle a marqué l’histoire du théâtre contemporain. À la mort de Brecht, elle a pris la direction du Berliner Ensemble, qu’elle a assumée jusqu’à son décès.
 
Marieluise Fleisser n’a collaboré à aucune œuvre de Brecht, mais celui-ci s’est servi de sa pièce PIONNIERS À INGOLSTADT en 1929 pour asseoir sa réputation d’enfant terrible du théâtre allemand – vouant l’auteure à la haine de ses concitoyens.
 
 
 

AVANT-GARDE, EXTRAIT V : DANS L’ATMOSPHÈRE DU GÉNIE

 
« L’Homme l’exploitait, il en avait probablement le droit, un homme de talent avait cueilli ce qui se présentait. Et même si elle était exploitée, elle vivait dans une atmosphère de génie et avait son destin là-haut sous les toits, elle n’était pas perdue pour autant, enfin, pas encore. »
  
 
 

LE JEUNE BRECHT

 
Lorsque Marieluise Fleisser écrit AVANT-GARDE au début des années soixante, elle sait que le personnage qu’elle évoque sous le nom du poète ou de l’homme est déjà une des grandes figures du théâtre moderne. Et il est vraisemblable de croire que la mort de Brecht en 1956 et celle de son mari Bepp Haindl en 1958 lui ont donné la liberté nécessaire pour écrire ce texte d’inspiration autobiographique.
 
Même si Fleisser, lorsqu’elle rédige son livre, connaît la magnitude et l’importance de Brecht, elle n’oublie pas qu’elle écrit sur le jeune Brecht, sur un homme encore dans la vingtaine en train de faire une entrée fracassante dans le monde théâtral allemand – et non sur un génie universellement reconnu pour avoir révolutionné l’écriture dramatique, la mise en scène et les théories du théâtre.
 
Qui est ce Bertolt Brecht qui a marqué sa vie et son œuvre, et dont elle a été l’amante entre 1923 et 1929? Brecht est à ce moment-là un artiste émergent qui fascine tous ceux qui le rencontrent par sa personnalité hors normes, sa capacité de persuasion, son ahurissante arrogance, ses idées atypiques et la prolifération de ses aventures amoureuses. En fréquentant l’artiste de cabaret Karl Valentin, il a appris les vertus sociales de l’humour noir. En se faisant lancer des bocks de bière à la tête par des vétérans alors qu’il récitait sa Légende du soldat mort, il a pris goût à la griserie de la provocation. En fréquentant les milieux théâtraux, il a compris que ce serait là son art de prédilection.
 
Lorsque Marieluise Fleisser fait sa connaissance en 1923, il est le jeune auteur dont tout le monde parle à cause de trois pièces qu’il vient d’écrire : BAAL, TAMBOURS DANS LA NUIT et DANS LA JUNGLE DES VILLES. Ces pièces lui ont valu en novembre 1922 le prestigieux prix Kleist et, à l’âge de 25 ans, d’être désigné comme l’avenir du théâtre.
 
Mais le Brecht de la maturité lentement se précise. Déjà, à cette époque, Brecht cherche à créer un théâtre dépouillé de tout sentimentalisme. Il est aussi influencé par le mouvement de la « nouvelle objectivité » qui privilégie le concret, la matérialité des choses et le sociopolitique, souvent avec cynisme, voire avec cruauté. Ce désir de représenter les rapports humains dans ce qu’ils peuvent avoir de brutal, sans les enjoliver, c’est ce qui trouve écho aussi chez Marieluise Fleisser.
 
Le jeune Brecht est aussi de plus en plus fasciné par la malléabilité de l’être humain, sa capacité à être transformé, ce dont témoigne sa pièce HOMME POUR HOMME dont il crée une première version en 1926.
 
Les poèmes de Sermons domestiques (1927) et la création de L’OPÉRA DE QUAT’SOUS (1928) assoient la réputation de Brecht. Il n’est plus seulement le jeune artiste provocateur, il est le jeune artiste provocateur qui a réussi. Mais, la provocation est un dieu vorace; c’est à cette divinité que Brecht sacrifiera Marieluise Fleisser, montant PIONNIERS À INGOLSTADT de façon délibérément scandaleuse sans même se soucier de l’avis de l’auteure.
 
 
 

AVANT-GARDE

 
En 1963, Marieluise Fleisser a 62 ans. Elle entreprend alors de raconter sous la forme d’un récit à la troisième personne le trajet de Cilly, une jeune provinciale venue à Berlin pour écrire et pour faire la rencontre d’un « génie ». Un parcours qui ne cesse de tisser des échos avec ce qu’elle a vécu à Berlin et à Ingolstadt entre 1923 et 1929. L’utilisation de la fiction ici ne sert pas à donner une sorte de licence pour créer un récit enjolivé ou noirci – ce qui revient au même – de ce qui s’est passé pour elle, mais à arriver à objectiver ce qui s’est à ce moment-là déployé dans sa vie et dans la vie d’autres femmes qui ont été proches de Bertolt Brecht, dont Elisabeth Hauptmann. Ainsi, le récit est presque dépourvu de détails concrets et de notations visuelles et les rares images qu’elle évoque n’en ont que plus de force; par contre, ce qui se vit, ce qui se pense, ce qui s’échange entre les personnages est raconté avec une précision radicale.
 
Pour le public lecteur allemand des années soixante, cette fiction est transparente et derrière les personnages, il identifie facilement les personnes. Marieluise Fleisser s’y nomme Cilly Ostermeier et celui qu’elle nomme l’auteur ou l’homme, c’est Brecht. Le Juif, c’est Lion Feuchtwanger; Polly, c’est Carole Neher, comédienne et sœur de Caspar Neher, l’ami et scénographe de Brecht; à Bepp Haindl, elle donne le nom de Nico. La ville des Fugger, c’est Ausbourg, là où est la maison familiale de Brecht.
 
Dans un article intitulé Souvenirs sur Brecht, Marieluise Fleisser décrit son processus d’écriture : « J’écrivis un récit, AVANT-GARDE, qui parut aux éditions Hanser. Tout d’abord, j’avais l’idée suivante : rencontre d’une jeune fille et d’un génie. Celui-ci est devenu, sans que je le voulusse aucunement, le jeune Brecht. Mais c’est une histoire qui a de la pente, on voit d’où elle vient et où elle va, et qui peut être assimilée à une biographie. Bien des choses y sont autres que dans la réalité, et toute mon expérience de la vie s’y est engouffrée, c’est une évolution soustraite au contrôle de la volonté. Quand on a été enfermée par Hitler là où l’on n’a rien à faire et qu’on a mis trente ans à ne pas pouvoir se libérer, les épines vous poussent toutes seules. Il n’y a pas là d’intention. On traîne avec soi, que voulez-vous?, toute la longue et lourde chaîne dont notre histoire a été l’origine, elle comporte un traumatisme, cette histoire, et, d’ailleurs, elle a porté un temps le titre de TRAUMATISME. L’important, c’est Brecht, son visage impérissable. Il a rompu le cadre de mon histoire, mais, d’un autre côté, j’en ai profité. »
 
En effet, ce récit n’est ni un acte de ressentiment, ni une profession d’adulation, ni un exercice d’admiration ni un règlement de compte. Dans une lettre à Gunther Rühle, qui a édité les œuvres complètes de Fleisser en 1972, elle a écrit au sujet d’AVANT-GARDE : « C’est aussi l’image de la rencontre d’une provinciale avec un génie. » Elle raconte comment cet homme a partagé avec elle les fruits de son intelligence, l’a guidée dans sa démarche artistique, l’a initiée au travail en équipe, a élargi ses horizons intellectuels, a fait toutes sortes de démarches pour que ses textes soient créés à la scène et que ses nouvelles trouvent un éditeur reconnu. En contrepartie, Brecht, considérant qu’il l’a créée, la voit comme sa chose et il ne semble même pas lui venir à l’idée qu’elle puisse avoir une volonté propre en dehors de ce qu’il désire d’elle et pour elle – en fait qu’elle disparaisse dès qu’il n’a plus besoin de ses services. En fait, Fleisser ne cesse de creuser cette douloureuse contradiction : plus une dépendance inexorable se développe envers lui, plus des pulsions de rébellion s’animent en elle. Elle écrit : « Ce qu’elle avait de plus personnel, il le violentait, et c’était justement ce qu’il ne pouvait pas admettre. Il supprimait l’atmosphère, il semblait la détester, définitivement. […] Elle en était toute malheureuse, elle ne savait à quel saint se vouer. Il l’embrouillait complètement. Elle ne lui venait pas à la cheville. Elle se jetait dans sa puissance, et c’est à l’impuissance qu’il l’éveillait. Elle n’était personne. »
 
Fleisser est exceptionnellement lucide dans tous ses écrits sur les inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes et, surtout, elle est capable de décrire comment cette domination s’exerce de façon si évidente, si « naturelle », si « normale » qu’on ne la voit pas. Mais elle aborde ces questions de façon intime, reliées à elle-même, en questionnant sa propre dépendance à un homme, qu’il soit un génie ou un champion de natation. Dans la dernière partie d’AVANT-GARDE, alors qu’elle a, après avoir rompu avec l’auteur, brisé ses fiançailles avec Nico, se sachant ostracisée dans sa petite ville natale, elle dit : « Elle se retrouvait libre, et même mise au ban de la société. Et pourtant, il lui fallait la protection d’un homme. Il se passa quelque chose d’étrange. Comme on ne peut tout de même pas se mettre en quête d’un homme, mais il faut le trouver, et comme elle ne tarda pas à en trouver un, elle renonça vite à sa liberté. C’était toujours ce même tourbillon qui l’engloutissait et pour la même raison, il lui fallait l’appui d’une réalité, elle ne pouvait vivre sans la compagnie d’un être humain. Seulement, elle ne parvint jamais à être prudente dans ses choix, et elle le payait après coup. »
 
 
 

AVANT-GARDE, EXTRAIT VI : LIBERTÉ MEURTRIÈRE

 
« Elle connaissait la liberté, en avait vécu, c’était celle des brigands, dure pour les femmes, quand on exigeait d’elles qu’elles en fissent autant que les hommes, et tout finissait mal pour elle. Cette liberté devenait finalement meurtrière. »
 
 

– Paul Lefebvre
 
 

 
Paul Lefebvre est conseiller dramaturgique, traducteur et professeur de théâtre. Il a travaillé au Centre national des Arts comme directeur artistique fondateur de la biennale Zones Théâtrales et adjoint artistique de Denis Marleau, après avoir été directeur littéraire au Théâtre Denise-Pelletier. Il est conseiller à la dramaturgie au CEAD depuis janvier 2010.