Billetterie

Per una selva oscura – 15 aperçus sur Peepshow

« Le désir vient de la connaissance imparfaite. »
 
– Thomas Mann, Mort à Venise

 
 

1. L’entrée dans l’ombre

 
« J’étais dans la forêt. Il faisait très chaud. J’ai décidé de chercher un lac. J’ai marché longtemps et je me suis perdue. J’ai crié, mais personne ne m’a répondu. J’ai continué de marcher plus loin. J’avais peur. » Ainsi commence PEEPSHOW, par ce récit de Beautiful enfant. Ce début nous le connaissons, depuis des siècles, mais avec des mots légèrement différents : « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai par une forêt obscure (per una selva oscura) car le chemin en droite ligne était perdu. Ah que c’est une chose dure à conter que cette forêt sauvage, âpre et forte qui ramène la peur dans ma pensée. » Car ainsi commence la descente aux enfers de Dante dans La Divine Comédie. Depuis le XIVe siècle, cette entrée dans le monde de l’ombre ne cesse de se répercuter, que ce soit dans LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ de Shakespeare, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline ou Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Marie Brassard, à son tour, nous entraîne dans la forêt aux mystères que chacun porte en soi.
 
 
 

2. Pour s’y (re)trouver

 
PEEPSHOW est composé d’une succession de vingt tableaux qui s’enchaînent les uns aux autres par un jeu d’associations libres. Le personnage central est une femme nommée Beautiful, que l’on rencontre enfant, adolescente et adulte. Elle est un avatar ouvert et retors du Petit Chaperon rouge. C’est pourquoi tourne autour d’elle Will Le Loup, qui incarne les personnages masculins. Gravitent aussi autour d’elle sa maîtresse (d’école) et un monstre.
 
 
 

3. De la scène au texte, par un concours de circonstances

 
En 2001, Marie Brassard crée son premier solo, JIMMY, CRÉATURE DE RÊVE, dans le cadre du Festival de théâtre des Amériques. Offre de tournée en Allemagne. Alors, transcrire le texte, né par la bouche et le corps en salle de répétition, et le traduire en allemand, pour rédiger des sous-titres. La traduction est publiée, des acteurs s’en emparent, la jouent. Ce qui était l’origine des mots indissociables des performances de Marie Brassard se révèle être un texte, une partition dont d’autres peuvent s’emparer pour créer. Pour cette production de PEEPSHOW par ESPACE GO, Marie Brassard, pour la première fois, travaillera sa propre écriture comme une partition à (re)découvrir. Avec une autre comédienne : Monia Chokri.
 
 
 

4. Un peep-show

 
Dans une introduction à son spectacle, Marie Brassard définit ce qu’est un peep-show : « Dans la cabine d’un peep-show, une petite fenêtre permet au client de voir en partie et pour un court moment la scène interdite. Cette vue partielle et fragmentée excite l’imagination et nourrit la fantaisie. L’accès au secret grise les sens en honorant la curiosité. » Le spectacle de Marie Brassard donne en effet accès à une série de brefs moments intensément privés – elle décrit PEEPSHOW comme étant une mosaïque – nous renvoyant à la solitude du voyeur, certes, mais créant surtout, au-delà de la distance entre le/a regardeur/e et le/s regardé/e/s, une intimité qui fait qu’à la fin du spectacle, chacun/e se sent moins seul/e. Tellement moins seul/e.
 
 
 

5. Songes

 
Chacun des tableaux de PEEPSHOW est comme un songe; même ceux qui ont l’air réalistes fonctionnent comme des songes. Le contenu manifeste, si bizarre soit-il – un gros chien qui vous suit pour mieux vous mener à un adepte du bondage, un monstre enfermé dans un trou humide et froid peuplé d’araignées géantes – est toujours évident pour chaque tableau, mais tous sont porteurs d’intrigantes béances à travers lesquelles des contenus latents ne demandent qu’à être explorés. Les sentiments primordiaux (comme la peur, le désir, la peine, la frustration) sont nommés sans jamais être développés, expliqués. Ils sont simplement donnés pour que le spectateur puisse aller voir plus loin. Les tableaux ne racontent pas des histoires refermées sur elles-mêmes dont le sens s’appréhende par la raison à force de volonté. Ils font partie de ces histoires dont parle le narrateur d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad : non pas des histoires dont la signification est comme l’amande contenue dans son écale, mais celles dont le sens est en dehors pareil à l’insaisissable halo qui flotte autour d’une pierre précieuse.
 
 
 

6. Derrière le Petit Chaperon rouge : Alice

 
Dans PEEPSHOW, chaque figure en dissimule une autre. Ainsi, derrière le Petit Chaperon rouge, qui apparaît dès le Tableau 2, il y a la figure d’Alice, dont Lewis Carroll a imaginé les aventures au Pays des merveilles. En fait, PEEPSHOW éclaire Alice tout comme Alice illumine PEEPSHOW. Entraînée à la poursuite du Lapin Blanc (comme Beautiful en vient à suivre le gros chien qui la suivait), Alice se retrouve, après une longue chute dans un terrier, dans un lieu où « il y avait des portes tout autour » tout comme Beautiful, de retour chez son ancienne maîtresse (d’école), nous confie : « Je me retrouve ici encore, entourée de portes, et je ne sais pas laquelle ouvrir d’abord. » Mais surtout, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, tout comme PEEPSHOW, est fait d’une mosaïque de séquences oniriques. Car le mode d’emploi des aventures d’Alice et de celles de Beautiful est le même : « Je savais que quelque part, il doit y avoir une porte. Une porte qui s’ouvre vers une réalité étrange, fascinante, cachée. Sur un monde fabuleux dont la plupart des humains ignorent l’existence », nous confie Beautiful adolescente. La porte du Pays des merveilles, dont la clef est un songe.
 
 
 

7. Animaux

 
Ça grouille d’animaux dans PEEPSHOW : des papillons, au moins deux chats, une souris, un scorpion, un lion, des oiseaux, des lapins, des écureuils, une poule, un loup, un canard, un petit chien et un gros chien. Ils sont la vie multiple – « des millions de créatures », nous dit Beautiful – dont le sens nous échappe par la complexité effarante qu’engendrent les nombres infinis.
 
Les animaux sont aussi les passeurs entre l’humain et l’inconnu. Lorsque Beautiful, enfant, se risque à dire que papa est un animal (est-il la poule de la carte voisine, un papa-poule?), elle prononce sans le vouloir une formule magique qui ouvre la porte sur le monde caché. Comme dans le Faust de Goethe, un gros chien la suit, qui lui révélera le diable. Or depuis la mort de Dieu, le diable est triste et fatigué. Mais tout comme la frontière entre le réel et le rêve est poreuse, celle entre l’homme et l’animal est davantage un passage qu’une frontière. Lorsque le Petit Chaperon rouge aperçoit le Loup, elle ne sait pas à qui ou à quoi elle a affaire – « s’agit-il d’un homme, s’agit-il d’un animal? » – et elle ne ressent aucune peur « puisque jamais auparavant elle n’a vu de loup ». Les répliques du Loup, dans le texte, sont attribuées à Will Le Loup. Bien sûr que dans Will, on entend en anglais à la fois la volonté et l’auxiliaire du futur. Peut-être est-il un cousin du grand Will, le plus grand loup que la meute du théâtre ait jamais connu. Mais, dans PEEPSHOW, le loup est parfois flamboyant et victorieux, parfois pitoyable et défait. Il en est même parfois tristement ridicule comme Wile E. Coyote, le raté sympathique des dessins animés de Chuck Jones.
 
 
 

8. Le féminin, le masculin

 
Comme la mendiante de Savannakhet de Marguerite Duras, les femmes dans PEEPSHOW cherchent des indications pour se perdre, comme Le Petit Chaperon rouge qui prend les chemins de traverse, comme Beautiful adolescente qui (s’)égare dans la ville la nuit, un homme à sa suite, comme elle renverse l’ordre du monde en imaginant qu’elle est en haut et que les étoiles sont en bas. Les hommes, eux, pour reprendre les mots exacts que répète Will Le Loup, s’arrangent pour ne pas « perdre le contrôle ». Parfois, ils sont tristes, alors ils se saoulent et vomissent rouge comme le capuchon du Petit Chaperon; alors, comme le fait la maîtresse, une femme peut canaliser pour eux en elle tout l’amour de l’humanité.
 
 
 

9. Enchâssement/Dévoration

 
Lorsque Beautiful s’éveille d’une nuit de cauchemars, elle s’étonne que son amant, qui l’avait consolée dans la nuit d’un mauvais rêve, ne soit pas auprès d’elle. Elle comprend alors qu’elle venait de faire un rêve à l’intérieur d’un rêve, « comme si [elle] avait été dans une sphère de cristal contenue dans une sphère de cristal contenue dans une sphère de cristal », se rappelant l’antique conception ptoléméenne du monde. Plus tard, la maîtresse dit à Beautiful : « Chaque fois que tu rencontres une personne, une personne que tu aimes bien, cette personne devient une partie de toi. » Bref, cette personne est avalée. Comme le loup qui s’apprête à manger le Petit Chaperon rouge à la fin du deuxième tableau et qui réussit à avaler Beautiful à la fin de la pièce. Attention : la conclusion de la pièce n’est pas aussi sinistre qu’elle en a l’air. En avalant la femme, le loup fait entrer en lui le féminin. Beautiful : l’avalée des avalées.
 
 
 

10. Le théâtre comme tératogenèse

 
Un monstre circule dans PEEPSHOW. Comme tout grand monstre, il est à la fois familier et étrange, générique et polymorphe, unique et pluriel. Un monstre prend la main de Beautiful enfant pour la guider vers le lac et la rassurer dans la forêt. Il y a le monstre sous le lit de la petite Beautiful, qui pourrait bien lui attraper les pieds si elle ne saute pas vite dans son lit – c’est que son frère lui dit qu’il y a vraiment un monstre. Alors elle « ne sait pas », car « on ne sait jamais ». Puis, il y a le monstre du labyrinthe, qui connaît les passages secrets jusqu’au lac dans la forêt. C’est sans doute ce même monstre pour qui l’horreur la plus terrifiante est d’être prisonnier d’un trou humide et froid où « ce que tu vois n’est que ce que tu vois ». Un monde sans envers, sans secret sous sa surface, un monde sans mystère, où les métaphores sont inconcevables, où « l’en dessous l’admirable », comme l’écrivait le poète Jacques Brault, est impossible.
 
Ce monstre, parfois terrifiant, parfois terrifié, mais somme toute rassurant dès qu’on a le courage de lui donner la main, est une métaphore aussi splendide qu’attendue de l’inconscient – qui prodigue ses richesses dès lors qu’on ne se défie pas de lui en cherchant à le contrôler.
 
Mais à bien y regarder, PEEPSHOW est peuplé de monstres : l’homme du bar qui suit l’adolescente, l’homme sans cœur au sang-froid – figé? – qui explique comment rompre sans peine, la maîtresse entretenant sa blessure… Oui, Beautiful acquiert sa grâce par les monstres qui croisent son chemin.
 
Aussi : et si le théâtre, au fond, c’était cela, un art de la tératogenèse, de la fabrication de monstres? Car ce qui a imprimé le théâtre dans la mémoire humaine, depuis ses origines, ce sont ses monstres : Agamemnon, Clytemnestre, Œdipe, Créon, Médée, Richard III, Lear, Hamlet, Macbeth, Hermione, Agrippine, Néron, Phèdre, Harpagon, Alceste, Cyrano, Arturo Ui, Mère Courage, Thérèse, Pierrette, Léopold, Marilou, tous promis à l’éternité par la grâce d’être nos monstres.
 
Mais le monstre, ne l’oublions pas, nous guide face à l’inconnu. Ce monstre, qui prend Beautiful par la main pour l’apaiser et lui faire contempler le lac (et ses mystères), c’est Marie Brassard déguisée qui fait le même geste avec le spectateur.
 
 
 

11. Une si particulière respiration

 
Le texte de PEEPSHOW n’est pas né sur du papier, mais Marie Brassard l’a minutieusement improvisé avec le musicien Alexander MacSween, et a été relancée par Daniel Canty qui œuvrait au projet comme conseiller dramaturgique. Le texte a pris sa forme définitive avec les représentations. Derrière les mots, derrière la construction, derrière les enjeux se cache un élément primordial de tout texte et qui en détermine la capacité d’incarnation : sa respiration. La justesse de cette respiration vient sans doute du fait que la parole s’est développée en dialogue avec de la musique, en jouant avec la matérialité sonore du langage : voyelles, consonnes, phrasé, rythme, inflexions. La respiration de PEEPSHOW est unique, avec ses phrases courtes qui, comme d’étranges aveux, en laissent parfois échapper de plus longues. C’est la respiration de la découverte, d’une attention au monde exceptionnellement concentrée, soutenue, présente. L’actrice qui obéit à cette respiration ne peut que retrouver cette présence au monde, à la fois attentive et en retrait, comme consciente d’être continûment en découverte, cette singulière présence qui rend unique l’alliance de la parole et du jeu dans le théâtre de Marie Brassard.
 
 
 
12. Voix mouvante(s)
 
Non seulement PEEPSHOW pose la question Qui parle?, mais le spectacle pose surtout la question Qui parle à travers qui? Il y a d’abord l’interprète qui, grâce à des outils technologiques, modifie sa voix, créant l’étrange présence d’un corps de femme qui contient en elle plusieurs voix (voix d’un homme, voix d’une fillette, voix d’un autre homme, etc.) comme si elle les avait avalées. Et le texte, à sa façon, dans son écriture même, joue un jeu similaire : un personnage parle et, sans transition, rapporte directement les paroles d’un autre personnage, devenant ainsi le ventriloque de cet autre. En fait, PEEPSHOW pose une inquiétante question à chaque spectateur : Qui parle à travers moi?

13. Marie Brassard a précisé
« Avec les outils de la technologie, la voix peut être quelque chose de très intime, qui me permet de rejoindre les gens au cœur de leur propre intimité, parce que je peux chuchoter à leur oreille. Et comme ces outils me permettent en plus de radicalement transformer ma voix de manière réaliste ou très surréelle, ça me permet de créer des êtres dichotomiques, dont la voix ne correspond pas au corps. Il en résulte une sorte de contrepoint. Je vais continuer à explorer cette voie pour révéler les zones cachées d’un personnage, ou pour créer des entités étranges pour lesquelles on n’a pas de référence dans la réalité, ou encore pour créer des espaces poétiques dans l’esprit d’un personnage et les transmettre au spectateur. »
 
 
 

14. Désir

 
PEEPSHOW proclame la puissance du désir, en particulier du désir féminin : comment il aiguise la curiosité, comment il pousse vers l’inconnu, que ce soit vers le danger, la frustration, l’amour, le désamour, voire la mort.
 
 
 

15. Le grand peep-show

 
Dans les années 1880, arrive en théâtre un changement majeur dont on parle très peu : on se met à faire le noir dans la salle. Auparavant, la salle demeurait illuminée pendant le spectacle – de là les lustres de plus en plus majestueux que l’on installe au centre de l’auditorium à compter du XVIIIe siècle. Aller au théâtre, avant la fin du XIXe siècle, c’était regarder un spectacle collectivement. Et c’était non seulement regarder le spectacle, c’était regarder d’autres gens regarder ce même spectacle, mais d’un autre point de vue. Il était accepté en ces temps que l’émotion dépassât la sphère du privé pour se partager, voire se construire et se démultiplier en public.
 
Maintenant, les lumières s’éteignent dans la salle pour marquer le début de la représentation, plongeant la salle dans le noir et chaque spectateur dans sa solitude. Comme un voyeur, qui voit sans être vu, il jouit du spectacle. Depuis un peu plus d’un siècle, au vu et au su de tous, le théâtre est devenu un grand peep-show. Un détail troublant : cet acte de voyeurisme se fait avec l’assentiment des acteurs, mais, généralement, à l’insu des personnages.
 
 
Paul Lefebvre
 
 

 
Paul Lefebvre est traducteur, metteur en scène et professeur de théâtre. Il a travaillé au Centre national des Arts comme directeur artistique fondateur de la biennale Zones Théâtrales et adjoint artistique de Denis Marleau, après avoir été directeur littéraire au Théâtre Denise-Pelletier. Il travaille comme conseiller dramaturgique au CEAD depuis janvier 2010.