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Naissance d’un chef-d’oeuvre

Un Tramway nommé Désir

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UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR dans le contexte théâtral des années 1940-1950
 
La première d’UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR à Broadway fut un triomphe applaudi pendant trente minutes le 3 décembre 1947 au Théâtre Barrymore. La pièce va rester plus de deux ans à l’affiche avec un total de 855 représentations. Elle consacre Tennessee Williams, le plaçant au rang de génie du théâtre américain. Comment expliquer un tel succès dans le paysage théâtral des années 1940 et 1950 aux États-Unis? Williams est à la fois le fruit de son époque et une voix singulière. Dans les années 1930, il écrit des pièces politiques pour un petit théâtre de Saint-Louis puis il étudie au début des années 1940 avec le maître allemand du théâtre politique Erwin Piscator à la New School de New York. Mais lorsque Williams le rencontre en janvier 1942 pour travailler sur BATTLE OF ANGELS ils ne s’entendent plus. Le jeune dramaturge refuse de changer sa pièce pour l’adapter au théâtre épique défendu par Piscator. Williams cherche à ciseler une langue poétique de l’introspection révélatrice de grands mythes qui façonnent l’individu. Il intègre les influences de son temps dans son théâtre tout en formulant son propre genre. C’est cette alchimie qui opère lors de la première d’UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR, grâce à une production mémorable émanant du monde théâtral new-yorkais.
 
 
 

Voix au-delà des pièces de guerre

 
En 1947, l’homme de théâtre Harold Clurman expliquait que la pièce de Williams était unique en son genre par la façon dont elle mélangeait le personnel et le politique. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, les productions sur Broadway ont pu prendre une tournure propagandiste. WINGED VICTORY : THE AIR FORCE PLAY de Hart Moss (1943) est proche du documentaire soutenant les efforts de guerre1. D’autres spectacles essaient de faire oublier le conflit telle la comédie ARSENIC ET VIEILLES DENTELLES de Joseph Kesselring à l’affiche d’octobre 1941 à juin 1944 pour un total de 1444 représentations. Toutefois HOME OF THE BRAVE d’Arthur Laurents (1945) tente déjà de faire la synthèse entre l’individu et la société à travers l’utilisation de notions psychanalytiques telle l’abréaction. En abordant le thème du retour après la guerre COME MARCHING HOME (1946) de Robert Anderson ou ILS ÉTAIENT TOUS MES FILS (1947) d’Arthur Miller, les dramaturges de la fin des années 1940 se confrontent à la relation entre l’individu et la nation par le prisme de la guerre. C’est la vision de l’Histoire qui change dans les années 1940, résume Lee Strasberg2, et non celle de l’individu. Le citoyen prêt à mourir pour ses idéaux démocratiques se met à douter de la cohérence de l’Histoire.
 
Au-delà de la thématique, UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR renouvelle la scène new-yorkaise en s’éloignant du réalisme conventionnel qui domine Broadway et propose, selon les expressions du dramaturge, un « théâtre plastique3 » au « lyrisme personnel4 » destiné à rompre la solitude des êtres et à rejeter les conventions réalistes figées dans l’imitation stérile. Dès 1945 Williams avec LA MÉNAGERIE DE VERRE, mise en scène par Elia Kazan et scénographiée par Jo Mielziner, expérimente cette nouvelle théâtralité qui lui vaut son premier succès à New York. Si Williams rénove le théâtre de Broadway, il s’inscrit dans la filiation des grands dramaturges américains tels que Eugene O’Neill, Thornton Wilder, Clifford Odets et dans la tradition littéraire de D.H. Lawrence et Hart Crane. Cette continuité vient aussi des artistes qui mettent en scène UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR et dont l’évocation permet de bien saisir comment Williams fait pleinement partie du paysage théâtral américain des années 1940 et 1950.
 
 
 

Entre rêve et réalité

 
L’équipe aux commandes du TRAMWAY de 1947 est composée de figures majeures du monde théâtral américain. Cette pièce donne l’occasion à ces grands noms d’être les acteurs principaux de la nouvelle vitalité du théâtre de Broadway. La collaboration étroite de Williams à la production de sa pièce rappelle par ailleurs que son théâtre, s’il est de facture littéraire, appartient tout autant à la scène. Le dramaturge n’hésite pas à modifier son texte lorsqu’il travaille avec Kazan.
 
Kazan est le metteur en scène phare des années 1940 et 1950 qui s’impose en montant de nombreuses pièces dont beaucoup deviendront des classiques du théâtre américain tel MORT D’UN COMMIS VOYAGEUR (1949) d’Arthur Miller. Le célèbre critique Eric Bentley ira jusqu’à suggérer que Kazan est le « coauteur5 » de cette pièce tout comme celui d’UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR. Ce qui est certain c’est que le style rythmé du metteur en scène retranscrit l’univers à la fois réaliste et expressionniste de Williams. Cette dimension poétique se distingue du modernisme formel de Thornton Wilder dans NOTRE PETITE VILLE (1938) ou grotesque dans NORA L’AVONS ÉCHAPPÉ BELLE (1942). Cette dernière pièce fut néanmoins aussi mise en scène par Elia Kazan, et le « narrateur » de Notre petite ville rappelle le rôle que Tom Wingfield adopte dans LA MÉNAGERIE DE VERRE. Ces dramaturges ont en commun une critique d’un naturalisme commercial qui séduit une frange du public de Broadway par l’invention de nouvelles formes.
 
Outre la patte de Kazan, l’univers de Williams prend forme grâce à la scénographie de Mielziner qui rompt avec le naturalisme strict et ouvre la scène à la rêverie célébrée par Williams. Le décor rend compte simultanément de l’intérieur sordide des Kowalski et de la magie de Blanche DuBois. Les traits noirs peints sur la toile de fond de scène représentant fenêtres et volets, participent à la fois de la réalisation et la déréalisation du tableau clair-obscur de Williams6. Les lumières font apparaître la rue en fond de scène, illustrant le procédé général qui caractérise la vision de Kazan par laquelle l’extérieur et l’intérieur sont révélés en un même lieu.
 
L’intégration de la musique orchestrée par Alex North répond à cette théâtralité novatrice. La musique était jouée par un groupe de jazz installé dans une loge équipée de microphones et un synthétiseur installé dans la coulisse pour l’air folklorique de la Varsouviana. La prégnance de la musique contribue au rythme poétique de la pièce et semble faire écho à l’évolution de la comédie musicale sur Broadway. Les années 1940 sont une période faste de ce genre dont l’apogée est OKLAHOMA! de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein III en 1943. La danse et l’intrigue prennent plus d’importance inaugurant un tournant de ce genre. La lénifiante nostalgie du passé diffère cependant de la confrontation violente entre passé et présent chez Williams. Par exemple, la Varsouviana exprime le traumatisme intime de Blanche que ses breloques ne peuvent dissimuler. Ce double niveau de conscience passe encore par le jeu des comédiens qui ont immortalisé la pièce.
 
 
 

Le souffle de la Méthode

 
L’interprétation de Stanley Kowalski par Marlon Brando est si célèbre qu’il est parfois difficile d’imaginer ce rôle sans penser à son interprète. La productrice, Irene Selznick, fille de Louis Mayer du studio Metro Goldwin Mayer et épouse du producteur de cinéma David Selznick, avait pourtant d’abord souhaité confier le rôle à John Garfield puis à Burt Lancaster. En dépit de ces liens privilégiés entre Hollywood et Broadway, ce fut un comédien inconnu qui obtint le rôle après le refus des deux stars du cinéma. Le jeune Brando, immédiatement adopté par Williams, était alors élève à l’Actor’s Studio. Cette école était héritière du Group Theatre, une troupe qui, de 1931 à 1941, avait mis en scène les pièces d’Odets, dont WAITING FOR LEFTY (1935) qui avait galvanisé son public en l’encourageant à l’action syndicaliste et à la grève. La troupe expérimentale fut rejointe par Elia Kazan en 1938. Le Group Theatre avait pour but de créer un théâtre américain fondé sur un travail collectif afin d’inventer un style de jeu cohérent proche des enseignements de Stanislavski. À la tête du Group Theatre on retrouve Harold Clurman, Cheryl Crawford et Lee Strasberg qui seront à l’origine de la Méthode transmise par l’Actor’s Studio. L’interprétation de Brando inaugure le succès de cette Méthode et son immense influence sur les acteurs. Brando allie l’émotion intérieure à la présence physique brute au risque de réduire en bouillie le texte, selon certains critiques. Il incarne cette présence simultanée du dedans et du dehors recherchée par Kazan loin du style mélodramatique d’un autre grand metteur en scène sur Broadway, Guthrie McClintic, qui exagère le geste sans atteindre les profondeurs de l’âme.
 
Cette tension entre brutalité et sensibilité a su saisir la sensualité du personnage masculin et le transformer en un objet de désir. Simultanément, cette évolution repose sur l’importance du rôle féminin de Blanche, un des plus longs dans l’histoire de Broadway. Les rôles féminins remettant en cause le point de vue masculin n’étaient pas absents à cette époque. STATE OF UNION de Howard Lindsay et Russel Crouse ou BORN YESTERDAY de Garson Kanin (1946) remportèrent un très grand succès. La première obtint le prix Pulitzer et la seconde fut représentée 1642 fois. Toutefois ces pièces traitent principalement du monde politique. Chez Williams, le rôle féminin est véritablement au centre de la pièce, même si c’est un centre fragile voire décentré. Jessica Tandy, grande comédienne londonienne installée aux États-Unis depuis 1940, donne une première version de Blanche davantage « papillon de nuit » que « tigresse » — les qualificatifs définissant la double nature de Blanche. Tandy fut louée pour avoir su capturer la dimension solitaire et désespérée du rôle même si certains trouvèrent son interprétation surfaite.
 
L’hystérie manifestant la sexualité féminine et la sensualité masculine furent liées à l’homosexualité de la pièce et de l’auteur, et le signe d’une époque. Cet aspect est notable dans la mesure où il évoque le refoulé de cette époque. Le suicide d’Allan, l’ex-mari de Blanche, après qu’elle le surprend au lit avec son amant, fait écho à l’homophobie régnant sur les années 1940 et 1950. Tout comme les communistes, les homosexuels étaient poursuivis par la commission parlementaire des activités antiaméricaines, ainsi que par le célèbre sénateur Joseph McCarthy, car ils représentaient à leurs yeux un danger pour la sûreté nationale. D’ailleurs, cette partie de la pièce fut censurée dans la version de Broadway tout comme dans la première version hollywoodienne du film. Le personnage homosexuel reste donc exclu des planches même s’il s’en approche de plus en plus et si son pas résonne dans d’autres pièces par John Van Druten (THE VOICE OF THE TURTLE, 1943; Bell, BOOK AND CULTURE, 1950 ou I AM A CAMERA, 1951 qui inspirera la comédie musicale CABARET), William Inge (COME BACK, LITTLE SHEBA, 1950; PICNIC, 1953 ou BUS STOP, 1955) mais seule une adaptation de L’Immoraliste d’André Gide par Ruth et Augustus Goetz en 1954 convoquera un homosexuel comme personnage principal d’une pièce dans ces décennies.
 
UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR eut un grand retentissement dans le paysage théâtral de l’époque car la pièce fit entendre une voix nouvelle du théâtre américain amplifiée par une mise en scène renouvelant Broadway grâce à la fine fleur de la Méthode. À travers ce spectacle, Williams réussit à faire la jonction entre le théâtre engagé des années 1930 et 1940 et le théâtre de l’intimité qui va s’imposer à Broadway dans les années 1950. Il représente alors la réalisation d’un rêve de théâtre national qui s’était vu porté par le Théâtre Fédéral mis en place par le New Deal de Franklin D. Roosevelt entre 1935 et 1939. Le succès avec lequel UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR fut produit dans le monde entier suggère cette mission impossible et ce désir tenace de faire exister un théâtre américain à part entière.
 
 
Xavier Lemoine
 
 

 

Xavier Lemoine est maître de conférences à l’université de Nantes. II enseigne la civilisation et la littérature des États-Unis. Ses recherches portent sur le théâtre américain contemporain.

Ce texte a été publié en mars 2011 dans Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française.
 
 
 
NOTES
 
1. Thomas P. Adler, American Drama, 1940-1960 : A Critical History, New York, Twayne Publishers, 1994.
2. Lee Strasberg, Introduction, in Famous American Plays of the 1940’s, New York, Laurel Book, Dell Publishing, 1988, pp. 7-22.
3. Production Notes in A Streetcar Named Desire and Other Plays, Tennessee Williams, Londres, Penguin Books, 1962, p. 229.
4. Person-To-Person in Cat on a Hot Tin Roof and Other Plays, Tennessee Williams, Londres, Penguin Books, 1976, pp. 7-10.
5. Eric Bentley, What is Theater? Incorporating The Dramatic Event and Other Reviews, New York, Limelight Editions, 1984, p. 75.
6. Philipp C. Kolin, Williams A Streetcar Named Desire, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.